9. L'enfant seul — Mardi 26 janvier 2021

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— C’est la dernière fois que tu bois autant, se réprimande-t-elle, à deux gorgées de la cirrhose qui l’emportera sûrement avant ses trente ans.

On la retrouvera un jour, la tête dans la cuvette des toilettes, le visage imbibé d’urine et de sang. C’est ce qu’elle mérite.

Emmy tire la chasse d’eau et, le corps secoué de frissons, rampe jusqu’au canapé-lit. Marie n’a pas fermé la fenêtre avant de partir. Monsieur Mayoute a réclamé le coût de la réparation ce matin. « Micheline part à Saint-Etienne demain. Passe quand tu veux, » lui a-t-il susurré d’une voix mielleuse en se grattant l’entre-jambe dans l’ascenseur.

— T’es dans la merde, Emmy, gémit-t-elle dans le silence troublé par le bruit des canalisations et les piétinements du voisin d’au-dessus. Une merde bien profonde et bien dégueulasse.

Elle ne vaut rien et moins encore avec l’enfant qu’elle n’aurait jamais dû avoir. « Défend la vie, ma chère, » l’avait convaincue la bonne soeur qui distribuait des dépliants devant l’hôpital Robert-Debré. « Ce petit être pourrait devenir président de la République ». Emmy y avait cru avant de réaliser que la bonne soeur et sa pancarte « L’avortement, un droit ? Non, un meurtre » l’avait dupée en lui vendant un cauchemar de onze ans qui aspirait toute son énergie.

Ses orteils frôlent le carrelage froid, débarrassé du tapis moisi. Elle a besoin d’un plan de sortie. Pour cela, elle doit montrer à Léon qu’elle n’a rien a se reprocher. Ses secrets témoignent seulement d’un passé lointain, oublié et sans conséquences. Elle prend son téléphone, compose le numéro du patron de Lolita.

— Décroche… décroche…

Elle tombe sur le répondeur, sur la voix glaciale de Natashia. Et maintenant ? Elle ne parvient pas à réfléchir. L’alcool brouille ses pensées, leur donne un goût amer. Emmy se pince le nez fort, expire jusqu’à ce que ses yeux brûlent.

Une décharge la secoue. Son bracelet n’est pas à son poignet.

Son coeur s’effondre. Tout à coup, il ne s’agit plus de Léon ou de Marie-le-boulet. Emmy tombe à genoux pour fouiller sous le canapé-lit. Elle déplace les encombrants dans des gestes frénétiques. Tout y passe : les sacs jumbo déchirés, les valises décousues et entassées, la litière puante de Monroe, revenu de sa cavale de trois jours. En cinq minutes, le studio est saccagé par Emmy, qui sanglote, halète et gronde sous le regard figé du chat.

Emmy avait juré de ne jamais retirer le bracelet. Elle leur avait promis de…

Une clé trifouille dans la serrure. À quatre pattes derrière le fauteuil, elle se relève en trébuchant quand sa fille entre dans la pièce.

— Où t’as mis mon bracelet ? S’égosille-t-elle.

Marie, qui revient de l’école, s’écarte de justesse pour l’éviter. Sa mère pue l’alcool, la clope et la gerbe. Son parfum quotidien.

Le studio est dans un sale état et c’est pas la première fois qu’elle voit Emmy pleurer. Elle met ça sur le compte des bouteilles et choisie de l’ignorer. Ça lui passera.

— Il n’y a plus de lait ? Demande-elle en jetant un coup d’oeil dans le réfrigérateur.

— Je rigole pas avec toi, Marie ! Où est mon bracelet ?

— Je sais pas de quoi tu parles. J’ai acheté une boite de lait hier. Elle est où?

Sa mère l’attrape par le bras.

— Mon bracelet est où ?

— Tu me fais mal.

— Je m’en fous ! Où tu l’as mis ?

Marie aurait dû rester plus longtemps à l’école, à nettoyer le tableau dans la classe de Nadia, à espérer que sa mère soit absente ou trop ivre pour se lever du canapé-lit.

— Je l’avais hier, continue sa mère. Je m’en souviens.

