La danse des siècles
– Je ne l'ai pas fait exprès !
L'homme me regarde et je sens bien qu'il ne me croit pas. Il a une dégaine incroyable. Je ne peux pas m'empêcher de le détailler avec insistance. Ses cheveux bruns, mi-longs, partent dans tous les sens. Sa barbe lui étire le menton de 10 bons centimètres. Il porte un genre de pantalon taillé dans une étoffe épaisse avec des liens sur les chevilles, une chemise lie de vin tout aussi grossière. un plaid lui couvre le côté droit, de l'épaule jusqu'en haut de la cuisse.
– Vous n'avez rien à faire ici ! Retournez à votre époque immédiatement !
Il vient d'enfiler un poing américain dont les pointes s'évasent en tubes rougeoyant, manifestement un bijou de technologie. Son arme tranche totalement avec sa dégaine.
– J'ai glissé.
Autour de nous, une plaine, un chemin, une forêt, au loin des champs. Comment ai-je atterri là ? J'étais en pleine ville. J'ai glissé… Cet homme qui vient de me rejoindre a peut-être une explication ? Je reprends :
– En essayant de me rattraper, j'ai tourné sur moi-même. J'ai fini par tomber, mais comme j'ai fait du judo quand j'étais jeune, je suis parti en roulade et quand je me suis relevé, tout avait changé !
L'inconnu s'énerve. J'ai un moment de blanc, d'absence. Comment dire ? Je suis pris de vertige.
– Qu'avez-vous dit ? Époque...De quoi parlez-vous ?
Je reste pendu à ses lèvres, je ne me sens pas bien.
Il m'apostrophe, comme si j'étais un resquilleur.
– Vous voulez dire que vous avez découvert les gestes du voyage temporel en tombant ?!
– Temporel ? Temporel ? je répète ces mots sans les comprendre.
L'homme me rattrape alors que je perds l'équilibre.
– Calmez-vous. Nous sommes en l'an 30.
– De quel siècle ?!
– Le premier !
– Après Jésus-Christ ?
– Oui mais n'en parlez pas, il n'est pas très connu dans le coin... Nous sommes en l'an 783 après la fondation de Rome. Pour vous situer, quatre-vingts as après Alésia.
Je ne le regarde plus. J'ai fermé les yeux.
– Je vais me réveiller.
Il me secoue doucement.
– Hé ! Ce n'est pas le moment … commence-t-il.
– Pas le moment !? Non, ici … enfin, ici ou maintenant ce n'est pas mon moment ! Mon moment c'est 1989, enfin ! Et puis d'abord qu'est-ce que vous, vous faites ici ?
– Je suis français comme vous, un peu plus tard. On va dire quelques siècles après. Voilà ! Et quand nous avons détecté votre intrusion, j'ai été prévenu. Je vis dans les parages.
– Vous êtes déguisé ?
Je le regarde éberlué.
– Non, ça fait trois ans à peu près que je vis en Gaule. Ceci est ma tenue de tous les jours.
Il se lisse la barbe pensivement.
– Vous avez des notions de latin ? Loqueris latine? me demande-t-il rempli d'espoir.
– Non un peu d'anglais, c'est tout. Ma prof était malade …
– Ça ne m'intéresse pas !
Il a vraiment été très sec. Tant mieux, finalement, parce que cette situation ne peut pas s'éterniser. Je sens bien que ma présence ne l'arrange pas. Il soupire, se détend un peu.
– Bon, vous allez me suivre. Nous ne pouvons pas rester là. Nous allons nous faire repérer. Il n'y a pas trop de visiteurs. Le tourisme n'a pas encore été inventé.
Comme je ne réponds pas. Il poursuit.
– Allons-y. Je vous prêterai un bracelet, mais il faut nous mettre à couvert.
– Un bracelet ? Mais pour quoi faire ?
– Un bracelet temporel ! Réveillez-vous ! Allez !
Sans plus un mot, il rejoint le chemin de terre et se dirige vers la forêt toute proche.
