Chapitre 4/1

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"... D'après les témoignages, le traumatisme des populations à la suite du tremblement de terre, fût important. Une partie des habitants, essentiellement les plus fortunés, quittèrent la capitale le jour même. Par contre, lakïkan IV, resta sur place. (Beaucoup disent que le surnom qu'on lui attribua par la suite, le brave, viendrait de cette attitude à contre-courant des édiles de l'époque.) Cela n'enleva rien aux mécontentements consécutifs au décret proclamé par ce même Imperator, qui condamnait à la déchéance, voire la mort, toutes personnes qui déserteraient la cité sans raison impérative... "

Chroniques de Jaïbah - Archives du protectorat central

Cité de Jaïbah - Résidence de Laïk de Grey

Deux jours, c'était le temps écoulé depuis son agression. Il s'en était sorti avec une côte cassée, une belle bosse à l'arrière du crâne, un égo fortement égratigné. Depuis, Laïk restait alité, en remuant une mauvaise humeur que son intendante supportait avec stoïcisme. Oh, il aurait pu se lever et passer à autre chose, mais il se focalisait sur sa mésaventure.

Déconvenue et humiliation ; seules sensations qui l'agitait quand on toqua à sa porte.

Ishani rentra avec un plateau.

— Je n'ai pas faim, ni besoin de vous !

— Ce n'est pas pour vous, mais pour votre visiteur, Père Laïk.

Elle s'effaça sur ses mots, laissant la place à un homme grand, osseux, au regard vif, vêtu de bure sombre. Sur l'épaule gauche, un insigne ; un œil surmontant un ciboire ; ce religieux était l'Abbé de l'ordre des inquisiteurs.

Surpris, gêné. Son état de relâchement lui apparaissait. Il tenta de retrouver un certain amour-propre, plutôt mal que bien d'ailleurs, se redressa.

— Éminence... ? Quelle surprise ! Je veux dire heureuse surprise... Heu je...

— Surprise partagée mon cher Laïk ; je ne suis guère ravi de vous voir paresser, alors qu'en ces heures sombres, le Temple a besoin que ses forces vives soient mobilisées !

Pris en faute, l'inquisiteur resta coi. Cependant, il glissa hors de son lit. Une grimace involontaire tordit ses traits, sa côte endolorie se rappelaient à lui. L'Abbé s'adressa à la femme.

— Veuillez l'aider à sa toilette, je vous prie.

L'intendante posa son chargement sur la table, s'empressa auprès de Laïk. Son hôte, quant à lui, monopolisa un siège, après s'être saisi d'un mug fumant. L'arôme puissant l'enchanta. À petites gorgées, il dégusta le breuvage. Toutefois, il ne quittait pas des yeux son subalterne.

Quand Laïk fut enfin prêt, il laissa son récipient vide, se leva.

— Suivez-moi, nous avons beaucoup à faire.

L'inquisiteur De Grey se garda bien de protester.

Peu après, à bord d'un palanquin, ils quittaient la propriété. C'est là que Laïk prit conscience d'une chose singulière ; il n'y avait pas un chat dans les rues.

L'inquisiteur mesurait le contraste flagrant avec sa dernière traversée de la cité ; les échoppes fermées, les fenêtres masquées de volets clos, le silence, si ce n'est quelques aboiements de chiens ou croassements de corbeau, le bruit du vent qui faisait voleter la poussière des rues. L'oppression lui tordait l'âme ; même les odeurs nauséabondes, qui d'habitude imprégnaient l'air lui manquait.

Il eut l'impression d'une fin de civilisation.

Il frémit, osa demander :

— Où allons-nous ?

— Je retourne à l'Abbaye, mais avant je vais vous déposer au palais.

— Et je suis censé y faire... quoi ?

— Rencontrer Dame Béada et l'interroger sur son usage de la scintillante.

— Pardonnez-moi, mais cela n'entre pas dans mes prérogatives actuelles.

— Bien sûr que si, vous faites partie de l'inquisition ! Par ailleurs, il est possible que cet entretien vous éclaire - enfin nous éclaire - sur les problèmes soulevés par la lettre que vous avez reçue récemment de la part de votre sœur.

Là, son subalterne resta bouche-bée. L'Abbé se permit un large sourire :

— Ne soyez pas si surpris, j'ai parlé avec le Premier Diacre, pas plus tard que ce matin. Il m'a fait part de votre visite et surtout de votre petite discussion.

— Bien sûr, cela était légitime. De toute façon, je comptais vous consulter à ce propos. Ceci dit le rapport m'échappe.

— Disons que je me fie à mon intuition.

Mille questions se pressaient sur les lèvres de Laïk, mais il préféra les garder pour lui. Une seule franchit ses lèvres.

— Au terme de cet entretien devrais-je faire arrêter Lady d'Obrin.

— Si cela était, nous serions accompagnés par nos moines-guerriers. Le but n'est pas d'entrer en conflit avec la Maison Impériale, mais d'établir une... comment dire ? Une relation d'assistance mutuelle.

— Je vois, et si l'Imperator s'y oppose ?

