13. Autour du soleil — Samedi 30 janvier 2021
— Où est ma petite soeur préférée ?
Karim, la moitié du visage caché par un masque chirurgical, lâche son sac de voyage aux pieds de Christopher, agrippe Lily par la taille, la soulève de terre et la propulse sur son épaule avant de se diriger à grands pas vers le salon, encouragé par le rire cristallin de Dayana. Il s’arrête devant le canapé.
— Tu connais Rendy Orton, Lily ? S’exclame-t-il.
— N’y penses même pas ! Glapit-t-elle, à cheval entre la crainte et l’amusement.
Il la jette sur le canapé avec un « RKO ! » tonitruant. Lily, sonnée et amusée par son audace enfantine, lui balance un coussin au visage.
— T’es vraiment impossible! Tu aurais pu me briser la nuque !
— Oh, ça va, t’es infirmière, soutient-il comme si ça résolvait l’histoire. Par contre, je veux pas entendre parler du covid, des variants, du vaccin ou de Manu Rothschild pendant au moins vingt-quatre heures. Si vous ressentez le besoin d’en parler, allez sur le balcon. Ah, et c’est moi qui cuisine tout à l’heure puisque Chris n’a jamais rien dans son frigo et ne bouffe que du Uber Eats.
Et, sans transition, il poursuit sa tirade avec son projet d’ouvrir un food truck spécialisé dans la gastronomie orientale, du studio d’enregistrement qu’il fait construire à Oran et du dernier album qu’il a produit. Tout ça, sans se départir de l’immense sourire qui monte à ses yeux verts et de sa manie de farfouiller dans sa moustache, de chercher l’approbation dans le regard de son épouse, de perdre ses mots et de recommencer avec un « T’es sérieux là, tu m’écoutais pas? » offusqué qui fait rire son public. Bien qu’il ne soit pas grand comme Christopher, Karim Nadir prend plus de place et attire davantage l’attention. Si le bellevillois est d’un naturel discret, taciturne et retenu, le montpelliérain est tout le contraire : sans-gêne, exubérant et pipelet. Pourtant, les deux jeunes hommes se complètent depuis l’enfance, s’entraident dans la galère, s’encouragent dans les défaites et célèbrent leurs réussites ensembles.
— C’est pour toi, Chris, dit Dayana en lui tendant un sac cadeau vert. J’espère que tu vas aimer. Au cas où, j’ai laissé le ticket dans le sac.
Il y a trois paquets à l’intérieur.
— Quoi ? Il a intérêt à aimer, rectifie son mari en zappant entre les différentes chaines télévisées. On s’est pas tapé tous les centres commerciaux de MTP pour qu’il fasse le difficile. Ouvre les paquets, qu’on en finisse. Je veux voir ta tête.
Ils lui ont offert une montre Louis Pion et une chevalière ornée d’un loup et d’un croissant de lune — connaissant les goûts douteux de Karim, c’est forcement un choix de Dayana. Dans le troisième paquet, il y a un cadre photo. Karim éclate de rire.
— Tu t’en souviens ? On a sauté le mur de la Petite Étoile pour voler un caddie au Polygone et cette balance de Moussa nous a coursé jusqu’au parc. Et nous, comme des cons, on a sauté dans le bassin pour lui échapper. Regarde ta tête, frère !
Un sourire courbe les lèvres de Christopher. Pourrait-il oublier ? S’il ferme les yeux, il goûte aux glaces vendues sur la Place de la Comédie, à la macaronade de Monsieur Stéphane et aux pizzas des frères Bensaïd. Il avait passé la belle partie de son enfance au foyer de la Petite Étoile.
Ce jour-là, ils avaient décidé de griller des épis de maïs. Il n’y avait pas de barbecue dans la cuisine, seulement du charbon, des cubes allume-feux et des allumettes. Les deux garçons avaient donc pris les choses en main. Moussa, un des surveillants, après une course effrénée dans le quartier de la Comédie, les avait repérés grâce au caddie abandonné près du Bassin du Champ de Mars. Il avait attrapé les deux galopins par le col, les avait trainé hors du bassin sous les rires des passants, jusqu’au centre commercial pour qu’ils s’excusent auprès des vigiles. Bien sûr, il avait ensuite immortalisé leur énième fredaine par une photo devant l’allégorie bleue de McCollum : Christopher boude et essaye d’essorer son tee-shirt et son bermuda trempés ; Karim, tout heureux, accroupi, les majeurs levés vers l’objectif, ses long cheveux noirs et bouclés dégoulinant sur son visage.
