15. Rouge et bleu — Vendredi 5 février 2021
Tous les vendredis à 16h30, Nadia Amiri souhaite un week-end chaleureux à ses élèves, échange des banalités avec le directeur de l’école et attend, pendant quthéorique.inze minutes, l’arrivée d’une femme qui ne se pointera jamais à l’école du Bélier. Tous les vendredis à 16h45, Marie lui répète d’une voix blasée que sa mère travaille et ne viendra pas. Nadia, réputée pour son obstination, insiste et tient bon, espère rencontrer, même une seconde, celle qui ne répond ni à ses appels, ni à ses mots dans le carnet de liaison.
D’habitude, Marie joue le jeu — car Nadia achète sa patience avec des Kinder Schokobons. Mais ce jour est spécial. Alors, dès que la maitresse lui tourne le dos, Marie escalade le portail de l’école et court jusqu’au parking que Nelson a indiqué.
Ils sont déjà là, attroupés autour de la voiture. Cinq adolescents dont trois que Marie ne connaît pas.
— Genre, c’est la voiture à ta daronne ça ? Balance Nelson après avoir serré sa main.
— Ouais. Tu crois quoi ?
Emmy l’a garée au Labyrinthe après une escapade de trois jours. Marie ne s’inquiète plus depuis longtemps des disparitions récurrentes de sa mère. Sa seule honte est de mendier à la porte des Niangaly pour une assiette de lentilles. Surtout depuis la dernière crise à leur domicile. C’est la rumeur qui circule, vidéos à l’appuie : Mme Brochart, la folle du quatrième, a voulu tuer Nelson. Quelques partages sur Snapchat ont ajouté une nouvelle corde à sa réputation. En plus d’être ivrogne et cinglée, sa mère est violente. Donc Marie est obligée de nettoyer sa crasse. Hier matin, elle s’est excusée auprès de Mme Niangaly avec un scoubidou et des fleurs récupérées au cimetière. La mère d’Aïssatou, gentille comme tout, lui a préparé des frites et un steak énorme. Elle n’était pas obligée. Mais comme la plupart des mamans de la Grande Borne, elle ne porte pas rancune et offre l’abondance de son cœur.
— Elle l’a achetée où ?
— Aux États-Unis, à Hollywood.
— Pourquoi tu mens ? S’exclame Boubacar.
— Sur ma tête que c’est vrai !
— Nels’, dis à ta pote d'arrêter de mentir s’il te plait.
Nelson, hissé sur le capot de la voiture avec un Filet-O-Fish, mâchouille une réponse sans intérêt.
— Ta daronne n’a pas acheté cette voiture à Hollywood, conteste Boubacar. T’es bête ou quoi ?
— T’en sais rien, pourquoi tu parles ?
Les joues de Marie s'empourprent. Boubacar est un guetteur de quinze ans, turbulent depuis la maternelle, trapu avec une tête en forme de poire, d’où son surnom, « Pom'Potes ». Tout le monde le connait à la Grande Borne depuis son séjour à Porcheville et les petits de la cité le craignent. Marie, qui n’a peur que du chien de M. Moumène, se fiche totalement de sa réputation.
— Me crois pas si tu veux. Je m'en bas les couilles.
— T’en as depuis quand ? T’es bourrée comme ta daronne ou quoi ?
— T’as dit quoi là ? S’exclame-t-elle d’un air furibond.
— J’ai dit que t’es bourrée comme ta daronne. Et t’es bouchée en plus. Et t’es grave vilaine avec tes tresses… ugh!
Marie a retiré ses boucles d’oreille pour se jeter sur l’insolent. Nelson, habitué aux emportements de sa voisine, saute du capot et la retient pour l’empêcher de flanquer une baffe à Boubacar — celui-ci n’a aucun mal à les éviter. Les garçons se tordent de rire. Marie, humiliée par leurs moqueries (« Téma, on dirait Timon dans le Roi Lion ! »), repousse le frère d’Aïssatou.
— Tu sais conduire au moins ? Défit-elle le provocateur en remettant ses créoles plaquées argent.
Un sourire pervers fend le visage de Boubacar.
— C’est vite fait ça. Et toi ?
— Ouais, tu crois quoi ?
Marie est aussi prévisible que l’itinéraire d’une patrouille en civil. Le sourire de Boubacar s’élargit.
— Tu sais même pas faire tes lacets et tu sais conduire ? L’embête-t-il en pointant du doigts ses fausses Converses.
Ses lacets, noircis de boue, pendent aux œillets comme des limaces inertes et égarées.
— Sur la vie de ma mère, je sais conduire !
— Prouve-le.