– Ça n'est pas dangereux ?
Comme il ne répond pas, je lui emboîte le pas. Qu'auriez-vous fait à ma place ?
Il m'a emmené chez lui. Une simple hutte en bordure de forêt. Enfin, plutôt une grande cabane, presqu'une maisonnette. Une pièce unique dans les, je dirais, vingt mètres carrés, peut-être moins. Les murs sont en torchis. Un peu comme les habitations "new age", solaire passif, sans l'enduit extérieur. Je vois des billes de bois, de la boue, de la paille. À l'intérieur, du lambris couvre les murs, pas vraiment du lambris, des planches mais ça me fait penser à du lambris assez grossier. Pas de plafond, le toit directement. Du chaume. Une cheminée au centre, sans conduit. Le fumée doit passer à travers la paille. Pour l'instant l'âtre ne flambe pas. Il est prêt. Du petit bois en dessous, des buchettes et puis des branches. C'est propret ! Une table, des chaises, un lit.
– Il ne manque plus que des livres et une télé !
Je fais le malin, mais je ne suis pas fier. J'ai le tournis. Lui ne dit rien.
– L'air est incroyable ici ! Pas de pollution ! Il fait un peu frisquet !
La tête me tourne de plus en plus. Il me regarde, l'air ennuyé.
– Je vous embête, je le sens bien ! Désolé, vraiment. j'ai pas fait exprès. Mais comment c'est possible ? C'est complètement fou !
Il me touche l'épaule.
– Asseyez-vous.
Je me dirige en chancelant vers la table. Je manque de m'étaler en travers. Il me retient.
– Doucement !
Sa voix est plus amène. Il esquisse même un début de sourire.
Je m'assied. La chaise craque sous mon poids. J'ai un voile noir devant les yeux. Je sais ce que c'est. Un coup d'angoisse. L'émotion.
– Je prendrais bien un whisky !
Je vois. Ma cécité n'a duré qu'un instant, mais je suis complètement groggy.
– Tenez !
Un parfum d'alcool un peu doucereux. Il me tend une calebasse. Le liquide me réchauffe la gorge. Pas très fort, assez sucré.
– Merci. Ça a un goût de miel. C'est plutôt bon ! De l'hydromel ?
– C'est ça.
Il s'est saisi d'une pierre, un silex à son aspect, et d'un morceau de ferronnerie de la taille de sa main. Le métal fait des boucles, il ressemble à la lettre B. Il les frappe et très vite, le feu prend au milieu de la pièce.
– Comment vais-je rentrer ?
Il soupire. Dans l'âtre, le feu crépite, hypnotique.
– Vous êtes d'où ?
– Paris, enfin à côté.
– Ah Paris ! C'est dommage.
– Que voulez-vous dire ?
Il a l'air embarrassé.
– Histoire de discuter. J'aurais dû m'en douter.
– De quoi ?
– Que vous étiez parisien !
– Mais pourquoi ça ?
La discussion prend une tournure absurde. Je suis rassuré qu'il s'intéresse un tant soit peu à moi . Il est ma planche de salut. Je me demande comment je peux être en train de parler pour ne rien dire avec un descendant du troisième millénaire dans une maison gauloise du premier.
– Nous sommes à quelques lieues de Lutèce. Vous avez voyagé dans le temps, mais pas dans l'espace.
Crâneur, je répond :
– J'ai fait le plus difficile !
Il se lève et fouille dans un coin de la maison.
Il revient et me fait face.
– Vous ne vous démontez pas facilement vous, pour un voyageur accidentel !
Je n'aime pas son regard. Il me toise avec méfiance. Je croyais l'avoir convaincu de ma bonne foi.
– Bon il est temps de passer aux choses sérieuses !
Il étend le bras. Dans sa main se trouve un genre de clef, évasée au sommet. La clef se met à rougeoyer. Je pense à du métal chauffé à haute température.
– Vous allez vous brûl…
J'ai dû m'évanouir.