— Je l’ai trouvée chez Sana. Tu devrais la faire agrandir et l’accrocher au-dessus de ton lit.
Il se tourne vers Lily avec un sourire taquin. Ses cheveux, qu’il ne tartine plus de gel depuis quelques années, retombent en une frange bouclée sur son front.
— Sois pas jalouse, hein! Je t’offrirai mieux qu’une photo pour ton anniversaire.
Elle fait une grimace de dégoût.
— Non merci. Surtout si c’est pour m’offrir un autre cerveau de poule en bocal.
— Déjà, c’était le cerveau d’un pigeon, la corrige-t-elle d’un air faussement outré. Ensuite, c’est l’intention qui compte. Et enfin, t’es infirmière ou pas ?
— Quel est le rapport ?
— Aucun, avoue-t-il en haussant les épaules. Bon, frère allume la play ! S’exclame-t-il en bondissant du canapé. Je te prends à FIFA tout de suite.
Lily retient un soupir de soulagement, se lève et fait signe à Dayana de la suivre dans la deuxième chambre que Christopher a débarrassée et nettoyée. Le lit pliant deux places est ouvert contre le mur, sous la fenêtre, les couvertures sont étendues sur le matelas et les oreillers rehaussés sur des traversins.
— Comment tu vas ? Demande Dayana en s’assoyant sur le lit. Tu m’as l’air épuisée.
Elle a des yeux de biches encadrés de longs cils noirs, le teint crème, les joues délicatement rosées, et d’un premier abord, une ressemblance troublante avec l’actrice qui joue le rôle de Bala dans Kuruluş: Osman.
Dayana est l’opposée de Karim, avec un tempérament doux comme une après-midi printanière : elle l’assagit quand il déborde, le conseille judicieusement dans ses projets, forme avec lui un duo complice, solide et apprécié. Ils se sont rencontrés par hasard, trois ans auparavant, dans le rayon musique de la Fnac à Montpellier, se sont mariés à l’aube de la crise mondiale. Lily se souvient encore de leur mariage au Domaine Des Moures, des larmes incontrôlables de Karim et des fous rires hystériques quand Anaïssa s’était jetée dans l’étang pour attraper le bouquet de la mariée.
— J’étais de garde cette nuit. Et j’ai mes règles alors…
Lily s’assied en tailleur sur le lit à ses côtés.
— Vous n’étiez vraiment pas obligés de venir, tu sais. Je croyais que ta grand-mère était malade.
Dayana pose une main réconfortante sur son avant-bras.
— Ma grand-mère va mieux. Et puis, c’est à ça que servent les amis, Lily. Tu es bien venue quand…
Son sourire se fane un peu. Dayana a fait une fausse-couche l’année dernière. Le stress de la situation sanitaire, selon l’obstétricienne. Après le drame, elle n’avait pas pu trouver de réconfort dans son métier de professeure des écoles — son établissement étant fermé à cause du confinement général — et s’était à demi consolée en confectionnant de magnifiques bouquets séchés jusqu’à la rentrée des classes.
— Et à l’hôpital ? Change-t-elle de sujet. Ça va mieux ?
— Oui… enfin… C’est mieux qu’avant, oui. Nous avons moins de patients en réanimation mais la situation globale reste critique. Et le gouvernement… Tout est flou et les français n’en peuvent plus, ce qui est compréhensible : l’être humain n’est pas fait pour vivre avec des masques ou socialiser en respectant des règles de distanciation. Et toi, les petits ?
— J’avoue que ce n’est pas facile de voir des gamins de six ans porter le masque. Mais bon, avons-nous le choix ? Soupire-t-elle en effaçant un pli sur son jean. Et en parlant de choix, tu vas te faire vacciner ?
— Oui. La campagne de vaccination a commencé au Dôme.
— Ma sœur pense qu’ils sont capables de licencier les personnes qui refusent le vaccin.
Lily laisse échapper un petit rire et secoue la tête. Si Yasemin entendait ça, elle s’arracherait les oreilles. Sa collègue est la pro-vaccin la plus fervente de France.
— C’est impossible. Ils sont nombreux en milieu hospitalier qui refusent de se faire vacciner alors qu’ils sont au front depuis le début de la pandémie. Et puis, le président l’a bien assuré dans son discours en fin d’année.
Ça ne l’empêche pas de s’interroger, d’analyser les intérêts des uns et les pertes des autres. Qu’arriverait-il quand les promesses de liberté individuelle seraient surclassées par l’urgence d’une protection collective ? Qu’en serait-il de la société ? Elle serait divisée en deux camps : les vaccinés d’un côté — citoyens modèles, dignes enfants de la République, récompensés par l’Élysée — et les non-vaccinés de l’autre — des parias complotistes qui vivraient bientôt en dehors des frontières de la sainte démocratie.