Elle l’avait tripoté pendant une heure, les yeux rivés sur les lettres gravées sur la plaque « E.V + L.D + B.J », à attendre l’appel de Léon. Elle n’avait jamais retiré la gourmette. Même quand on l’avait dépouillée à Amsterdam.

Marie prend place sur le fauteuil, sort ses affaires pour dessiner. Emmy finira par se calmer. Ces crises là, elle les subit au moins une fois par semaine. Demain, sa mère l’accusera d’avoir volé son téléphone ou son porte-monnaie.

— Je vais te le demander pour la dernière fois, Marie. Où est mon putain de bracelet ?

Frustrée par l’indifférence de sa fille, Emmy attrape le cahier dans lequel Marie dessine et tire de toutes ses forces.

— Mais arrête ! S’exclame l’écolière, surprise par la réaction de sa mère. Tu vas…

Le cahier de dessins se déchire. Hébétée, Marie fixe le portrait de Sasuke que sa mère vient de changer en Gustavo Fring dans Breaking Bad.

— T’es sérieuse, là ? Hurle-t-elle en bondissant du fauteuil. Regarde ce que t’as fait !

— Je m’en fous ! Dis-moi où est mon bracelet. Je sais que tu l’as volé ! Rends-le moi ou je t’abandonne au bois de Boulogne.

— C’est mieux que d’habiter avec toi !

C'est faux. Emmy le sait. Mais entendre Marie le dire à voix haute comme une vérité pleine de sens, lui coupe le souffle, l'embarque dans un nouvel excès de colère aveuglant — ces excès de colère qui provoquent l'étourdissement, l'hystérie et un flot de larmes acides qui sabotent la fierté.

— Alors prends tes affaires et dégage !

Emmy récupère son sac Totally Spies, y enfonce son cahier déchiré, une poignée de culottes, sa paire de Converses sans semelles, le jean et le pull qu’elle n’a pas descendus à la laverie.

— Tu tiendras pas une heure dehors mais va vivre ta vie puisque t’as besoin de personne !

Marie ne l’a jamais vue aussi enragée. On dirait que ses yeux vont sauter de leur orbites, que ses joues rouges et humides vont s’enflammer.

— Tu verras ce qu’ils te feront dehors. Tu reviendras chialer en rampant !

Elle ouvre la porte, la tire par le bras, la pousse sur le pallier et lui claque la porte au nez.

Marie est toute seule dans le couloir. Au-dessus de sa tête, la lumière orange grésille. Le sac Totally Spies pendouille à son avant-bras, à moitié ouvert. Elle n’a pas eu le temps de retirer ses baskets, les fausses Nike qu’elle a volées sur pallier de Madame Rodriguez. Tant mieux. Elle se voit mal errer dans les rues de Grigny avec les Converses que Madame Ndiaye a trouvées à la brocante.

Des enfants se chamaillent et courent dans l’appartements des Mounier et chez eux, Monsieur et Madame Bourgoins s’abiment d’insultes et de coups. Et elle, Marie — enfermée dehors avec sa salopette minable qui lui écrase le bidon, son bonnet qui cache ses cheveux mal taillés, ses ongles tartinés de Tipp-Ex, ses poignets gravés de tatouages à l’encre d’un bic cristal — n'existe plus. Du moins, son importance s'envole par la fenêtre au bout du couloir, la mêle à la poussière des plinthes.

Elle n'appartient plus à Emmy Brochart. Elle appartient au monde, à ses monstres et à ses génies. Que fait-on sans identité, face aux aventures de l'univers ? Elle pourrait forcer la serrure de la piscine de Grigny, commander des 7Up Mojito imaginaires et retenir sa respiration vingt secondes sous l'eau. Elle pourrait s'enfermer dans un colis à La Poste et s’envoler jusqu’aux plages qu'on voit sur les cartes postales. Tant de possibilités quand on n'appartient à personne.

Mais ses pieds ne bougent pas, restent vissés sur le paillasson.