Boubacar allume une cigarette. Nelson, perché sur le capot, boit une dernière gorgée de Coca-Cola.
— C’est bon. Marie, rentre chez toi ou ta daronne va me prendre la tête.
Marie ne bouge pas. Si elle rentre, Pom’Potes s’en souviendra et, dans moins d’une heure, elle deviendra la risée de tout le quartier. Elle est tombée dans le piège de Boubacar. Nelson en sait quelque chose : c’est à cause de lui qu’il a marché pendant trois semaines avec des béquilles. Un accident de scooter près de l’Enclos.
— Non, c’est bon, répond-elle. Je vais rester. Tu peux rentrer toi.
Elle récupère les clés de la voiture qu’elle a volées à sa mère. À l’intérieur, ça sent le cuir et la cire à chaussures. Les sièges transpirent d’un brun caramélisé, d’une douceur confortable Des boutons illuminent le tableau de bord comme dans un vaisseau spatial. Les pieds de Marie ne touchent pas les pédales. Le sommet de sa tête frôle à peine le haut du siège.
Boubacar cogne contre la vitre.
— Alors, tu conduis ou pas ?
— Ouais, c’est bon. Je dois juste me concentrer.
Il s’esclaffe comme un idiot, l’insulte de lâche. Nelson, qui est finalement resté, guette les alentours. Frank, un blond costaud au sourire bienveillant, ouvre la portière. Ses yeux brillent de convoitise. Les jantes de la voiture sont magnifiques. Si Mme Je-suis-Schumacher abime ce bijou, il ne tira aucun bénéfice de la vente.
— Tu veux que je t’apprenne ?
— Tu sais conduire, toi ?
— Je travaille dans un garage.
L’adolescent lui explique qu’il a arrêté l’école quand la conseillère de désorientation l’a expédié en CAP cuisine.
— Monte à côté. Je vais t’apprendre.
Ainsi débute la première leçon de conduite de Marie. Frank, tout-fou de son rôle de moniteur — et des perspectives d’avenirs qui s’ensuivront —, répond aux questions avec enthousiasme. Marie, bluffée par ses connaissances, tourne avec lui autour de la voiture.
— T’as appris ça tout seul ? Lui demande t-elle après un long moment d’apprentissage théorique
— Ouais, carrément, ricane-il en refermant le capot.
Il essuie ses mains noires d’huile de moteur, croise le regard malicieux de Boubacar. Cet escroc à compris son manège. Il ne lui cédera rien, pas la moindre part. Mieux vaut se bouffer les doigts que de s’associer à Pom’Potes.
— C’est bon, t’es prête ? Demande-il à Marie.
Il est dix-huit heures quarante-cinq, couvre-feu passé. Le soleil s’est éclipsé et les tours de la Cité de l’Enfant s’obscurcissent d’un bleu-noir glacé, ses rues parsemées là et ailleurs de silhouettes fugaces qui se dérobent au voile de la nuit.
Marie tremble de frousse, bouillonne d’excitation. L’air dans ses poumons déchire sa poitrine. Elle est prête. Sur la banquette arrière, les trois garçons l’encouragent dans un boucan de tonnerre joyeux qui ébranle son incertitude. À la demande générale, Frank allume la radio. J’baraude de Denzo explose sur Skyrock, avec les cris d’allégresse des cinq adolescents.
Les courbures du Minotaure s’inclinent dans un paysage ecchymosé de parkings combles, d’arbres chauves, de bâtiments ajourés de petits yeux carrés phosphorescents. La rue se tord en une droite imparfaite sur le quartier des Ateliers, siège du Conservatoire de musique fréquenté par Aïssatou qui rêve de devenir la prochaine Alicia Keys. Marie n’écoute rien mais entend tout : la voix de Denzo ( « Tu veux pas khalass ? Le lendemain j’suis chez toi entre 6H-7H ! » ), les plaintes terrifiées de Boubacar (« Sur la vie d’ma mère, on est mort ! ») et les mots décousus de Frank (« T’es… t’es sérieuse toi ? Non, à gauche ! Tourne à gauche ! » ). Sur le compteur, l’aiguille frise les 70 km/h. Son pied, insoumis et rebelle, refuse d’obéir à la voix qui lui somme de freiner. Elle hurle de frayeur, c’est vrai. Mais elle hurle aussi d’ivresse et de liberté. La voiture s’est changée en fusée Ariane, les dos d’ânes en rampes de skate, les véhicules garés ou roulants en obstacles à la Mario Kart. À chaque virage, à chaque mur évité, la frénésie calme ses craintes. Pour la première fois, elle est au contrôle.