— Tu as faim ? Chris vous a préparé un gâteau au chocolat.
Dayana hésite, prend sa main. Ses doigts, décorés de bagues aux styles variées, sont chauds et maternels. Une boule d’émotions enfle dans la gorge de Lily.
— Est-ce que tu veux me parler de ce qui s’est passé ? Parce que Lily, depuis que nous sommes là, vous ne vous êtes pas adressés la parole une seule fois.
Lily était arrivée chez Christopher cinq minutes avant eux, retirait encore ses chaussures quand le couple sonnait à la porte. Elle avait affiché un grand sourire hypocrite pour accueillir leurs amis avant d’éviter, pendant une heure, le regard impénétrable de Christopher.
— Je sais. Mais ça ira, se défile-t-elle en se levant. Viens, ou le gâteau va se refroidir.
Dans la cuisine, Christopher empile des paquets de friandises sur des plateaux, lance des bouteilles de jus à Karim qui les récupère comme un gardien en cage. Il envoie un dernier paquet de SchokoBons vers le canapé quand Lily sort de la chambre et s’approche du comptoir. Pas un mot, pas un regard. Elle ouvre le four, sort le gâteau et le découpe en huit parts égales. Quand ils s’embrouillent, c’est lui qui s’éloigne pour réfléchir. C’est elle qui insiste pour qu’ils communiquent.
Mais ils ne se sont pas disputés. Il n’arrête pas de penser aux mots de tatie Louisette, à la façon dont Lily l’a mis à la porte ce matin. En l’ignorant, essaye-t-elle de le punir ? Attend-elle une réaction de sa part ?
— Tu vas pouvoir manger tout ça ? Lui demande-t-il doucement en la voyant disposer les parts dans quatre assiettes à dessert.
— On verra, répond-elle avec un haussement d’épaules avant de suivre Dayana dans le salon.
Au moins, elle lui parle. C’est un point positif. Ils règleront ça plus tard.
Ils s’installent sur le canapé, Christopher sur un tabouret du comptoir.
— Regardez-moi cette table de rois! S’emballe Karim en caressant son ventre.
Il coiffe sa part de gâteau d’un nuage de crème Chantilly, fourre un énorme morceau dans sa bouche et attrape la manette de la Playstation 5.
— T'es prêt pour que je te fume, frère ? Provoque-t-il Christopher en gobant des cacahouètes au wasabi. Daya, t’es ma prochaine victime. Lily, inutile de te proposer la manette : je vais t’humilier et tu vas pleurer comme une parisienne.
— Je trouve que tu as beaucoup d'audace pour un supporter de Marseille.
Il ricane, tousse à cause du wasabi, renifle pour faire disparaître la sensation de brûlure.
— Qui t’a appris à dire ça ? Chris ? Tu lui diras que moi au moins, je ne suis pas un vendu.
L’écusson du PSG apparaît à l’écran. Karim fait mine de cracher au sol.
— Regardez-moi ça ! Cette équipe sans âme qui peut rien faire sans l'argent du pétrole. Putain de wasabi…
Il s’éclaircie la gorge, se gratte le nez, les larmes aux yeux.
— Vous les marseillais, vous aimez trop parler de l'argent du Qatar, défend Christopher en lui tendant un verre d’eau. Comme si c'était la cause de vos échecs en championnat.
— Ah, parce que t'es consultant maintenant ? Vas-y, je prends Bayern. Tu prends qui ? Encore le Barca ? Quelle équipe claquée ! Commence, que je te mette un 8-2 bien mérité. Et c'est pas Messi qui va te sauver, surtout qu’il est seul maintenant au Barca…Tu connais Messi, Lily ?
Elle lève les yeux au ciel et retourne à sa discussion avec Dayana.
— Il changera de club pour finir sa carrière, dit Christopher. Il y a qu’une seule équipe qui peut l’accueillir comme il se doit.
Karim pousse un cri strident et balance la manette sur le canapé. Son pied tape contre la table et la bouteille de Sprite s’écrase comme une tour sur le bol de raisins qui s’éparpillent partout.
— T'es fou ? S’exclame-t-il en se baissant sous la table pour récupérer les raisins. Tu crois que Messi va quitter le Barca pour le PSG? C’est un gars qui joue pour l'amour du maillot, frère. L’amour du maillot ! Il en a rien à branler de vos millions d’euros et de votre équipe. Vous avez dépensé plus d'un milliard sur le marché des transferts. Où est votre étoile ?