À l’école, Nadia a dit qu’un être humain peut survivre trois jours sans boire. Marie a deux euros dans la poche de son sac. Une bouteille d'eau de cinquante centilitres coûte vingt-neuf centimes à Franprix. Son sac est trop petit pour acheter plusieurs bouteilles. Et puis, elle peut pas acheter que des bouteilles d’eau.

Si au moins elle avait une valise et un peu plus d’argent…

Derrière elle, la porte du studio s’ouvre à la volée. Et à nouveau, elle est Marie Brochart, la fille de quelqu’un, la fille de la folle du cinquième étage qui la mise à la porte pour trois minutes. Adieu les aventures. Adieu la perte d’identité qui la rendait libre.

— C’est à Nelson que t’as donné mon bracelet ?

Emmy, à peine vêtue d’un long tee-shirt The Rolling Stones et de ses chaussons à poils roses, sort du studio et charge vers la cage des escaliers sans refermer la porte derrière elle, convaincue de sa déduction. Arrivée au troisième étage, elle tambourine la porte des Niangaly, hurle à Nelson de sortir. Les voisins sortent sur leurs paliers, croyant d’abord à une dispute ou à une perquisition. Mais ce n’est que la folle du cinquième étage qui se défoule. Marie, sa pauvre fille — celle que tout le monde trouve trop maigre — se fait toute petite, honteuse et terrifiée de ce que sa mère s’apprête à faire.

— Je sais que t’es là, Nelson ! Ouvre la porte ! Ouvre cette putain de…

Ce n'est pas l'adolescent qui apparaît dans l'entrebâillement de la porte. C'est sa mère, Madame Niangaly, qui répète « C'est comment ? » et brandit une grande cuillère en bois, son visage poupin décoré de vieilles scarifications en feuilles, d’habitude souriant, tordu en une grimace qui convoque l'agacement.

Emmy, d’abord surprise par son apparition, lève un doigt à la hauteur de son nez.

— Votre fils a volé mon bracelet. Je veux savoir où il est ou je jure que...

— Nelson est pas là, défend Madame Niangaly. Nelson est à l'école.

— C’est des conneries. Votre fils ne va même plus au lycée. Il est où ?

— Aïssatou, appelle la police, ordonne Madame Niangaly en toisant Emmy. J’ai dit que Nelson est pas ici. Il est a l’école.

Derrière elle, Aïssatou, une fille haute comme une perche, ses tresses entrelacées de mèches bleues, échange des regards perdus avec sa meilleure amie : Marie est toute blanche, comme un cadavre dans Grey's Anatomy, comme Giselle, la clocharde qui dort devant la boucherie.

— Appelle la police si tu veux. Je suis ici pour récupérer mon bracelet.

— Aïssatou, prend mon téléphone !

Emmy force son entrée dans l'appartement. Madame Niangaly pousse une exclamation de terreur dans sa langue, se place devant sa fille pour la protéger. Chez les Niangaly, les parfums de la cuisine embaument le salon. Il y a des photos de famille sur les murs, des coupes de football dans le bahut avec des dizaines de livres, une chanson de Boubacar Traoré qui ronronne au travers d'une enceinte. C'est un des sanctuaires de Marie. Sa mère vient de le violer à jamais.

Sans se soucier des regards posés sur elle, Emmy écarte les portes les unes après les autres, jusqu'à la dernière, au fond du couloir que n'éclairent que les lampes du salon.

Nelson est allongé en bas d'un lit superposé, un casque sur les oreilles, et lit l'Attaque des Titans. En voyant Emmy, il tombe presque du lit et se prend les pieds dans la couverture.

Wesh, vous faites quoi ici ? Demande-t-il, affolé par l’apparition de Madame Brochart. C'est quoi le problème ?

Il lance un regard à sa mère, repère la peur et l’incompréhension sur son visage.

— T’as mon bracelet et je le veux, siffle Emmy en le toisant. Je le veux maintenant.

Elle ne l’a jamais supporté, lui et sa façon de regarder les autres de haut alors qu'il est dans la même galère que tout le monde. Un petit débrouillard de cité qui a osé lui dire qu’elle devait acheter à manger à sa fille plutôt que de s’enfiler des bières à longueur de journée. Quel culot, même pour un gamin de seize ans qui n’a rien vécu. C'est à cause de lui que Marie se sent pousser des ailes audacieuses tous les deux jours.