Une sensation formidable. Une sensation délirante et terrifiante.
Elle n’est plus la fille de la bourrée-folle-dangereuse du quatrième étage. Elle est Marie, conduit à l’âge de onze ans, connait par cœur les textes de Denzo et maitrise si bien l’art du mensonge qu’elle pourrait vendre la Tour Eiffel au président français. À ce moment précis, elle est si heureuse, si loin de la réalité qu’elle n’aperçoit pas l’éclair rouge et bleu qui déchire la rue des Petits Pas. C’est l’alerte de Boubacar ( « Putain, les condés ! » ) qui l’arrache de sa rêverie et, comme au début de cette course effrénée avec le danger, la terreur revient, cette fois sans muselière.
Marie écrase l’accélérateur, évite de justesse une benne à ordures et la carcasse d’un scooter. Derrière le véhicule en fuite, les redoutables sirènes s’égosillent. L’éclair rouge-bleu des gyrophares transperce les grilles du collège Jean Vilar, embrase d’une lueur menaçante l’enseigne « Liberté-Égalité-Fraternité ». Ils sont faits comme des rats. Tous les boutons clignotent. Ou est-ce la panique qui aiguise tous ses sens ?
— Frank ! Glapit-elle. Aide-moi !
Une ombre se dresse alors comme la Faucheuse sur leur chemin. Frank, qui n’a pas prévu de mourir dans ces conditions, attrape le volant et le braque vers la droite. La voiture monte sur le trottoir et s’encastre dans la vitre d’un arrêt de bus.
Ils sont morts. Du moins, c’est ce qu’annonce la plainte déchirante de Mme Shabib, qui vient d’éviter un aller simple pour l’au-delà. Dans l’habitacle, le temps s’est figé, n’admet que les bruits des respirations convulsives, d’une hélice qui grince sous le capot, de Prison pour mineurs sur Skyrock, d’un sifflement qui perfore les tympans. Puis le temps reprend sa course, brutalement, sans prévenir personne. Frank, Boubacar et Timothée sont dehors, fuient la scène, abandonnent Marie et Nelson qui se débattent avec leur ceinture bloquée et un index sévèrement amoché.
La patrouille de police freine dans un crissement de pneus. Quatre agents, armes et dégainées, encerclent les malchanceux qui n’ont pu s’enfuir. Nelson, le nez en sang, est arraché de son siège, plaqué au bitume, fouillé au corps et accusé de vol. En bas des immeubles, des ombres menacent de projectiles. Les renforts débarquent en fracas. En deux minutes, les images atterrissent dans les téléphones : la voiture défoncée, la blondinette pâle et trébuchante, le fils de Mme Niangaly qui, convaincu d’injustice, se défend avec des larmes de rage et de douleur.
Déboussolée, Marie croit d’abord en un rêve. Debout contre un arbre, paralysée par l’incompréhension, l’œil droit rougi de sang, elle observe le policier enchainer ses poignets de bracelets froids. Ils l’emmènent en prison.
Elle ne dessinera plus Levi Ackerman dans les recoins de son cahier d’écriture.
Elle ne rentrera plus de l’école avec Aïssatou.
Elle ne volera plus les chocolats de la maitresse, ne les revendra plus jamais dans la cour de récréation.
Elle ne regardera plus les clips de Ninho à la télévision et ne fouillera plus les vêtements de la laverie.
Et Monroe ? Sa mère l’abandonnera et le chat mourra de faim et de solitude.
Le monde de Marie s’écroule. C’est la fin de tout. Elle ne sera plus qu’un numéro dans une cellule, sans tatouage ni cuillère pour s’évader.
Un policier réalise qu’elle « pisse le sang, la petite ! », écrase un mouchoir sur son sourcil déchiré, l’emmène vers les jets de lumières bleues et rouges. Ils vont l’électrocuter. Elle n’existera plus. À cette pensée, Marie hurle et se débat comme une sauvageonne. Le policier, surpris, tente de l’immobiliser et reçoit en échange coups de pied, coups de tête et filets de sang.
— Personne va te tuer ! Gronde-t-il.
— Sale mytho ! Lâche-moi !
Elle ne veut pas cuir comme un œuf. C’est ce qu’ils font en prison. C’est ce qu’ils ont fait à John Coffey dans La Ligne Verte. Ils t’attachent à une chaise en métal et cuisent ta cervelle jusqu’à ce que tu fondes comme du beurre. L’officier s’en fiche. Il en a rien à battre que son crâne chauffe, que ses yeux sautent et roulent par terre comme du popcorn.