— Comme on te l’a dit, tu as beaucoup d’audace, répond Christopher avec un sourire en coin. Mais c’est pas grave. Cette année, on va vous apprendre les vraies choses. On l’aura ton étoile qui date de la préhistoire.
Karim souffle sur trois raisins, les enfonce dans sa bouche avant de répondre.
— Donc là, t’es assis devant moi avec ton vilain visage pour me dire que ton équipe d’opportunistes va gagner la Champions League ?
Il éclate de rire en se tapant la cuisse. Le match démarre.
— Faut arrêter le shit, frère. C’est aussi improbable qu’un transfert de Messi au PSG.
Karim pioche les derniers morceaux de gambas dans la marmite, retrousse ses manches pour faire la vaisselle en remuant la tête au rythme du dernier album de Damso. Christopher, assis au comptoir avec sa tablette, essaye de s'avancer sur le croquis d'un tatouage tout en écoutant Dayana, qui présente le jeu de société qu'elle a ramené d'un week-end à Londres.
Il est bientôt dix-neuf heures et Lily persiste à l’ignorer. Ce n’est pas une sensation agréable.
— Les règles sont simples, explique Dayana en réajustant son turban. Chris, je vais te poser des questions sur Lily et tu devras y répondre. Et vice-versa. Une bonne réponse rapporte dix points. Une mauvaise réponse en retire cinq. L’objectif est d’atteindre le dernier niveau. Il y en a quatre en tout : divorce ASAP, Frienzoneurs, CoupleGoal et Soulmates. Désolée pour les noms, ils sont nuls… Le dernier niveau équivaut à quatre cent cinquante points. Il y a trente questions.
Parce qu’un jeu de Monopoly ne suffisait pas. Face à lui, Lily à le nez collé à l’écran de son téléphone. Christopher est prêt à parier sa collection de manga qu’elle ne veut pas jouer et qu’elle surfe sur Fanfiction.net. pour ne pas affronter le regard enthousiaste de Dayana. Elle a toujours eu du mal à dire non. C’était pire avant, surtout au lycée. C’est mieux aujourd’hui. La fête de Clara Perret, en classe de terminale, y a malheureusement contribué pour beaucoup.
— Non, la flemme, refuse-t-il en levant les yeux de la tablette. J’ai un truc à finir, rajoute-t-il en se souvenant qu’ils sont tout de même venus jusqu’à Paris pour son anniversaire.
— Je vais bientôt devoir partir, s’excuse Lily.
Dayana soupire. Dans la cuisine, Karim laisse échapper un gloussement.
— Regarde-les perdre leurs cojones pour un petit jeu. Vous vous connaissez depuis le lycée ou pas? On est plus au niveau des présentations à ce que je sache.
— Une seule partie, insiste Dayana en battant des cils.
Lily cède en moins de dix secondes et dépose son téléphone sur la table. Christopher hoche la tête à contrecœur. Au moins, il ne sera pas accusé d’être mal poli avec les invités.
Dayana leur tend à chacun une petite ardoise écolière et un feutre Velleda, prend un petit sac de soie rouge et en tire un paquet de cartes.
— Voici la première question. Et avant de répondre, assurez-vous que l’autre à déjà écrit sa réponse.
Christopher lance un coup d’oeil à Lily. Elle adore les jeux de société mais sa mauvaise humeur l’oblige à contenir son excitation.
— Première question, dit Dayana en lisant une carte. Très facile, d’accord ? Quel est le groupe ou l’artiste musical préféré de votre partenaire ?
Lily ferme les yeux. Comment est-elle supposée savoir ça ? Christopher ne lui a jamais explicitement confié ses préférences. Son regard est attiré par la bibliothèque. Les vinyles de Qui Sème le Vent récolte le Tempo et To Pimp a Butterfly sont mis en avant derrière la vitrine, couverture de pochette face à la vitre.
Christopher, de son côté, fronce les sourcils. Il s'attendait à des questions plus compliquées.
— Alors Lily, ta réponse ? S’enquit Dayana.
— J'hésite entre deux artistes, avoue-t-elle.
Première question et elle veut déjà s’en aller. Et Karim, debout dans son champs de vision, ne l’aide pas. Il est adossé à l'évier, bras croisés, le tee-shirt trempé par l'eau de la vaisselle, les sourcils en vague au-dessus de ses yeux.
— Soit son obsession est passée, soit tu dois faire soigner tes oreilles, commente-t-il.
— Karim, le reprend Dayana. Tais-toi.
Il lève les bras en l'air en signe de défense.
— C’est juste un constat.
