Yuki

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Dès son arrivée au lycée, il est de suite devenu populaire. Ses cheveux blond cendré, ses yeux d’un bleu très clair et son visage androgyne ont fait de lui la coqueluche de tous. Son corps est si fin qu’on a l’impression que si on le serre un peu trop fort, il pourrait se briser. On aurait pu croire qu’il aurait été hautain et vicieux, tellement conscient de sa beauté mais non : il est d'un naturel souriant et attentionné, doté d’un caractère doux et calme.

Contrairement à lui, je passe complètement inaperçu, malgré ma carrure d’athlète due à mon passage dans le club de rugby de la ville. Un sport que j’adorais mais que j’ai dû abandonner pour cause de blessures. Mes cheveux sont coupés en brosse et mes yeux, d’un noir profond, n’expriment rien, sinon de la lassitude.

Je l’ai rencontré complètement par hasard, à la sortie d’une réunion. Délégué de classe comme moi, il s’est présenté ainsi :

- Bonjour ! Je m’appelle Yuki, ce qui signifie neige en japonais. Je sais, c’est un prénom peu commun ! Ce n’est pas de ma faute si ma mère est fan de manga !

Tout le monde a ri devant son air jovial et innocent. À la fin de la réunion, il s’est retrouvé au milieu d’un groupe de plusieurs personnes.

- Oh ? De quel manga sort mon prénom ? Il vient de Fruit Basket, l’anime préféré de ma mère, Yuki était son personnage favori, je dois dire que je l’aime bien aussi. Mais mon chouchou reste Shigure.

- Je ne connais pas, murmure l’un.

- Moi si ! Ce manga est adorable ! Bien que Shigure ne soit pas mon personnage préféré… déclare une jeune fille. Mmh dit Yuki, je peux être ta Machi ?

Yuki a ri, d’une manière un peu gênée. Il s’est éloigné du groupe, prétextant devoir m’aider. Je n’avais rien à faire de spécial mais j’ai aussi compris qu’il voulait s’éloigner. Je lui ai donc tendu une pochette de documents et nous sommes sortis de la salle.

- Merci du coup de main… euh...

- Andy.

- Andy. T’es en quelle classe ?

- Première.

- Pas très bavard hein ?

- Pas vraiment non.

- Ça me change… Tiens tu sais quoi ? Si tu te laissais pousser les cheveux, tu lui ressemblerais, à Shigure…

Cette phrase est restée en suspens entre nous. Ce fut l’une des seules fois où nous avons discuté.

Le soir même, curieux, j’ai recherché l’anime de Fruit Basket. Un peu cucul la praline mais l’histoire est intéressante : tu souhaites vraiment savoir comment elle se termine pour chaque personnage. J’ai mis un peu moins d’une semaine à tout regarder. Je sais à présent ce que Machi représente pour Yuki…

Les vacances sont arrivées. Yuki a été au centre de toutes les discussions durant tout le premier trimestre : il est bon élève, excellent délégué, toujours prêt à aider les autres, sans compter qu’il a fait chavirer bien des cœurs. Je n’ai plus eu l’occasion de discuter avec lui et l’ai donc observé de loin. Rares sont les fois où je ne l’ai pas vu sourire.

Comment un être aussi frêle peut-il maintenir autant de casquettes sans faillir ? Je n’étais pas jaloux non, simplement curieux.

Si tu te laissais pousser les cheveux, tu lui ressemblerais, à Shigure…

Je l’ai fait. En presque deux mois, mes cheveux ont bien grandi. Ils sont lisses et m'arrivent maintenant en dessous des oreilles. Mes parents n’ont pas compris pourquoi et j’avoue que moi non plus… Yuki ne l’a même pas remarqué.