Elle aurait dû rester avec la maîtresse, s’empiffrer de Schokobons et attendre la venue impossible de sa mère jusqu’à dix-sept heures. Ça aurait été mieux, loin des hommes en uniformes, des lumières aveuglantes, des menottes qui entravent sa liberté et sa folie passagère. Loin de la mort qui plane comme un mauvais souvenir au-dessus de sa tête.
Personne n’a grillé son cerveau. Du moins, pas pour l’instant. Le commissariat sent le café, l’essence et la paperasse. Des gars nerveux sont menottés à des bancs ou trépignent d’impatience dans des cellules parfumées à la pisse chaude. Une demie seconde à les côtoyer et Marie s’amuse paresseusement à leur attribuer une histoire plutôt que d’écouter la policière — Marine Puteaux, d’après le chevalet sur le bureau — qui essaye de lui arracher les vers du nez.
— Tu veux aller aux toilettes ?
Elles sont installées dans une petit pièce. Il y a des dossiers empilés partout, même au sol. L’unité centrale vrombit comme le moteur d’un train en marche. Une pluie fine s’abat sur la fenêtre. Mme Puteaux, nouvelle recrue à la recherche d’action, a posé un sandwich au thon et un verre de jus d’orange sur le bureau. Le ventre de Marie gargouille quand elle pense à la mayonnaise et aux cornichons, mais elle n’y touche pas. Ils ne lui grilleront pas le cerveau, mais elle ne balancera personne pour un sandwich Lidl.
— T’as encore mal ?
Un médecin a collé un pansement sur sa blessure à l’arcade. Ça picote mais elle en survivra. La policière soupire. Derrière le séparateur en plexiglass, ses cernes sont des crevasses violettes et ses yeux fixent Marie sans intérêt, à l’image de sa mère quand elle est saoule. Elle en est à sa troisième tactique d’intimidation. Ce fut d’abord le coup de poing sur le bureau et les promesses d’un séjour à Fresnes. Puis l’extrême bonté, avec deux Snickers et un paquet de Dragibus. Maintenant, l’ennui — ce qui arrange l’écolière.
— T’as toujours pas l’intention de me dire la vérité ? Demande-elle en jetant un coup d’œil à sa montre.
Marie hausse les épaules.
— T’as qu’à pas me croire.
La policière ne relève pas le tutoiement. De toute évidence, le « Je suis pas ta copine, moi! » ne fonctionne pas avec tout le monde. Cette enfant est dure et impénétrable, la candidate idéale pour les émissions du genre Beyond Scared Straight sur Netflix.
— Elle est pas crédible ton histoire, tu sais ?
La voiture volée appartient à un M. Francis Goossens, qui a porté plainte en début de semaine à Versailles. D’après Marie Brochart, la voiture accidentée est un cadeau de son père, un homme sans nom qui soigne les kangourous en Australie.
— Écoute, ça fait une heure qu’on essaye de joindre ta mère, dit-elle en refermant un calepin rouge. J’ai pas envie de passer la soirée ici. Donc plus vite tu parles, plus vite cette histoire est réglée. Comment s’appellent tes copains, ceux qui ont volé la voiture ?
— Déjà, ils l’ont pas volée, réplique Marie. Elle est à ma mère.
— C’est ce qu’ils t’ont dit de nous raconter ? Tu protèges tes copains mais pas ta mère, toi ?
Avec toutes les voitures qui ont été placées à la fourrière à cause de la visite du Premier Ministre Jean Castex, ce vol est sûrement une forme de représailles. Du moins, c’est sa théorie.
— Mais vas-y toi ! Tu racontes n’importe quoi.
La policière s’adosse à sa chaise. Aurait-elle touché une corde sensible ? Elle a beau jouer la caïd, la petite est dans une terrible impasse : qui doit-elle protéger entre sa mère, qui l’aime d’un amour inconditionnel et ses délinquants de copains qu’elle cherche à impressionner ?
— C’est ta mère qui risque d’avoir des problèmes. C’est ce que tu veux ?
Marie prend ses aises et s’assied en tailleur sur la chaise. Son estomac se tord de famine.
— Je m’en fous.
Elle choisirait ses amis, l’ingrate, pense la policière. Ces jeunes de cité ont leurs priorités mal placées. Sa pauvre mère doit se casser le dos à frotter les toilettes d’un McDonald's et n’imagine pas que sa fille la vendrait p'our des potentiels dealers. Le casier judiciaire d’Emmy Brochart est vide, preuve d’une vie discrète, loin des ennuis.
— C’est normal qu’elle ne réponde pas à son téléphone ? Il est vingt heures. Il n’y a personne chez vous.
