L’enfant qui voulait voir la mer 2/2
La petite fille a tout prévu pour l’expédition : elle a rempli son sac à dos de provisions et de friandises, elle a pris une grosse mangue, car elle sait que Gisèle les adore, et dans la poche du fond, elle a même glissé son plus bel album de photos. Quand elle sera face à la mer, elle l’ouvrira, et elle l’enrichira de nouvelles images, celles qu’elle verra de ses propres yeux. Alors elle les enfermera à tout jamais, dans son livre et dans sa mémoire.
Gisèle n’a pas prononcé un mot depuis qu’elles sont parties. Ensemble, elles ont emprunté le sentier, traversé le village, elles sont passées devant les cases et les boucans enfumés, laissant derrière elles les poules et les cabris sauvages. Elles ont croisé Lucien, un petit « Marron » comme on dit ici, un descendant d’esclave qui, dans ce lieu hors du temps, remontait le chemin en tirant une charrette de bois, exactement comme on le faisait ailleurs autrefois.
— Vous allez où, les filles ?
L’enfant s’est contentée de hausser les épaules : pas question de dire à tout le monde qu’elle va voir la mer !
Elles ont désormais atteint le lit de la Rivière des Galets, le vallon qu’elles doivent longer pour rejoindre l’océan, et déjà la petite fille s’enthousiasme, car elle ne s’est jamais aventurée aussi loin. Elles avancent en silence, unies par leurs pensées. Le calme qui règne aux environs pourrait l’effrayer si elle ne donnait pas la main à son amie Gisèle, et si l’idée de la mer ne lui donnait pas envie de courir. Elles ont tout autour d’elles un paradis d’ombres et de lumières, fait de falaises et de pitons torturés, de gorges et de ravins profonds. L’enfant découvre enfin tous les reliefs sauvages de son île, ces paysages grandioses, pourtant si proches, et qu’elle n’a, pour l’instant, touchés qu’à travers les livres. Lorsqu’elle se retourne, elle constate que son village a disparu dans la végétation, et elle réalise à quel point il est coupé du monde son îlet, isolé et inaccessible !
Elles marchent depuis plus d’une heure déjà, quand le décor commence à s’assombrir. Gisèle hâte le pas, mais la petite fille connaît bien le ciel impétueux de Mafate, et elle sait que l’orage n’est pas loin. D’ailleurs, son souffle se rapproche et quelques éclairs zèbrent à présent l’horizon. Gisèle serre fort la main de son amie et lui fait signe de courir. Les deux enfants descendent le vallon à toute vitesse, tandis que le tonnerre gronde au-dessus de leurs têtes et que la foudre illumine les ombres imposantes du Gros Morne et du Piton des Neiges alentour. Bientôt, une pluie lourde et drue s’abat sur elles, et en quelques secondes, les petites filles sont trempées. Gisèle tire un peu plus la main de son amie et l’entraîne à l’écart du chemin, jusqu’à l’entrée d’une grotte qu’elle vient de repérer. La petite fille pénètre la première dans la cavité sèche et sombre, et se laisse tomber au sol, ivre de fatigue et de découragement. Gisèle s’assoit près d’elle et, toujours sans un mot, prend la main de l’enfant et la serre fort entre les siennes.
Alors la petite fille se met à pleurer : elle se sait loin de chez elle, et encore si loin de la mer ! Gisèle ne tente pas de la consoler. Elle se contente de sortir un objet de sa poche et commence à le faire tourner. C’est un étrange cylindre d’acier, aux pourtours gravés, argentés et brillants. Puis elle glisse le tube entre les mains menues de l’enfant, et lui demande de regarder dedans : celle-ci renifle et hésite avant de le prendre entre ses doigts. Il est chaud et vibre doucement, ce qui la rassure. Elle colle enfin son œil à l’extrémité et oublie immédiatement tout ce qui l’entoure. La petite fille entre, avec l’objet de Gisèle, dans un monde de couleurs et d’effets de lumière comme elle n’en a jamais connu ! Elle perçoit même des sons, des cris d’oiseaux, le souffle du vent…
Puis soudain, elle voit la mer !
Elle ne la perçoit pas comme dans son livre d’images, dans le téléviseur, ou le téléphone de Madame Ramassamy : non, elle la voit vraiment, elle l’entend, elle la sent ! La petite fille est elle-même, tout à coup, transportée au bord de l’océan ! Elle court dans l’eau, pieds nus, la fraîcheur des vagues l’inonde. Le sable est d’une finesse incroyable sous la plante de ses pieds. Au-dessus de sa tête, les mouettes lui font la sérénade, et le ressac a le son le plus doux qu’il lui ait jamais été donné d’entendre. Mais surtout, surtout, ce qui fait palpiter son cœur et bloque sa respiration, c’est l’horizon. Elle qui n’a jamais pu observer plus loin que les remparts du Cirque de Mafate, elle qui, où qu’elle regarde depuis sa case de Roche Plate, se trouve irrémédiablement confrontée à l’ombre imposante du Maïdo, ici enfin, dans une expérience qu’elle n’oubliera jamais, elle a face à elle, une immensité de bleu. Du bleu, toujours du bleu, celui de la mer et du ciel qui se mélangent, aussi loin que son regard puisse porter.
Elle voit aussi le soleil descendre, tel un gros ballon rouge qui se poserait en équilibre à la surface de l’eau. Un ballon que la mer commence progressivement à manger… Bientôt, le soleil disparaît tout à fait. Il laisse sur les vagues des reflets dorés et tout le ciel se teinte de rose. La petite fille n’a jamais rien vu d’aussi beau ! Elle n’ose pas cligner des yeux de peur de s’éveiller à Roche Plate, de peur que toute cette beauté ne s’évanouisse.
Gisèle pose doucement sa main sur celle de la petite fille. Cette dernière détache à regret son œil du cylindre d’argent. Ses doigts restent crispés sur l’objet magique, pendant que son amie du Grand Monde la regarde avec tendresse. Dehors l’orage s’est éloigné, et le soleil est de retour. Il laisse entrer ses rayons jusqu’au fond de l’abri de fortune, tandis que papangues et becs-roses se disputent à nouveau la suprématie des ciels de la Réunion.
Gisèle tend la main à la petite fille.
— Viens, Émeline, on rentre à la maison.
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