Aujourd'hui, je sors prendre l’air. Ces deux semaines de vacances m’ont paru durer une éternité. Je marche au hasard, sans but précis. Mes pas m’emmènent vers le parc situé aux abords de la ville. Il a bien été réaménagé : une petite aire de jeux pour les enfants et des abris ombragés pour les parents, avec quelques installations sportives et un peu plus loin un terrain de football gazonné et des toilettes payantes.

Elles seront plus ou moins propres comme ça.

- LAISSEZ-MOI !

C’est la voix de Yuki !

Pris d’un instinct meurtrier à cause de la détresse perçue dans sa voix, je cours vers elle. Derrière le petit bâtiment des WC, je vois trois garçons, regroupés autour de quelqu’un. Je les connais, ce sont les trois brutes du lycée voisin. L’un d’eux s’écarte et j’aperçois alors Yuki à terre, la lèvre fendue, un filet de sang s’échappant de la blessure. Le plus costaud relève Yuki et le maintient par les bras : il ne se débat pas. Un autre s’approche.

- Alors, mon petit Yuki… Qu’est-ce que tu es ? Une fille ou un mec ? Voyons çà…

Il écarte les pans de sa chemise, autrefois blanche, et fait voler en éclat tous les boutons, révélant son torse imberbe et ses abdos fins.

- À première vue, c’est bien un mec. Voyons plus bas… dit-il, sa main se dirigeant vers la ceinture de son pantalon.

- Lâchez-moi… S’il vous plaît…

Son ton plaintif a raison de moi. Une colère sourde bourdonne dans ma tête. Colère qui éclate lorsque les trois brutes se mettent à rire.

- Je crois qu’il vous a dit de le lâcher…

- Merde. Voilà Andy. Tu te joins à nous mon pote ?

Le coup est parti. Mon poing a atterri en plein dans le visage du mec le plus proche de moi, qui finit contre une montagne de cartons empilés contre le mur. Je ne lâche pas des yeux celui qui a osé déshabiller Yuki.

- Hey, mec c’était pour rire…

- Hilarant, en effet.

Je lui colle une droite en plein estomac. Il se plie en deux.

- Ris maintenant.

Le plus costaud lève les deux mains en signe de reddition et lâche Yuki qui s’effondre au sol. Il s’assoit en tailleur et ramène maladroitement les restes de sa chemise sur son corps à moitié dénudé. Les trois abrutis s’en vont en lâchant des insultes à mon encontre. Je m’en contrefiche.

Yuki garde les yeux baissés. Pleure-t-il ? Il semblerait. Quelle attitude adopter ? Je ne sais absolument pas. J’enlève ma veste et la pose sur ses épaules avant de m’asseoir dos à lui. Je n’aimerais pas qu’on me regarde pleurer, j’imagine que lui non plus. Mais je ne veux pas le laisser seul. Donc je reste. Il s’appuie sur mon dos.

- Merci Andy.

- Pas de quoi…

Nous restons ainsi encore quelques minutes. Il finit par se lever. Je me tourne vers lui et il m’adresse un sourire radieux.

- Tu n’es pas obligé tu sais.

- De quoi ?

- De sourire tout le temps.

Son sourire s’efface.

- J’en ai tellement pris l’habitude que je le fais sans même m’en rendre compte.

- Tu es beaucoup mieux sans.

Il ouvre de grands yeux étonnés. C’est la vérité. Son visage est beaucoup plus beau sans ce sourire qu’il affiche à longueur de journée. Il me regarde.

- Tiens… On dirait qu’avec toi… je peux être moi.

À mon tour d’être étonné. Être lui ? Que veut-il dire ?

La rentrée. Le second trimestre commence. J’arrive au lycée et aperçois Yuki au portail, tenant ma veste dans ses mains. Je m’approche. Je remarque qu’il ne sourit pas. Une première.

- Tiens ! Je te l’ai lavé !

- Fallait pas. Mais merci.

- On déjeune ensemble ce midi ?

- Euh… Je…

- S’il te plaît. J’ai besoin d’une pause dans mon rôle de parfait. Rendez-vous sur le toit ?

