Chapitre 3/3
Leur retour suscita beaucoup d'espoir à Surapal. Dyey savait qu'elle ne pouvait que l'anéantir.
Mais à quoi peuvent-ils s'attendre ? Bien que Protectrice, je ne suis qu'humaine, et je n'ai même pas une réponse à leur donner sur les origines de ce désastre.
Ainsi se préparait-elle à les décevoir. Les mulets s'arrêtèrent devant la maison du chef, la femme mit pied à terre et osa jeter un regard autour d'elle. Elle en croisa d'autres, avides d'explications, de solutions. Elle n'avait rien de tout ceci à offrir, aussi sans un mot, et un peu lâchement, elle entra vivement chez son hôte. Dyey ne pouvait s'attarder et devait retourner chez elle, ensuite repartir sans attendre pour le Protectorat Central. Il devenait urgent de consulter Dïjali, Mère Supérieure de son ordre.
Dans l'habitation, régnait la pénombre, à peine repoussée par quelques lueurs de bougies. La pièce principale, meublée sommairement, dépouillée de tout ornement, était bien plus vaste que dans la majorité des maisons du hameau. Par contre, guère de clarté, la faute aux fenêtres qui laissaient passer peu de lumière, mais dont l'étroitesse préservait du froid mordant des hivers rudes de cette région.
Chinshi, son élève, demeurait là où elle l'avait laissé, au chevet d'un adolescent, allongé sur un grabat crasseux et plongé dans le coma depuis plusieurs jours. Il en souffrait depuis sa rencontre tragique avec l'Arcanzur. La victime n'était pas un chasseur, même pas un apprenti. D'ailleurs, il n'y avait aucun traqueur dans ce village. Mais le mystère ne s'arrêtait pas là, l'endroit où le garçon avait croisé la créature était tout autant atypique : le bord d'un fleuve impétueux, proche du village, et qui traversait le comté de Changïrih du nord au sud. Or, il était communément admis que l'Arcanzur craignait l'eau courante et ne s'en approchait jamais.
Dyey s'avança et effleura l'épaule de la novice. Celle-ci se tenait en tailleur, les mains posées sur son front, elle récitait des mantras. Elle frissonna, se redressa, fixa son mentor.
— Nous devons partir.
— Et pour le garçon, nous ne l'emmenons pas avec nous ? Peut-être que nous trouverons de quoi le soigner au dispensaire…
— Nous n'avons presque plus de place là-bas, nous devons donc nous en remettre aux Dieux. En attendant, il est mieux avec les siens.
La jeune fille ne chercha pas à protester. Elle se releva, secoua la poussière qui maculait sa robe et son manteau et posa sur ses cheveux tressés en couronne, un fichu de coton brun qu'elle noua sous son menton. Satisfaite, la protectrice hocha la tête, avant de pivoter vers le responsable de la communauté.
— Je vais devoir rentrer, ne doutez pas que, dès mon retour, je fasse en sorte que vous receviez quelques aides en prévisions de l'hiver.
L'homme fronça les sourcils, ses lèvres s'abaissèrent en une moue sceptique, il demanda avec une certaine méfiance :
— Quand exactement ?
— Dès que possible.
La mine du chef lui apprit qu'il ne la croyait pas vraiment, son regard se chargea de reproches et d'une lueur de menace, ce qui n'échappa guère à la Protectrice. Ainsi glissa-t-elle sa main vers l'aumônière qui pendait à sa ceinture, l'ouvrit et en sortit une dizaine de pièces. Chinshi, qui n'avait pas manqué de remarquer son geste, se figea de surprise. Dyey donna l'argent à l'homme sans tenir compte de la réaction de la novice.
— C'est peu, mais cela vous permettra de patienter jusqu'à ce que les subsides du temple vous parviennent.
Sans attendre qu'il la remercie, elle attrapa l'adolescente par le bras et l'attira dehors.