— J’en sais rien. Il est où Nelson ?
— Occupe-toi déjà de ton cas. Tu aurais pu tuer quelqu’un ou mourir. C’est ça que tu veux ?
— On va tous mourir de toutes les façons. Je m’en fous.
Elle plus tôt que les autres. Ce matin, il y avait des traces de sang dans sa culotte.
— Je suis sûre que c’est faux, rétorque la policière. Un conseil : arrête de fréquenter ces garçons. Ils ne t’apporteront que des ennuis. Pense à ton avenir. Tu veux que ta mère s'inquiète pour toi ?
— Il est où Nelson ?
— À l’hôpital. Il s’est fracturé le poignet. C’est ce qui arrive quand on vole des voitures, finit-elle avant de se lever.
Les pieds de la chaise raclent contre le carrelage. Du café déborde de sa tasse verte étoilée.
— Je vais réessayer d’appeler ta mère. On ne peut pas te garder ici. Si j’ai pas de nouvelles, je serai obligée de contacter une assistante sociale.
Emmy Brochart s’est présentée au commissariat avec une paire de leggings arc-en-ciel, des chaussons à poils roses et une veste de fourrure rouge. La policière, étonnée de son allure excentrique, est chargée de l’accueillir. Elle s’attendait à une femme réservée, timide, effrayée à l’idée d’une horde de policiers armés. C’est tout le contraire. Cette femme dégage l’arrogance des gens qui ont réponse à tout et se croient supérieurs à chacun. Elle aurait dû se méfier quand son collègue, un sourire mesquin en coin, lui a lâché un « Je te laisse gérer la psycho. Moi, je finis mon rapport.»
Apparement, Emmy Brochart n’est pas inconnue des services de police.
— Elle est où ? Braille-elle d’une voix cassée.
Mme Puteaux recule d’un pas pour éviter le coup involontaire du sac Chanel. Cette femme empeste l’alcool et la sueur. Des traces de matelas creusent son visage.
— Madame Brochart, vous devez mettre un masque. C’est obligatoire.
— Vous m’avez convoquée, non ? Vous en savez quoi si j’ai le luxe d’acheter des masques?
La fonctionnaire n’a pas de réponse, lui tend un masque chirurgical neuf.
— Votre fille dort dans mon bureau. Avant que vous puissiez la voir, j’ai des questions à vous poser.
— Avant de… quoi ? Je veux d’abord voir ma fille. Vous vous prenez pour qui à m’empêcher quoique ce soit ?
Marie, qui ne dort pas du tout, se penche vers l’entrebâillement de la porte. Sa mère n’est pas seule. À ses côtés, il y a un vieux monsieur. Il se tient droit comme un poteau. Il n’a pas un poil sur le crâne et ses yeux sont d’un gris clair presque blanc. Il porte un jean, un blouson de motard et des bottines Chelsea.
— Vous ne la verrez pas tant que nous n’éclaircissons pas certains points, s’énerve la policière. Votre fille s’est retrouvée au volant d’une voiture accidentée et il nous a fallu près de trois heures pour vous contacter. Votre fille vous attendait au commissariat pendant que vous dormiez à poings fermés, il me semble. Donc ne me parlez pas de ce que nous devons faire ou pas quand vous n’êtes clairement pas la plus irréprochable ici.
Marie est impressionnée. C’est pas tout le monde qui ose s’adresser comme ça à sa mère. Emmy est un taureau qui rentre dans tout ce qui s’agite devant elle. Pourtant, là, au lieu d’enfoncer ses cornes dans le bide de la cible en uniforme bleu, elle se contente d’un « Vous me faîtes perdre du temps. Quinze minutes et après je me casse ! ».
L’adolescente n’a maintenant que le vieux monsieur dans son champ de vision. Il lui rappelle Mike dans Breaking Bad. Il passe un coup de fil, discute avec un policier et vérifie sa montre. Au bout de quinze minutes, Emmy réapparait avec la policière. Sa mère est différente. Elle a enlevé son masque. Du mascara a coulé sous ses yeux. Derrière elle, Mme Puteaux marche en retrait, le regard chargé de pitié, comme si un horrible secret lui avait été confié.
Marie n’a pas l’énergie de rendre à sa mère sa grimace de dégoût. Elle n’a qu’une envie : rentrer et dormir.
— Un docteur a soigné sa blessure à l’arcade. Vous n’avez plus qu’à signer les papiers de décharge et…
— Lève-toi, on y va, l’interrompt Emmy.
Marie attrape son sac, regarde sa mère signer les papiers à la va-vite. Au comptoir, l’inconnu est toujours là. Marie croise son regard nuageux, baisse la tête. Il est bizarre.