— MC Solaar, répond Lily.
Elle revoit le poster dans la chambre que Christopher partageait avec Darnell. La semaine dernière encore, il regardait une de ses anciennes interviews sur YouTube.
— C’est la bonne réponse, Chris ?
Il retourne son ardoise. Bonne réponse. Lily détourne les yeux.
— Et du coup, l'artiste ou le groupe préféré de Lily ?
— Tina Turner et Three Doors Down.
— C’est une bonne réponse, Lily ?
Elle hoche la tête sans tourner son ardoise.
— Donc dix points pour chacun de vous, vingt points en tout. J’ai oublié de vous dire que vous pouviez gratter deux points si vous racontez une anecdote en rapport avec vos réponses, dit Dayana en inscrivant les points sur une feuille. Tu as une histoire à partager avec nous, Chris ?
— Quelque chose de drôle, merci, insiste Karim. J’ai pas fait sept cent kilomètres pour m’ennuyer.
Christopher boit une gorgée de bissap avant de répondre.
— Elle a pleuré pendant trois heures après avoir rencontré le chanteur de Three Doors Down.
Karim éclate d’un rire bruyant et Lily se renfrogne, reprend son téléphone sur la table basse.
— Alors, Lily ? T’es une groupie maintenant ? Je croyais que Chris était le seul homme dans ton cœur, déclare-t-il d’une voix niaise. Comment oses-tu ?
— Tais-toi, réplique Dayana malgré le sourire qui fait trembler ses lèvres.
— Hey, je m’apprêtais à défendre Chris, insiste Karim en se tournant vers eux et en mettant de l’eau partout. Lily, Christopher Pierre-Larisse est ce que j'appelle un boug soin. Regarde-moi ce visage d’ange, cette mâchoire ciselée, ces yeux de séducteur et ce corps de… ce corps de qualité (Dayana éclate de rire). Il travaille dur, il est ambitieux, il aime les enfants… Bon, je te l’accorde, il ne sourit pas énormément mais au moins, quand il le fait, c’est sincère. Et attention, deux options premium : Chris est une véritable fée du logis et il peut t’écrire des chansons si t’es gentille avec lui, si tu vois ce que je veux dire…
— La ferme, Karim, le coupe Christopher dont les joues ont pris une teinte légèrement rose.
— Ne fais pas attention à lui, il est pudique, se moque le montpelliérain. Derrière cette façade dure comme une couille de mammouth, se cache un grand sentimental. Un peu mélancolique, si tu veux mon avis, mais assez appréciable dans le genre. Alors, t’en dis quoi ? T’achètes ou pas ?
Le regard de Lily glisse jusqu’à Christopher qui, la nuque raide, fixe Karim d’un air ennuyé.
— Je vois que t’es subjuguée par le profil du boug donc je te l’offre gratuit.
Dayana fait une moue dégoûtée dans sa direction.
— Bon, prochaine question, appuie-t-elle pour signaler à son mari de cesser ses pitreries. Quel est le deuxième prénom de votre partenaire ?
Lily lève les yeux au ciel.
— Ramón.
— Oh, caliente! S’exclame Karim en s’essuyant les mains sur un torchon.
— T’es vraiment bête, réplique Christopher.
Karim s’affale sur le canapé entre Dayana et Lily, passe un bras autour des épaules de son épouse.
— D’ailleurs c’est quand que tu nous emmènes en République dominicaine ? Tous les jours, je guette mes mails. Aucune invitation de ta part. Broke and Abroad m’aime plus que toi.
— T’es vraiment impossible, souffle Dayana. On va finir par te bâillonner.
— Du moment que c’est toi qui t’en charge, répond Karim avec un sourire entendu.
Quarante-cinq minutes plus tard, et grâce au sans faute de Christopher, ils atteignent le dernier niveau. Lily, honteuse et vexée de ses nombreuses hésitations, finit par déclarer que le jeu ne signifie rien et qu’elle doit se préparer pour aller à l’hôpital.
— Ne sois pas mauvaise joueuse, lui dit Karim. T’as trouvé pleins de réponses.
Il récupère les cartes qui ont été lues sur la table.
— Son rappeur préféré est MC Solaar, il déteste le Coca, son manga préféré est Berserk, sa première voiture était une Renault Clio 2… Tu t’en sors pas mal.
Lily n’a rapporté que cent quatre-vingt points sur les trois-cent requis.
Elle ne connaissait pas le nom de sa première école. Elle avait hésité entre le noir et le bleu pour sa couleur préférée, qui finalement était le rouge. Elle avait bégayé pour sa marque de vêtements, avait défendu bec et ongles que son film favori était Training Day et pas American Gangster et avait catégoriquement refusé l’idée selon laquelle il préférait avoir cinq enfants au lieu de trois.