— Moi j'ai pas votre bracelet, hein. J'sais pas qui vous a dit ça.

Il croise le regard de Marie. La petite a le front mouillé par la sueur. Derrière elle, dans le couloir, Aïssatou observe la scène, en récolte toutes les mauvaises graines en voyant son frère aîné dans une telle posture.

— Sur la vie de ma mère que j'ai pas ton bracelet, wesh ! J'vais faire quoi avec ?

Emmy, qui s'était arrêtée dans l'encadrement de la porte, entre dans la chambre. Des affiches de Messi, de LeBron James, des croquis de manga, accrochés à un mur bleu ciel rebouché au plâtre ça et là. Un petit bureau, assez large pour des cahiers et des Picsou Magazines, une balance et des petits sachets hermétiques — et ça veut appeler la police. Elle s'approche de lui, l’oblige à se retrancher contre la porte de l'armoire.

— Je suis pas ta mère à qui tu peux mentir, Nelson. Si tu me rends pas mon bracelet, ce n’est pas de la police que tu devras avoir peur.

— Mais vas-y, me casse pas les couilles avec ton bracelet. Je l'ai pas, j'te dis. Et recule là, sale pointeuse !

Il a beau jouer les durs, Madame Brochart fait flipper un peu tout le monde dans le quartier. À la place de Marie, il se serait cassé pour ne plus avoir à gérer ses crises. C'est grave la honte d'avoir une mère comme ça. Il y a moins de deux semaines, il l'avait retrouvé dans les escaliers à se pisser dessus tellement qu'elle était bourrée. Il lui avait proposé de l'aider à gravir les dernières marches jusqu’à son étage mais elle lui avait balancé sa bouteille au visage.

—Dernière fois, Nelson. Je te préviens.

— J'ai pas ton bracelet là !

Madame Brochart, nullement dérangée, lui tourne le dos et commence à vider ses étagères en projetant le tout par terre. Les « Maman, s'il te plaît arrête ! » de Marie, les « Elle est sérieuse ta daronne ? » d’Aïssatou, sa mère, qui répète en bambara qu'il faut appeler la police, le froissement des affaires qui dégringolent des étagères, les meubles qui grincent sous les assauts répétés de la folle du cinquième étage et ses « Où est mon putain de bracelet ? » remplissent l'appartement de honte.

À l'entrée, deux ou trois voisins attendent que la situation dégénère pour intervenir. D'autres se sont attroupés dans le couloir, accusent Emmy d'avoir attaqué la pauvre Madame Niangaly qui est seule, malade et au chômage. Des téléphones sont brandis, des Snapchat sont activés. Marie baisse la tête, se cache des caméras. Puis Nelson, qui se tient le plus loin possible de Emmy, entend sa mère l'implorer. Des mots qui lui sont adressés à lui, en bambara, une langue qu’il comprend mais qu'il ne parle pas.

— Si tu as le bracelet de cette dame, rend lui. Ne me fais pas honte. Ne fais pas honte à ton père qui n'est plus là.

L'épuisement dans sa voix suffit à tout interrompre.

Il revoit son père, le dos brisé par le travail, rentrer tard le soir avec les tâche-langues qu'il leur achetait à l'épicerie. Son père, allongé à l'hôpital après avoir été agressé par des soûlards sur le quai du RER D. Les problèmes d'assurance et cette jambe qui gonfle, ce corps qui maigri, ce rire qui s'éteint, ce cercueil qu'on referme.

— C’est bon, j'vais te le donner ton bracelet…

Le déshonneur de sa mère n'en vaut pas la peine.

Il voit le visage de Marie se défaire, le mépris sur les traits de Madame Brochart. Tant pis. Il trouvera un autre médecin pour réparer le rein de sa mère.

Il y a une petite boîte rouge sous son lit, dans laquelle Nelson range ses souvenirs d’enfance — des places de cinéma, des pièces de franc CFA du Mali, des cartes Pokémon, l'album Temps Mort de Booba et les mots de Chloé avec qui il est sorti en troisième. C'est dedans qu'il a rangé le bracelet de Madame Brochart, un bijou en or qui vaut au moins deux cent euros.