Je n’ai pas dit oui mais je sais que je serais sur le toit à midi.

Assis, une jambe allongée devant moi, l’autre repliée, je fouille mon sac à la recherche de mon sandwich. Yuki arrive et le plus naturellement du monde, se met dos à moi dans la même position.

- Au fait...

- Mmmh ?

- Ça y est tu lui ressembles.

- A qui ?

- Shigure…

Il pose sa tête sur mon épaule et ses cheveux viennent me chatouiller le visage. Je le regarde et il ne sourit pas. Son visage est totalement neutre. Aucune trace de moquerie. Je tourne la tête et mange mon sandwich.

Ce rendez-vous est devenu un rituel pour nous. Nous nous retrouvions tous les midis soit sur le toit, soit dans un coin de la cour et Yuki cessait de sourire durant l’heure et demie que durait la pause déjeuner. Nous parlions peu, partageant comme un silence complice. D’un naturel solitaire, la compagnie de Yuki ne m’a absolument pas dérangée : avec moi, il était silencieux, presque taciturne. Au fil du temps, nous devenions presque inséparables sauf pendant les heures de cours. Je le suivais telle une ombre, toujours silencieuse.

Pourquoi ? Je ne sais pas… avais-je peur qu’il ne se fasse agresser encore une fois ? Peut-être. Non. Sûrement. Je ne supporterais pas qu’on le touche à nouveau. Ni de voir ou d’entendre sa détresse.

Je ne pouvais pas m’éloigner de sa lumière, bien qu’elle soit factice en compagnie des autres. Elle agissait comme une drogue sur moi. Lorsque nous étions seuls, les sourires qu’il me donnait étaient authentiques. J’avais comme l’impression qu’il n’y avait que moi qui connaissais le vrai Yuki. Le Yuki triste. Je ne lui ai jamais demandé la raison de ce sentiment qui semblait être perpétuel chez lui.

L’orage gronde au dehors. Bien que ce soit le début de l’après midi, le ciel est noir, parfois illuminé par un éclair. Le temps est long, très long… Je suis à présent en terminale. Yuki en première. Cela fait un an jour pour jour que je l’ai sauvé des griffes des trois imbéciles, si je peux le formuler comme ça.

Quand il n’est pas là, je sens comme un manque, même si je l’ai vu une heure plus tôt. Ce sentiment grandit d’heure en heure pour être apaisé lorsque j’aperçois ses cheveux blonds. Il a pris l’habitude de m’appeler mon petit Shigure, même si je fais une tête de plus que lui et qu’il pourrait aisément se cacher derrière ma grande carcasse.

Enfin la sonnerie de fin de cours. Il est là au point de rendez-vous habituel.

- Mon petit Shigure, tu viens prendre un truc chez moi ?

Surprise. En un an, il ne m’a jamais invité chez lui.

- C’est un peu notre anniversaire non ? me fait-il avec un clin d'œil, ses cheveux voletant dans le vent glacé.

Je me surprends à sourire.

- Oui… murmurai-je, un peu…

Avec l’ombre d’un sourire, Yuki s’engouffre sous la pluie, son ombre silencieuse sur les talons. Il m’emmène vers un immeuble gris de petits appartements, composé d’un seul étage avec balustrade et escaliers en acier. Toutes les portes y sont bleues sales avec à droite de chacune une petite fenêtre, tantôt avec des rideaux ou des stores, tantôt nues. Yuki ouvre la porte numéro 2 qui cède dans un grincement unique. Il est plus taciturne que jamais.

- Yuki ? Yuki ? C’est toi ?

- Je reviens, je vais te chercher une serviette.

- Euh… D’accord.

Je poireaute dans l’entrée en l’attendant. Il revient avec une épaisse serviette blanche en coton qu’il me pose sur la tête.

- Viens. Je voudrais te présenter quelqu’un.