— Une assistante sociale passera à votre domicile dans les quinze prochains jours. C'est un rendez-vous obligatoire, d’accord Madame Brochart ?
— C’est bon, j’ai compris.
Sa mère pense que les assistants sociaux ne servent à rien et laissent les gens crever dans leur merde. Aïssatou en a rencontré deux après la mort de son père. Ces gens-là, ils débarquent chez toi avec un calepin et des sourires hypocrites. Derrière ton dos, ils volent les enfants et les forcent à vivre avec de nouveaux parents.
— Vous devez absolument être joignable.
— Vous comptez m'acheter un téléphone pour ça ?
— Madame Brochart, soupire la policière, c’est le protocole. Je n’y peux rien. Quant à la voiture, laissez-moi insister : vous devez porter plainte. C’est la seule façon de vous protéger.
Emmy fait un bruit avec sa langue. Encore une ignorante avec des solutions à deux balles. Porter plainte pourquoi ? Contre qui ? Ces imbéciles n’ont que ces mots à la bouche, comme si ça réglait forcement les choses.
— Lâchez-moi avec cette merde.
La policière se glisse entre Emmy et la porte.
— Vous ne comprenez pas, Madame Brochart. Si vous ne portez pas plainte, vous serez accusée du vol de cette voiture. Si vous ne portez pas plainte, vous êtes une suspecte et je ne peux pas vous laisser quitter le commissariat.
Un air irrité apparait sur le visage d’Emmy.
— Ouais, d’accord. Dégagez de mon chemin, hein. J’ai pas que ça à faire.
— C’est pour votre bien, Madame Brochart. Ne m’obligez pas à vous placer en garde à vue. Pensez à votre fille.
Emmy recule d’un pas, sa mâchoire tordue par l’impatience.
— Vous essayez de me faire peur, là ?
— Ce n’est pas mon intention. Mais vous devez comprendre la gravité de la situation. Nous pouvons vous aider.
— Et vous croyez que je vais raconter ma vie à votre supérieur parce que vous m’avez menacer devant ma fille ? Vous fumez quoi dans ce commissariat ?
Mme Puteaux fronce les sourcils. C’est la première fois qu’on lui parle de la sorte.
— Vous dépassez les bornes, Madame Brochart.
— Je m’en fiche, voyez-vous.
Le front de la policière vire au rouge. Au comptoir, le faux Mike est au téléphone. Il parle vite, à demi-mot et Marie est sûre que ce n’est pas du français. Sa mère et la policière s’échauffent, comme des boxeuses. Dans le commissariat, la tension monte, explose les compteurs quand sa mère, mi-taureau, franchit les limites et rétorque à son adversaire d’aller se faire foutre. En deux mouvements, la policière la plaque contre le comptoir. Des flyers et un pot de stylos tombent au sol. Emmy, au lieu de se calmer ou de se taire, poursuit la joute verbale perdue d’avance et les arrose de sa vulgarité.
Deux policiers interviennent. L’un d’eux saisit le bras d’Emmy, le tord pour l’empêcher de gigoter. Elle hurle de douleur. Marie, comme guidée par l’instinct, se retrouve accrochée à la jambe du policier et tente de l’éloigner de sa mère.
Menottés à un banc, deux jeunes hommes s’égayent de la tournure des évènements et rient bêtement.
C’est le vieux monsieur qui met un terme au branle-bas général. Il tend le téléphone à la policière outragée qui s’est écartée pour reprendre son souffle. Elle lui lance un regard suspicieux, prend le téléphone d’une main hésitante avant de s’éloigner à cause des cris étouffés.
La conversation dure à peine vingt secondes. Quand elle revient, son masque est sur son menton. Son expression est celle d’une personne qui vient de recevoir une claque. Elle se penche à l’oreille de son coéquipier, celui qui maintient Emmy. Marie, qui lorgne le policier qui l’empêche de rejoindre sa mère, entend leur échange.
— Quoi ? S’exclame l’homme en bleu d’une voix rauque. T’es sûre ?
— C’est ce qu’il vient de me dire.
— T’es certaine à cent pour cent que c’était lui ?
— Affirmatif. Il prend en charge le dossier.
Le policier lâche Emmy. Ses cheveux sont ébouriffés par la bousculade, ses joues rosies par la colère. Elle récupère son sac par terre et redresse la fourrure sur ses épaules. La policière rend le téléphone à M. Mike. Il le range dans la poche avant de sa veste.
— Qui êtes vous ? Demande l’agent Puteaux. C’est quoi votre lien avec le procureur ?