Une troupe de gens s'était agglutinée devant l'entrée, ils restaient mutiques, mais Dyey devinait dans leurs yeux des espérances qu'elle ne pouvait combler ajouté à une sorte de rancune. Sans lâcher la jeune fille, elle fendit cette foule, vaguement hostile, qui avec réticence les laissa passer. Quelques mains les agrippèrent, elles entendirent des reproches à peine chuchotés, cependant elles purent s'en libérer et atteindre une placette sur laquelle leur carriole et son conducteur patientaient. Arrivées là, elles y grimpèrent rapidement.
— Allons-y, ordonna la Protectrice.
Très vite, il leur fit quitter la petite agglomération. Chinshi attendit que la voiture se soit suffisamment éloignée pour s'adresser à Dyey.
— Pardonnez-moi, ma sœur, mais je ne comprends pas, pourquoi avoir donné votre argent ?
— C'est pourtant clair, cette communauté en avait plus besoin que moi.
— N'en aviez-vous pas juste assez pour passer chez l'herboriste à notre retour ?
— Je m'arrangerai avec l'herboriste, j'ai paré au plus urgent. Je me devais de faire un geste, afin d'assurer notre départ.
Le regard clair de l'élève se teinta d'incompréhension.
— Vous voulez dire qu'ils nous auraient retenus contre notre gré ? Ils n'auraient jamais fait ça !
— Ma chère petite, tu apprendras que la désespérance et la colère, peuvent être un moteur puissant pour faire basculer les gens dans la violence. Et plus grandes sont les attentes, plus forte et plus radicales peuvent être les réactions s'ils n'obtiennent pas satisfaction, au moins partiellement.
Chinshi comprenait, cependant elle restait inquiète pour son professeur.
— J'espère en tous les cas que l'herboriste sera compréhensif.
— Il le sera.
Le ton de Dyey se voulait rassurant, mais il fut suivi par une violente quinte de toux. Elle attrapa son mouchoir et le plaça devant sa bouche. La novice, avec sollicitude et douceur, tapota son dos.
— Cela ira-t-il, Ma sœur ?
Les spasmes s'espacèrent et se calmèrent. Aussi, d'un signe de tête, la Protectrice l'affirma, essuya ses lèvres et roula en boule l'étoffe. Dissimulant ainsi les traces de sang qui la souillaient, elle s'efforça de sourire. Son élève bien qu'à moitié rassurée n'insista plus.
La carriole s'engagea sur un pont qui enjambait le fleuve, celui-là même où le comateux de Surapal avait rencontré l'Arcanzur. L'humeur de la Protectrice s'assombrit, plus encore en observant le flot rapide et limoneux, parcouru de rares éclats olivâtre. Le ciel chargé de lourds nuages ajoutait encore à la pesanteur du paysage et son pessimisme.
Ô obscures divinités, le monde perd sa cohésion, et de votre part, pas l'ombre d'un signe pour en comprendre la raison.
Une supplique inutile de la part de Dyey. Elle se sentait frustrée, inutile et ceci pour la première fois de sa vie. À présent, ses espoirs résidaient en l'inquisition représentée par son frère, et aussi la supérieure de son ordre.
J'espère qu'il a reçu ma lettre, et qu'il va nous envoyer du soutien sans tarder.
Alors que cette pensée traversait son esprit, la charrette stoppa brusquement, et le cheval qui la tirait se cabra. Affolé le conducteur le maîtrisa à grand-peine. Dyey se redressa. Des yeux, elle cherchait les raisons de cet incident, mais ne voyait rien qui puisse l'expliquer, si ce n'est une sorte de brume opaque qui occultait l'autre côté du pont. Alors qu'elle réalisait l'étrangeté de ce brouillard inattendu, quelque chose en émergea.
Gracieux, étincelant, noble, calme et cependant indiciblement menaçant. Le regard de l'apparition brilla, puis une sorte de chant discordant se diffusa dans l'éther.
Le cocher, La femme et la jeune fille, pareillement hypnotisées s'étaient immobilisées, tandis qu'à leurs yeux hallucinés, se révélait l'Arcanzur…
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