Je me suis réveillé au petit matin. Sur des couvertures à même le sol. La cendre fume encore doucement.
– Tu es réveillé. me dit-il.
Ses paroles sont étranges. Je me demande si je ne suis pas encore endormi, en train de rêver. J'embrasse du regard la pièce et l'espèce de barbare qui l'habite.
– Viens manger !
Il me montre un bol.
J'entend, je comprend et pourtant rien ne sonne comme il faut.
– Je te remercie de ton hospitalité.
Les mots me sont venus, sans que je les attende. Je ne voulais pas vraiment dire ça, plutôt : merci, mais que c'est-il passé ? La clef rouge ? Je suis perplexe.
– C'est du gaulois ? Je parle gaulois ?
Je tremble sous le choc. Il se lève et me tend la main. Il m'aide à me relever. Je m'écarte, lâche sa main. Je me dirige vers la porte. Il reprend en français :
– Où veux tu donc aller ?
– Parce qu'on se tutoie ?
Je n'ai qu'une envie et c'est de me carapater.
– J'ai regardé dans ton esprit et j'y ai vu que tu étais sincère.
Il me regarde avec acuité. Il me fait un peu peur. Je ne dis rien, j'ai la gorge serrée. Il reprend dans l'espace libre laissé par mon silence.
– Où alors tu es très fort !
– Pourquoi ?
J'ai utilisé le mot gaulois. Il sonne étrangement. J'ai l'impression de parler avec des cailloux dans la bouche.
– Je suis un veilleur. Tu comprends quand je te parle ?
– Un veilleur, oui. Une sentinelle ?
– Tu ne peux pas te "promener" dans le temps à ta guise. Il y a des règles à respecter. Des points clés, des moment de bascule. Une action isolée n'a généralement pas de réel impact. Mais il faut rester très prudent.
Je suis soufflé. Il me parle enfin franchement.
– Je ne demande qu'à rentrer chez moi. À Paris ! Dans les embouteillages et la pollution…
– Maintenant que tu connais la danse, tu ne peux pas la désapprendre.
Les mains devant moi, je m'agite.
– Je ne comprend pas. Je veux juste rentrer à la maison !
– Il est trop tard Jean.
– J'ai parlé dans mon sommeil ?
– Plus que ça…
Il s'approche et se saisit de ma main droite. Je me recule vivement. Un bracelet de cuivre est apparu à mon poignet. J'essaie de le retirer, machinalement, sans comprendre. Il ne passe pas ma main et aucune ouverture.
– Je l'ai réglé de manière à ce que tu ne puisses pas changer d'époque.
Une voix d'homme résonne.
– Ducarios ! Fainéant ! Tu traines ?!
Mon hôte me chuchote :
– Je suis Ducarios, tu es Samus, un cousin de Buron au sud. Tu as eu des ennuis avec les romains.
Puis il se retourne vers le visiteur et lui répond :
– J'arrive ! Je te présente mon cousin. Il vient apprendre le métier.
Le voisin, un homme très charpenté, petit mais sûr de lui-même, m'examine de la tête aux pieds. Il se frotte la barbe et la moustache, perplexe sans doute de me trouver trouver glabre.
– Il n'est pas un peu vieux pour commencer un apprentissage ?
Ducarios intervient.
– Le pauvre a été malade. Il est déterminé à rattraper le temps perdu. N'est-ce pas Samus ?
– Je n'ai pas fait exprès… Je veux dire oui ! Le temps ne se rattrape pas ! Monsieur…
– Épénos ! Je m'appelle Épénos.
Il se tourne vers Ducarios.
– Tu ne lui as pas encore parlé de moi ?
Puis me faisant face :
– Soit le bienvenu Samus ! Tu as de travail à faire, beaucoup de travail.
Pas de chômage, c'est bon signe. Il m'écrase la main et me tape fermement sur l'épaule.
– Il va falloir te remplumer mon gaillard. ajouta t'il en riant.
Je viens de commencer ma vie de gaulois.
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