Le vieux monsieur ne répond pas, ramasse le pot de stylos, trois ou quatre flyers au sol.
— On part, siffle Emmy en poussant la porte du commissariat.
Dehors, il fait noir et froid comme une nuit au Pôle Nord percée d’étoiles. Marie accroche à son poignet le sac plastique qui contient son poncho tâché de sang et enfonce ses mains tremblantes dans les poches de son jogging. Derrière elle, le vieux monsieur sort du poste de police. L’adolescente presse le pas pour rattraper sa mère.
— C'est qui lui ? Pourquoi il nous suit ?
Emmy marche vers une voiture noire, englobée par l’obscurité, garée en bas de la rue.
— C’est qui le monsieur ?
— Ferme-la, Marie ! Tonne sa mère en lui faisant face. Une assistante sociale ? T’es sérieuse, toi ? Tu te prends pour qui, à voler cette putain de voiture ? Et à la conduire en plus ?
Les cris de sa mère lui font oublier le froid qui grignote sa peau.
— J’ai pas volé la voiture ! T’as dis que c’était un cadeau de mon père!
Sa mère s’esclaffe, un rire pas joyeux du tout qui annonce la tempête.
— Et toi, t’es assez bête pour y croire, hein ? Ton père en a rien à foutre de toi. T’arrêtais pas de me saouler avec tes questions et je voulais juste que tu la fermes pour une fois! Et toi, au lieu de réfléchir, tu décides d’impressionner la galerie! Nelson était là, hein ? Je t’ai dis quoi par rapport à lui ? Tu veux te retrouver en cloque à onze ans? C'est ça que tu veux ?
Les vitres de la voiture sont teintées. L’œil blanc de la lune s’y reflète. Le vieux monsieur monte côté conducteur.
— Grimpe, ordonne sa mère, et je ne veux plus t’entendre.
Marie obéit. Il y a un siège auto sur la banquette et des jouets à ses pieds. Pendant le court trajet, les quartiers de la cité défilent tristement. Comme chaque soir, des ombres bravent le couvre-feu, continuent de vivre malgré tout. La voiture passe devant le collège Jean Vilar. Un peu plus loin, l’arrêt de bus et sa vitre brisée. Personne n’a ramassé les débris de verre. Marie se ratatine sur le siège. Elle pense à Nelson, qui doit lui en vouloir à mort dans son lit d’hôpital. Elle pense à Boubacar, ce fils de lâche.
— Elle est où la BMW ?
— En quoi ça te concerne ?
— Je ne vais pas en prison ?
— Tu le mérites. Si j’avais eu le choix, je ne serais pas venue te chercher.
— Alors pourquoi t'es venue ?
— C’était ça ou l’assistante sociale qui vient fourrer son sale nez dans mes affaires. Évidemment, elle vient quand même.
Emmy se tait pour ne pas laisser déborder sa frustration. Tout est de la faute de la petite. Et l’autre, qui se pointe au milieu de ses ébats avec Mayoute avec un « La police te cherche. Ta fille a fait un accident de voiture.» Sur le coup, elle n’a rien ressenti, trop choquée de le voir devant elle avec le double de ses clés. La dernière fois qu’Emmy l’avait vu, elle était retenue en République tchèque par un mec à qui elle devait des sous. Il était arrivé avant Lily et Christopher, avec un sac plein de billets. Ce jour-là, elle avait compris qu’elle n’échapperait jamais à son passé.
Ils sont partout, tout le temps. Quoi qu’il advienne de son existence.
Dès que la voiture s’arrête devant leur bâtiment, elle claque la portière sans un mot. Dans le rétroviseur, Marie croise le regard du faux Mike. Il a retiré son masque : son menton est abimé par les rasages, son nez écrasé, ses sourcils séparés par une ride de lion. Si elle le fixe trop longtemps, il est capable de la mettre dans le coffre de la voiture pour l’emmener dans les bois, c’est sûr. Il y a des gens qui te retournent les tripes sans même parler. Mais Marie a des questions et sa mère ne lui répondra pas. Alors, elle inspire une profonde dose de courage.
— Vous êtes qui monsieur ?
On dirait qu'il ne respire pas tant il est immobile.
— Va rejoindre ta mère, petite.
Il a une voix cassée, sèche, affublée d’un accent semblable à celui d’Ulrich, qui vient d’Allemagne.
— Oui, mais vous êtes qui ?
Face à son silence, Marie n’insiste pas. Sa mère l'attend devant la porte d’entrée du bâtiment, une cigarette à la bouche.
— Monte tout de suite. J’arrive.
— Mais c’est qui le…
— Monte, je te dis !