Des questions stupides. La preuve d’un défaut de communication. Christopher connait tout. Il sait que son premier concert fut celui de Green Day en 2005 et que son père lui avait acheté des bouchons anti-bruit roses fluorescents. Il sait qu’elle s’était foulée la cheville en escaladant le volcan Misti au Pérou. Il sait qu’elle déteste le Champagne sauf si on y ajoute un morceau de sucre. Il sait que son livre préféré est Orgueil et Préjugés, qu’elle le possède en six langues différentes et que son chien porte le nom du personnage principal. Il sait même qu’elle rêve de finir sa vie dans une ferme au Brésil, à cultiver des fruits et légumes qui ne poussent nul part ailleurs. Christopher sait tout d’elle et Lily ne sait que la moitié de lui. Alors, pendant une seconde, elle s’effraie et culpabilise, pense que le problème vient d’elle. Peut-être ne s’intéresse-t-elle pas assez à lui. Peut-être ne lui accorde-t-elle pas assez d’attention.
— Bon, dernière question : dans quel hôpital est né votre partenaire ?
Christopher lance un coup d’œil discret vers Lily. Elle ne prête plus vraiment attention au jeu et répond à des messages sur son téléphone.
— Lily ? Où est né Christopher ?
Elle lève les yeux.
— Hôpital Nord, à Marseille.
— Et toi, Chris ? Où est née Lily ?
— Au Cameroun, à Douala je crois. C’est tout ce que je sais.
Lily lève les yeux du téléphone, fronce les sourcils. Comment ça, c’est tout ce qu’il sait ?
— Je pensais que tu nous ferais un sans faute, fait remarquer Karim avec une moue ennuyée. Alors Lily, t’es née où exactement ? Et dans quel… contexte, si c’est pas indiscret ?
Dayana regroupe les cartes pour les ranger. Lily se redresse sur le canapé. Pourquoi Christopher leur a-t-il menti ? Il sait très bien où elle est née.
— Je suis née dans un dispensaire à Douala. Ma mère biologique était une patiente de mon père. Elle est morte d’une éclampsie après ma naissance.
— C’est quoi ce truc ?
Dayana tapote sa main.
— Tu chercheras toi-même sur Google. Le jeu est fini.
Christopher ne se fait pas prier et se lève pour aller fumer. Karim l’imite et ils disparaissent sur le balcon après avoir récupéré leurs manteaux. Dayana referme la boîte du jeu de société, se tourne vers Lily avec un sourire rassurant.
— Est-ce que tu vas bien, Lily ? Tu me sembles préoccupée.
Lily fait mine d’être étonnée par sa question et secoue la tête.
— Oh, non tout va bien. Je suis juste… je ne vais pas tarder à y aller.
— Ah oui, c’est vrai. L’hôpital.
— Oui, voilà.
Un silence gênant s’installe dans le salon. Lily commence à triturer ses ongles, lutte intérieurement pour ne pas récupérer son téléphone sur la table.
— Comment vont tes sœurs ? Demande-t-elle finalement, incapable de trouver un autre sujet de conversation avec la femme qui ne la quitte pas des yeux.
Dayana pose une main sur son avant-bras.
— Lily ?
— Quoi ?
— Ne t’en fait pas. Tout va finir par s’arranger.
Lily sent ses joues s’enflammer, les larmes monter à ses yeux et la honte suinter par tous ses pores. Mais c’est surtout l’agacement qui attrape son cœur et subitement, elle ne veut voir personne et se demande pourquoi ils sont venus avec ce stupide jeu de carte. Ils auraient pu se contenter de faire l’aller-retour ou de les joindre via FaceTime. Elle n’a pas besoin d’eux et de leurs conseils. Elle n’a pas besoin de la pitié de Dayana, des blagues lourdes de Karim et des remontrances de tatie Louisette.
— Si tu le dis. Merci. Je vais me préparer.
La nuit est avancée quand les deux amis d’enfance se retrouvent à nouveau sur le balcon. Debout contre la rambarde, l’œil qui s’attarde sur la rue déserte, Christopher fume en silence. Karim, assis sur la chaise pliante, emmitouflé dans sa doudoune, se frotte les mains pour se réchauffer.
— Du coup, Lily a changé son numéro de téléphone ?
— Ouais.