Je le suis, incertain. J’entre dans une pièce qui semble être le salon, meublé d’un simple canapé et d’une table basse sur laquelle est posée un ordinateur portable. Deux portes font face à moi, Yuki ouvre celle de gauche et m’invite. Une femme est allongé au sol, sur un futon. La pièce est décorée d’images et de figurines venant du manga Fruit Basket essentiellement et d’autres personnages que je ne connais pas.

- Maman, je te présente Andy, Andy voici ma mère.

- Je… euh… enchantée madame.

- Je suis désolée de t’accueillir ainsi mon grand. Mais je ne peux guère me lever…

- Ce n’est rien… C’est plutôt à moi de m’excuser de vous importuner alors que vous êtes malade.

- Beau garçon et charmant de surcroît. Bravo Yuki. Tu l’as bien choisi.

- N’est-ce pas ? Je vais chercher quelque chose à boire. Thé maman?

- S’il te plaît. Et toi Andy ?

- Peu m’importe…

- Yuki fait un thé matcha excellent.

- Va pour un thé alors.

Mon ami sort de la pièce, me laissant seule avec la malade. Elle respire difficilement pourtant elle n’est reliée à aucune machine. Je porte mon attention sur les objets autour de moi, ne voulant pas être désobligeant.

- Shigure… Viens… Elle s’est endormie.

La voix de Yuki me tire de ma rêverie. Je jette un œil à sa mère et je remarque ses paupières closes ainsi que son léger ronflement. Je me lève et sors délicatement de la pièce.

Il m’emmène dans sa propre chambre et me tend une tasse à thé comme dans les animes : ronde et marron. J’en goûte une gorgée : c’est chaud et amer. Je relève la tête et plonge dans l’océan tropical de ses yeux tristes.

- Le cancer. Il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Elle ne voulait pas me laisser seul. C’est pour ça que je t’ai dit de venir. Tu es la seule personne qui méritait de la rencontrer.

Il a répondu à ma question silencieuse. Je suis secrètement flatté : ainsi je suis une personne spéciale aux yeux de Yuki.

Deux jours ont passé depuis que je suis allé chez Yuki. Lui n’a pas changé : toujours aussi jovial et souriant. Mais aujourd’hui, je vois plus que j’aperçois cette lueur grise au fond de son âme.

Nous sommes dans les escaliers pour monter sur le toit. Yuki est juste devant moi, deux marches au-dessus, la main sur la rampe et pourtant il me semble si loin, à des années lumières de moi.

Soudain il s’arrête.

Prend une inspiration.

Se tourne vers moi.

Ses grands yeux bleus se plongent dans les miens.

Il descend d’un marche et…

Pose ses lèvres sur les miennes.

Le temps s’est arrêté. Ses lèvres si douces ont enfin trouvées le chemin qui mènent aux miennes. Sa main s’est posée sur ma joue et je n’ose plus bouger. Mon corps se refuse au moindre mouvement alors que j’attends cet instant depuis… le début. Yuki finit par s’éloigner. Il me regarde et s’enfuit.

Je reste un instant interloqué, ordonnant à mes jambes de se mouvoir. Elles finissent par m’obéir et je me lance à la poursuite de mon Yuki. Un groupe de personnes joue au ballon. Je le cherche avidement des yeux.

Le voilà.

Allongé sur le sol, le bras droit recouvrant ses prunelles bleutées. Je m’assois près de lui et retire ce qui cache ses yeux. Il ne sourit pas mais son expression n’est pas neutre. Elle est désemparée.

- Yuki… Yuki, regarde moi.

Il lève la tête et son océan tropical plonge dans mes abîmes sans fond.

- Que signifie ce baiser pour toi ?

Son expression est indéchiffrable. Sa réponse, un murmure.

- Tout.

Les mains en coupe sur son visage, je l'embrasse à mon tour, essuyant les larmes qui y coule.

- Tout, je lui répond en retour.

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