Elle souffle bruyamment, pousse la porte de l'immeuble. M. Mayoute n’a pas fait réparer l’interrupteur. Le hall est plongé dans les ténèbres. Marie jette un coup d’œil derrière son épaule. Le vieux monsieur est sortit de la voiture et s’approche de sa mère.
— Il aimerait te voir.
L’adolescente bloque la porte avec son pied et tend l’oreille.
— Ah ouais ? Répond sa mère. C’est pas un peu trop tard ?
— Tu peux pas continuer comme ça, petite. À force, c’est dans un cercueil que tu reviendras au bercail. Tu devras revenir, tôt ou tard. Tout ça, ce sont des conneries de fillette gâtée. T’attends qu'il t'arrive quelque chose, à toi ou à ta gamine ?
Emmy rigole, un rire faux qui tremble.
— T’es pas croyable, Néron. Ta femme est morte à cause de lui, je te rappelle.
— Tu ne connais pas toute l’histoire.
— Dis-lui de ma part que je n'ai plus rien à voir avec cette famille. Laissez-moi tranquille.
Elle jette son mégot de cigarette à peine consommer sur le trottoir.
— Allez vous faire foutre. C’est ça ma réponse. Et toi, arrête de me suivre.
— T’as des problèmes, Emmy. Cette histoire avec les Kozak et les Volter va mal finir.
— Et ça ne regarde que moi ! Hurle-t-elle si fort que Marie sursaute. J'ai pas besoin de votre aide !
Le vieux monsieur affiche un air grave.
— Pas besoin de notre aide ? Répète-t-il. Avec toutes tes conneries, tu devrais être six pieds sous terre depuis le temps, ou au mieux, fréquenter les cafards de Loukianivska. T’es pas naïve au point de croire que c’est la chance qui te sourit à chaque fois, rassure-moi ? Ça fait des années qu’on est sur ton cul à protéger tes arrières, à nettoyer ta merde. Et toi, t’es pas foutue de t’occuper convenablement de ta gamine. Il t’a laissé une chance à Roubaix. Une deuxième à Mantes-la-Jolie. Il t’en laissera pas une troisième.
— Ouais, d’accord. Fiche-moi le camp.
Emmy pousse la porte de l’immeuble, disparait dans les escaliers sans apercevoir sa fille tapie dans l’obscurité. Marie attend avant de sortir de sa cachette. Elle n’a rien compris à leur conversation. En tout cas, ce M. Mike connait sa mère.
— Qu’est-ce que tu fais encore là, petite ?
Elle sursaute.
— Comment vous savez que je suis là ?
— T’es pas discrète. Et tu respires comme une tronçonneuse.
Marie écarte la porte, tombe nez à nez avec le vieux monsieur. Son visage est impassible, comme s'il lisait un journal particulièrement inintéressant sur les papillons nocturnes.
— Vous êtes qui ? Mon père ?
— Un peu trop vieux pour ça, non ?
Elle hausse les épaules.
— Le père de Laurine a genre cent-cinquante ans. Ça veut rien dire.
Il fouille dans la poche de sa veste de motard, ouvre un paquet de chewing-gum à la fraise.
— T’en veux un ?
— Non. Je vous connais pas, vous êtes grave chelou.
Il hoche la tête.
— Bonne réponse petite, remarque-t-il avant de gober un chewing-gum. Je suis un vieil ami de Louis-Joseph Debruyère.
— C’est qui, lui ?
— Ton arrière-grand-père. Mais je suppose que t’en sais pas grand chose.
Son père, inconnu au bataillon, habite en Australie. Son grand-père, un homme manipulateur, préfère l’argent à sa famille. Désormais, elle a aussi un arrière-grand-père.
— Ecoute petite, je ne peux rien te dire d'autre. Mais si t’as des soucis, tu sais où aller, n’est-ce pas ?
— Qu… Quoi ? Non. Pourquoi j’aurais des soucis ?
— Lily Debruyère. Ta tante. Tu la connais, non? Je lui ai donné votre adresse la dernière fois. Elle travaille au Service des Urgences du Dôme Parisien, dans le 15e arrondissement. Tu retiens ça, d’accord? En attendant, fais pas chier ta mère.
— Ouais, mais…
Le faux Mike — Néron, comme l’a appelé Emmy — n’attend pas sa réponse et retourne à sa voiture de son pas rigide. Le moteur gronde, le pot d’échappement tousse, les phares s’allument. Moins de dix secondes après, le véhicule file dans la nuit, comme pour fuir le souvenir des mots qui n’auraient pas dû être prononcés.
*Rouge et Bleu, Kalash ft. Booba
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