« T’es content ? » lui avait-elle demandé, visiblement vexée par sa décision finale. Il ne sait pas exactement pourquoi elle a finit par accepter mais il ne va pas s’en plaindre. Au moins, c’est fait. Leah ne pourra plus la joindre… Même s’il ne se fait pas d’illusion à ce propos. Il n’a toujours pas réussi à comprendre comment l’ancien numéro de Lily est tombé entre ses mains. Et son numéro à lui, comment a-t-elle pu l’obtenir ? Sur les cartes de Black Inkers ? Non. Seul le numéro fixe du salon y apparait.
— T’as réussi à joindre Christiane ? Demande Karim. J’ai encore essayé hier mais ça sonne dans le vide. Je pense qu’elle est en Grèce. Tu te souviens, elle passait tout le mois de janvier là-bas.
— C’était avant que Leah soit sous sa tutelle, fait remarquer Christopher en écrasant le joint dans le cendrier. Elle aurait dû nous prévenir de sa sortie au lieu de la lâcher dans la nature.
Il a un très mauvais pressentiment mais refuse de jouer la carte de la paranoïa. Pourtant, rien des derniers agissements de Leah ne lui font douter qu’elle est toujours sous l’emprise de ses hallucinations.
— Si elle nous refait le coup de Montpellier…
Il ne sait pas quelle mesure prendre. Ce n’est pas comme si Leah les avait approchés.
« Je vais mourir ? Je vais mourir ? » Il ne pourra jamais oublier la voix de Victoria, son corps qui tremble si fort entre ses bras, la quantité impressionnante de sang qui s’échappe des blessures à son visage, les pompiers et la police qui débarquent dans un concert de sirènes. Elle était entrée dans le salon pour se faire tatouer la tête d’un pitbull sur la cuisse. Elle en était ressortie avec des cicatrices qu’elle garderait à vie.
Tout ça, à cause de lui.
— Elle était au mauvais endroit, au mauvais moment, dit Karim comme s’il lisait dans ses pensées. Ça peut arriver à n’importe qui. Ça n’a rien à voir avec toi.
Christopher allume un deuxième joint. En bas, des chats se disputent un rat mort en face du garage.
— Tu m’avais dit de la dégager de l’appartement, répond-il. Je ne t’ai pas écouté. Donc, oui, c’est un peu de ma faute.
Karim soupire et s’avance sur la chaise. À la lumière de la lune, sa peau pâlit et son nez en bec d’aigle, rougi à cause du froid, lui donne un air sérieux, presque sévère.
— Personne peut te reprocher d’avoir voulu la protéger.
— Ça ne change pas les faits.
— Leah est notre sœur, réplique Karim en fronçant les sourcils. Bien sûr que ça change tout.
Ils étaient frères et sœur. Une fratrie sans lien de sang, unie pour le meilleur et pour le pire jusqu'à ce que la vie les sépare. Karim était parti le premier, à l'âge de douze ans, pour vivre chez sa sœur aînée. Tatie Louisette avait récupéré Christopher après une longue bataille judiciaire. Leah était restée.
— Elle en pense quoi Lily ?
— De quoi ?
— De cette histoire avec Leah. Au fait, tu m’as jamais dit comment elle a réagi quand tu lui a raconté ce qui s’est passé au foyer.
Christopher rallume le joint qui vient de s’éteindre à cause d’une bourrasque de vent gelée. Il s’assied sur la deuxième chaise, verse de l’Ice Tea dans son verre.
— Tu lui as rien dit, frère ? T’es sérieux ?
— Ça sert pas à grand chose. Elle va s’inquiéter pour rien.
— Mais t’es qui pour décider ça ? T’es pas son daron. Pourquoi tu l’a traites comme une gamine de dix ans qu’il faut surprotéger ? Elle a le droit de savoir pour Leah, surtout après ce qui s’est passé entre vous. Et je parle pas du bébé. Ça je sais, tu lui as dit. Enfin, je lui ai dit. Mais là, c’est différent. On ne sait jamais. Imagine que Leah s’attaque à elle. Lily ne sera jamais prête à se défendre. Et là, ce sera de ta faute.
Christopher tire sur le joint, garde la réponse pour lui-même. Karim ne peut pas comprendre. Lily n’a pas le mental assez solide pour ce genre de problème. Et puis, elle a trop souffert au lycée. Il refuse qu’elle vive à nouveau dans la peur. Karim parle beaucoup, mais il n’était pas là quand Christopher devait la convaincre de sortir de chez elle pour assister aux cours, quand elle s’enfermait des jours et des jours dans sa chambre, trop effrayée de mettre de le nez dehors et de croiser un de leurs camarades.
— Tu sais qu’elle m’a appelé quand t’étais à Strasbourg ?