— Ce n'est pas son intérêt de refuser notre rameau d'olivier, nous sommes actuellement en position de force. Mais faire preuve de mansuétude ne pourra que nous être bénéfique.

Laïk, n'était guère convaincu, mais préféra se taire. L'Abbé fit de même. Et le palanquin, à vive allure et sans rencontrer quiconque, poursuivit sa route en direction du Domaine Palatial.

Palais Impérial - Une poignée de minutes plus tard.

Béada ne décolérait pas ! Depuis la secousse tellurique qui avait frappé Jaïbah, elle qui était censée quitter le palais s'y retrouvait coincée. La première raison avait été pratique, puisque, à la suite du séisme, les toits des écuries impériales et leurs dépendances s'étaient effondrées. Cela avait tué un nombre considérable d'animaux, peu d'esclaves, de domestiques. Par contre, son cocher et sa voiture personnelle n'avaient pas échappé à cette destruction. De là, elle aurait pu utiliser d'autres moyens de transport, mais une tourmente s'était emparée des résidents du palais. Tous voulaient fuir, et bien sûr, elle n'en avait pas trouvé un seul de suffisamment altruiste pour lui proposer un partage de véhicule.

La seconde raison expliquant ce départ raté, venait de son cousin, ou plutôt du décret inédit qu'il avait proclamé le jour même de la catastrophe.

Il est vrai, qu'aucunes barrières autour du palais ne lui interdisaient de partir, juste des contrôles renforcés aux différentes enceintes et aux portes de la ville. Cependant, elle aurait dû renoncer à ses biens et ses titres de noblesse. Autrement dit quitter la ville, sans équipage, sans escorte, serviteurs ou esclaves.

C'est ce que lui avait signifié le Suprême, avec une certaine jubilation, quand elle l'avait sollicité à son tour.

— Tu es libre de t'en aller, tu ne seras pas mise à mort, après tout, tu es ma cousine n'est-ce pas ? Par contre, que tu me sois apparenté ne te protègera pas de la déchéance. Bien au contraire, cette appartenance t'oblige à montrer l'exemple.

— Et que fais-tu de l'inquisition, si je reste ? Tu n'as donc plus peur qu'elle vienne me demander des comptes et que je parle trop si cela était ?

— Ils ont d'autres priorités dans l'immédiat et je ne crois pas que tu en fasses partie.

Il l'avait laissé sur ces mots.

Depuis, Zéïa faisait les frais de sa mauvaise humeur et devait utiliser toute son habilité pour échapper à la main leste de la Dame. Dans ces moments-là, la servante songeait aux esclaves qui avaient profité de la confusion pour s'enfuir ; elle regrettait de ne pas les avoir imités. Bien sûr, la plupart avaient été repris dans les heures qui avaient suivi et avaient payé cher leurs escapades. Mais certains demeuraient introuvables et Zéïa se plaisait à penser qu'elle aurait pu réussir aussi. Pour l'heure, elle continuait à courber l'échine devant une femme revancharde, qui ne supportait guère l'enfermement.

Lady d'Obrin ne pouvait même plus se promener dans les jardins. Depuis l'événement, ils étaient devenus de vraies chausse-trappes et avaient révélé un sous-sol parcouru de mystérieuses galeries dont personne ne s'expliquait l'origine. Béada restait donc la plupart du temps à l'intérieur. Où, comme ce jour-là, allongée sur la méridienne de sa terrasse (heureusement intacte). Elle croquait des friandises, principalement des loukoums poisseux et sucrés, en houspillant fréquemment son esclave et en invectivant les dieux.

Mais finalement, elle se tenait tranquille.Ce qui arrangeait l'Imperator, déjà bien trop occupé à garder sa cohérence aux institutions impériales. Car, le décret proclamé à temps pour éviter leurs délitements n'avait pas été assez rapide pour empêcher certains hauts fonctionnaires de décamper.

Seul dans son cabinet de travail, épuisé - il n'avait pas fermé l'œil depuis deux jours - , il craignait par-dessus tout, que cette proclamation ne se révèle qu'un pis-aller. D'autres inquiétudes s'y ajoutaient. Elles concernaient l'Église Obscure. Contrairement aux forces étatiques, celle-ci demeurait solide et ses différents corps unis face à l'adversité.

L'espoir que dans un premier temps le séisme puisse desservir le culte avait vécu ; les temples ne désemplissaient plus. Par ailleurs, il avait dû accepter que les moines guerriers renforcent la sécurité de la cité. Ainsi le pouvoir des religieux se renforçait, drainant derrière eux l'influence d'un peuple, certes majoritairement modeste, mais qui, par la force des choses, sapait son image de souverain omniscient. À cela s'ajoutait un ralentissement sensible de l'économie.

En résumé, il n'avait jamais senti sa position autant affaiblie. Aussi, quand son premier secrétaire vint l'avertir qu'un visiteur venait de se présenter, qui plus est un inquisiteur, il sentit le poids de ses responsabilités s'alourdir davantage. Il sut alors qu'il allait devoir jouer serré pour s'en sortir.

lakïkan IV venait d'entrer de plain-pied dans une zone de turbulence.

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