Emmy le lui arrache des mains et quitte la chambre saccagée. Les voisins s'écartent sur son chemin et elle remonte jusqu’à son étage, toute tremblante — d'être entrée de force chez les Niangaly, d’avoir presque agressé cet idiot de Nelson, d'avoir retrouvé son bracelet intact. Elle referme la porte, s'effondre sur le canapé-lit, porte le bijou à sa poitrine, tandis que les souvenirs l'encerclent et la vident de ses forces.

Billy est allongé sur le lit, le visage émacié, le corps si maigre que la brise pourrait le briser. C'est elle qui a choisi les trois bracelets, elle qui a décidé des gravures. C'est lui qui a imaginé leur signification. « Comme ça, on se retrouvera plus facilement au paradis. Ça sera notre badge.» Elle s’enfonce un peu plus, s'agrippe comme une toxicomane aux souvenirs qui la tuent à petit feu, se remémore sa peau froide, les infirmières qui défilent, ce lit trop grand pour son corps squelettique.

— Je serai morte à ta place. Je te le jure...

Son téléphone sonne. Elle essuie ses larmes, se penche pour le ramasser sous le canapé-lit.

C’est Léon.

À la hâte, elle repousse la douleur qui enflamme sa poitrine, s’éclaircie la gorge et décroche.

C’est comme tu disais, Misti. Kaylia est à l’hôpital avec une fracture à la jambe. Je me demande bien comment elle a pu tomber...

Il laisse sa phrase en suspend. Emmy hésite. Doit-elle lui parler de Lily ? De ce nom de famille qu’il ne lui connaissait pas ? Elle n'est plus une De Bruyère depuis bientôt sept années.

Cette vie passée ne compte plus. Cette cage dorée ne la retient plus.

Une soirée est organisée samedi soir à Saint-Philibert. Tu remplaceras Kaylia.

Emmy retint un soupir de soulagement.

— Tu m'enverras les détails.

J’aimerais que tu ailles voir Kaylia à l’hôpital. Que tu lui offres un cadeau de ma part.

Elle reste interdite, le cœur battant à tout rompre. Rendre visite à Kaylia ? Pourquoi ?

— Je… Ça va être compliqué. Je n'ai pas d'argent pour...

Je te donnerai l'argent et le cadeau demain.

— Je dois venir au Bureau ?

Non, non. Je serai à Vauhallan. Une voiture viendra te chercher à dix-neuf heures.

Emmy ferme les yeux, secouée par un frisson de dégoût. Elle n'est pas retournée à Vauhallan depuis l'année dernière et cette invitation forcée sent le piège à plein nez. Qu'attend-t-il de sa venue ? Est-ce en rapport avec son ancienne famille ?

T’es dans la merde, Emmy. Et cette merde ne fait que de grimper.

— Écoute, pour dimanche...

À demain milaïa. Et porte ta robe rouge.

Il raccroche.

On frappe à la porte. Si c'est Madame Niangaly ou un des voisins, elle risque d'exploser. C'est vraiment pas le moment. Elle se lève, attrape une cigarette et son briquet, ouvre la porte.

C'est Marie. Elle l'avait oubliée.

— Déjà de retour, hein ? J'pensais que tu préparais un autre coup avec Nelson.

Elle allume sa cigarette, guette la réaction de sa fille. Rien ne se passe derrière les yeux bleus de Marie, qui ne se soucie que de sa bouffe et de ses dessins. Il n'y a aucune forme de réflexion sous ce bonnet, que de l’insolence et de la naïveté.

Marie n'a rien à lui répondre. Sa mère aussi est une menteuse. Ne lui a t-elle pas raconté que sa tante Lily était morte dans un accident de voiture à Rome ou que son oncle Chris était en prison aux États-Unis ? Depuis que sa tante est revenue, dimanche dernier, elle se pose des milliards de questions. Son père, par exemple, est-il vraiment un mec toxique qui habite dans une roulotte en Australie ? Ses grands-parents la vendraient-ils réellement à des trafiquants d'enfants ?