Karim ne sourit plus du tout. Une ombre s’est installée sur son visage. Christopher y décèle un profond agacement mais aussi, l’espoir que tout puisse s’arranger. Si Karim est son meilleur ami, son frère, il est aussi l’ami de Lily. « Si tu lui brises le cœur, je te rentre dedans » l’avait-il menacé après leur première rencontre.
— Je sais.
— À quoi tu joues, frère ? T’es con ou quoi ? Tu pars comme ça, sans rien lui expliquer. Tu fais le mort pendant trois jours et tu rentres comme si tu revenais d’une journée au salon. T’es malade ou quoi ?
Et là, il enchaîne, hausse même le ton, comme si Christopher était son fils.
— Écoute… on a vécu des enfances de merde. C’était la merde. Parfois, je me demande comment on a fait pour s’en tirer. Et je sais que c’est dur d’en parler et même de trouver des gens qui veulent bien nous écouter… Mais frère… Est-ce que t’as vu comment elle était dégoûtée de ne pas pouvoir répondre à toutes ces putains de questions basiques sur ton enfance ? Et je suis pas con. Tu connaissais la dernière réponse. Tu voulais juste pas qu’elle ait encore plus honte devant nous. Putain, Chris ! T’es en train de tout gâcher !
Il secoue la tête, tape deux fois du poings sur la table.
— J’ai tout dit à Dayana. Tout. Que mes darons étaient tellement pauvres qu’on se tapait l’eau des chiottes pour pas se déshydrater. Que je faisais la manche à quatre ans. Elle sait tout. Et putain, tu sais quoi ? Je flippais à mort parce que pour moi, elle allait forcement se casser. Qui veut d’un mec qui se pisse dessus la nuit, frère ? Et pourtant, elle est restée. J’ai toujours pas capté pourquoi mais elle est là. Et putain, frère, c’est elle qui achète mes alèses. Et je suis pas en train de faire l’arrogant en mode, oui, si moi je l’ai fait, tu peux le faire aussi. Non, pas du tout. Je suis en train de te dire que tu fois arrêter de tout saboter. Lily est encore là. Après tout ce temps, elle est là. Tu fais des cauchemars, tu disparais et tu reviens. Et elle est toujours là. Tu crois qu’elle va t’abandonner juste parce que tu lui parles de ton daron ? Arrête de t’imaginer le pire. Tu l’as déjà vécu. Et je répète, arrête de la surprotéger. Parce qu’en faisant ça, tu lui caches des vérités qu’elle est en droit de connaître depuis tout ce temps. Le jour où elle n’en pourra plus, faudra pas venir me faire chier avec tes larmes à deux balles.
Christopher a les yeux détournés vers la rue noire et vide. Tout ce que Karim raconte, il le sait. Mais c’est plus fort que lui. Cette idée selon laquelle Lily le quittera dès qu’il aura ouvert la bouche pour vider son cœur. Elle le quittera. Parce que Lily est tout sauf folle. Si les rôles étaient inversés, il aurait décampé au premier cauchemar, à la première disparition. Mais Lily s’accroche. Et ça, il ne le comprend pas.
— T’as fini ? Demande-t-il à Karim.
Il se lève. Karim en fait autant, écarte la chaise un peu plus bruyamment. Quand il répond, sa voix est redevenue calme. Le sourire n’est plus sur ses lèvres mais l’espoir apparait de nouveau dans la prunelles de ses yeux verts. Parce que la victoire de Christopher sur son passé, c’est aussi sa victoire à lui.
— Lily n’est pas fragile. Elle est… sensible, oui. Mais pas fragile. Son frère est mort devant elle. Il suffit d’un mot pour que sa mère retourne à l’asile. Et je parle même pas de sa cinglée de sœur. Bref, elle aussi a vécu des trucs de ouf et franchement, la seule différence entre toi et elle, c’est qu’elle vient d’une famille où on peut se payer des séances de psy à trois cent euros l’heure. Chris… frère, plus tu la tiendras éloignée de toi et de qui tu es entièrement, plus elle aura du mal à accepter ton histoire. Encore une fois, je sais que tu veux la protéger. Mais Lily n’est pas une poupée fragile et t’es pas son superhéros. Parle-lui. Dis-lui ce qui s’est passé avec ton daron, avec Darnell, avec ta mère. Dis-lui. Parce qu’elle le mérite. Parce qu’elle t’a tout dit. Et ne gâche pas ta chance d’être heureux. Parce que toi aussi, tu mérites de l’être. Après tout ce qu’on a vécu, putain de merde, on mérite d’être heureux.
*Autour du soleil, Brav
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