Le Tranchant des Mots
Dans la petite salle de bain, un jeune père de famille fait sa toilette. Torse nu, il se regarde dans le miroir, peignant méthodiquement ses cheveux bruns. La radio diffuse un vieil air anglais méconnu, emplissant la pièce d’une sonorité mélancolique. Dans une demi-heure, il devra partir à son travail. Il y gagnera suffisamment d’argent pour pouvoir vivre tranquillement avec sa famille.
Il pose son peigne, la coupe lui plaît ; à la barbe maintenant. Il se frotte un peu le menton, le regard fixé vers son reflet, tâtant le terrain que son rasoir va clairsemer. Une fois cette première étude faite, il prend délicatement son tube de mousse à raser, en met un peu sur ses mains, puis s’en tartine le bas du visage. Enfin, il encoche la lame de son rasoir et la nettoie méticuleusement, comme un chirurgien préparant ses outils de travail.
La musique se fait plus puissante, plus intense, plus sensible. La lame coupe net la forêt de poils tapissant le menton de l’homme. Des petits arbres noirs tombent petit à petit dans le lavabo, emportés par la cascade descendant du robinet. La mousse est chassée par le rasoir, laissant la peau à nue, meurtrie par l’absence de son bosquet. La lame fait renaître le visage du père en arrachant les traces du temps qui passe.
La porte grince. Le père ne fait pas attention, s’appliquant méthodiquement à explorer chaque pan de sa peau pour la soumettre à l’exécution du rasoir. Sa main déforme son visage à l’allure si inflexible. Elle joue de ce visage élastique pour faciliter le passage de la lame impitoyable. Seuls les maîtres du rasoir peuvent faire de leur visage un contorsionniste.
« Papa ? »
Papa ? Papa ! Un mot suffit de détruire cet instant de pure prouesse de la part de l’artiste. La lame s’enfonce plus profondément dans l’épiderme par un geste maladroit. Et un filet de sang s’échappe de la plaie, coulant sur la peau fraîchement irritée, avant de rejoindre le lavabo. Et, pour marquer ce jour d’une pierre blanche, l’eau se teinte de rouge.
« Papa ? Tu saignes ? »
Ces mots le touchent, le brûlent, le bousculent. Tout son être s’effondre à entendre cette voix si douce à son tympan. Alors il se retourne vers son fils et cache sa plaie avec sa main, en vain. Des fils de sang tissent des liens entre ses doigts pour les emmailler dans un filet rouge. Alors il s’abaisse à la hauteur de son fils, le regarde et l’enserre. Leur tête repose chacun sur l’épaule de l’autre.
« Papa ? Tu vas bien ? »
Le père se met à sangloter. Unis par leur sang, ils sont reliés. La plaie a créé cette ouverture, ce miracle. Enfin, l’enfant a rejoint leur monde. Un monde des mots, un monde de l’expression où chaque individu a le droit de communiquer. Ils sont enfin totalement unis. Par le sang, par les mots, ils sont enfin ensemble, après tant d’années de séparation.
« Tu parles enfin ! Tu parles enfin »
Et il se remit à pleurer. La lame ensanglantée de l’espoir traîne encore dans le lavabo, entre les restes de poils et d’eau salie.
Mot : Blade => Lame
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