— À force d'en faire qu'à ta tête, tu finiras un jour dans une camionnette blanche avec des filles de ton âge, direction Francfort. C'est ce que tu veux ?

— Non.

Marie fait un pas pour entrer dans le studio. Sa mère l'en empêche d’une main.

— C’est quoi ton problème avec Nelson ? T'es amoureuse de lui ? C'est pour ça que j'te vois traîner avec lui ces derniers temps ?

À l'école, Sophie sort avec Mathéo. Ils s’embrassent avec la langue derrière les toilettes. À la cantine, Sophie a dit qu’elle est amoureuse de lui. Marie ne comprend pas forcément ce que ça signifie, surtout que Mathéo s’amuse à tirer les tresses d’Aïssatou et mange ses crottes de nez dans la cour de récréation.

— N’importe quoi. Je suis pas amoureuse de Nelson.

— Ouais. C'est ce qu'on dit au début. T'as pas intérêt à revenir enceinte de ce bon a rien, tu m'entends ?

Là encore, Marie accueille les mots de sa mère avec perplexité. Aïssatou lui a dit que pour être enceinte, il faut s'enfermer dans une chambre et faire des galipettes dans le lit, comme la soeur de Léana. Son ventre est aussi rond qu'une pastèque et elle a acheté une poussette sur Ebay.

— Et puis, t'as rien à offrir. Qu'est-ce qu'un mec ferait d'une voleuse et d'une menteuse ? Retiens ça, petite : les hommes ne restent jamais avec les femmes qui ne se respectent pas. Ils s'amusent un peu d'abord puis ils vont chercher ailleurs. C'est comme ça.

— C’est pour ça que papa n'est pas resté avec toi ?

Emmy s'étrangle avec la fumée de la cigarette. Son visage vire au rouge.

« Je reviens. Je vais acheter des croissants. Reste ici. »

Les derniers mots de Julien. Emmy l'avait traqué sur Facebook pendant des mois avant qu'il disparaisse de son radar. Elle espère qu’il est mort, enterré dans une fosse commune.

— Ne parle pas de c'que tu connais pas. Ton père était un incapable. Voilà pourquoi il est parti. Il a flippé quand j'lui ai dit que j'étais enceinte. Il voulait pas de toi. Il ne voudra jamais de toi. J'te l'ai déjà dit. T'as que moi ici, alors profites-en tant que je te supporte.

Elle l'empêche une fois encore d'entrer, pose en doigt sur son front.

— J’ai jamais demandé à t’avoir, Marie. Et j’dois admettre que je regrette souvent d'avoir accouché ce jour-là. Mais c'est la vie et on n’a pas toujours ce qu’on veut. Tu dois apprendre à vivre avec. Tu penses à ton papa ? C’est bien. Mais en attendant, il veut pas de toi et préfère s'occuper des kangourous. Tu penses à Lily ? Elle préfère son mec, son chien et l'hôpital. Tu penses à Christopher Larisse ? Il préfère ses dessins pourris et l'argent. C'est d'ailleurs pour ça qu'il se tape ta tante. Bref… Tout ça pour que tu comprennes que ça sert à rien de penser aux gens pour qui tu vaux que dalle. Ils finiront par te décevoir et t’auras que tes yeux pour pleurer.

Marie absorbe le tout. Dans son cœur abîmé, la colère gronde et menace de déborder.

Sa mère est une menteuse mais elle est toute sa vie. Son quotidien, ses journées et ses soirées, ses printemps et ses hivers. Elle la déteste plus que tout mais au moins, sa mère est là. Même quand elle est trop bourrée pour la reconnaitre.

Elle la pousse et entre dans le studio en grommelant un « sale pute » avant de s'enfermer dans la minuscule salle de bain qui pue la gerbe, la clope et les produits chimiques.

Emmy ricane, tire une dernière fois sur sa cigarette.

— Ouais… Mais en attendant, c'est la sale pute qui te loge et te nourrit.

*L'enfant Seul, Oxmo

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