"Un sorcier, vraiment ?"
La neige tombait en silence sur le village de Kovany, étouffant chaque bruit et enveloppant les maisons dans un linceul glacé. Les chasseurs étaient arrivés à la tombée de la nuit, leurs bottes s’enfonçant dans la poudreuse avec un craquement qui semblait déranger les ombres elles-mêmes. Le vent soufflait à travers les ruelles désertes, s’infiltrant entre les planches mal ajustées des habitations, et, à chaque rafale, les chasseurs resserraient leurs manteaux autour d’eux.
Anatol Vyrin cracha sur le sol gelé, son souffle formant un nuage qui s’évapora presque instantanément.
- Maudit endroit, grommela-t-il. C’est toujours pareil avec ces villages. Les gens se terrent, refusent de parler, et quand ils daignent ouvrir la bouche, c’est pour déverser des idioties. Un sorcier, vraiment ?
— Ils n’ont pas tort à chaque fois, Anatol, répondit calmement Ilyan Dubrov, leur commandant. Souviens-toi de Prizhov.
Le visage d’Anatol se durcit à l’évocation de ce nom. Prizhov n’était plus qu’un tas de cendres à présent, et pas un seul membre de l’équipe de chasseurs envoyée là-bas n’en était ressorti indemne. Lui-même portait encore les cicatrices de cette mission – des marques invisibles sur son âme, mais bien réelles dans ses cauchemars.
— C’est différent, murmura Anatol après un moment. Là-bas, on savait à quoi on avait affaire. Ici... ils n’ont que des rumeurs. Une récolte qui pourrit ? Des enfants qui toussent ? Ça peut être n’importe quoi. Pas forcément un sorcier.
— Et si ça l’est ? rétorqua Ilyan, ses yeux sombres fixant Anatol avec gravité.
Un silence pesant s’installa entre eux.
*
Leur guide, un vieil homme voûté nommé Yuri, les mena à travers les ruelles jusqu’à la maison du bourgmestre. Les chasseurs, trois hommes au total, semblaient disproportionnés dans ce décor misérable. Anatol, trapu et râblé, ajusta le lourd fusil qu’il portait en bandoulière, tandis que Misha Kholin, le plus jeune de l’équipe, jetait des regards nerveux autour de lui.
— C’est ici, annonça Yuri d’une voix tremblante en s’arrêtant devant une maison basse dont les volets battaient faiblement sous l’effet du vent. Il vous attend. Il a des… informations.
— Pas de torches, pas de bougies, pas même un feu dans les cheminées, murmura Anatol en scrutant les alentours. On dirait que ce village entier attend sa fin.
Yuri n’ajouta rien et disparut dans la nuit sans un mot de plus.
À l’intérieur de la maison, le bourgmestre les attendait. Un homme maigre et fatigué, le visage marqué par des rides profondes et une barbe qui n’avait pas vu un rasoir depuis des semaines.
— Merci d’être venus, commença-t-il, mais sa voix manquait de conviction.
— Pas de remerciements nécessaires, coupa Ilyan. Nous avons été appelés. Parlez. Quelle est la situation ?
Le bourgmestre déglutit avec difficulté avant de répondre.
— Cela a commencé il y a deux mois. Des animaux morts retrouvés aux abords des bois, vidés de leur sang. Des récoltes… pourries, comme si elles avaient brûlé de l’intérieur. Puis des enfants sont tombés malades. Trois sont morts en l’espace de quelques semaines. Nous avons trouvé… des choses près de la forêt. Marques étranges, objets que personne ne reconnaît. Des signes.
Il s’interrompit, visiblement réticent à continuer.
— Des signes ? Quels signes ? insista Ilyan.
— Des runes… et des os, murmura le bourgmestre. Nous avons brûlé ce que nous pouvions. Mais… ça continue. Et puis il y a eu cette femme.
— Quelle femme ? demanda Anatol en plissant les yeux.
Le bourgmestre recula légèrement, comme s’il craignait de prononcer les mots.
— Elle est venue dans le village il y a trois semaines. Une étrangère. Personne ne l’a vue entrer, et pourtant elle était là. Une silhouette... encapuchonnée, qui rôdait dans les bois. Certains disent qu’elle parle aux ombres, qu’elle… qu’elle les commande.
Un silence glacial emplit la pièce.
— Et où est-elle maintenant ? demanda Ilyan, sa voix coupant comme une lame.
— La dernière fois qu’on l’a vue, elle se dirigeait vers l’ancienne maison des Petrovitch, à la lisière de la forêt. Mais personne n’ose s’y aventurer.
— C’est pour ça que nous sommes là, déclara Anatol, le regard dur.
Le bourgmestre détourna les yeux, incapable de soutenir leur regard.
*
Les chasseurs quittèrent le village sous un ciel sans étoiles, la lumière de leurs lanternes vacillant dans la nuit glaciale. La forêt semblait s’étendre devant eux comme une gueule béante, prête à les avaler tout entier.
Misha Kholin jetait des regards nerveux derrière lui, son souffle court s’échappant en nuages rapides dans l’air gelé.
— Tu trembles comme une feuille, Misha, grogna Anatol sans ralentir le pas. Si tu continues comme ça, tu vas attirer toutes les bestioles des bois avant même qu’on atteigne la maison.
Misha serra les dents mais ne répondit pas. Anatol avait raison : son fusil tremblait entre ses mains gantées, et ses bottes crissaient sur la neige avec un bruit trop fort à son goût.
— Laisse-le tranquille, Anatol, intervint Ilyan d’une voix basse mais autoritaire. Le gamin a raison d’avoir peur. Ces sorciers… ils ne sont pas comme les bêtes qu’on chasse d’ordinaire.
— La peur ne nous sert à rien, Commandant, répliqua Anatol sans se retourner. C’est avec ça qu’ils nous attrapent. Qu’ils jouent avec nous.
Le silence retomba sur le groupe, seulement troublé par le bruissement des branches sous le vent.
*
Ils atteignirent la maison peu après minuit.
La bâtisse était un squelette de bois et de pierre, ses murs affaissés par des années d’abandon. Les fenêtres étaient béantes, noires, comme des orbites vides. Un frisson parcourut Misha lorsqu’il aperçut une silhouette fugace dans une des ouvertures, mais il n’osa pas en parler.
— Elle est là, murmura Anatol en s’arrêtant devant le portail brisé qui menait à la maison.
Ilyan observa les lieux, son regard glissant sur les runes gravées dans les troncs d’arbres alentour. Elles luisaient faiblement, comme imprégnées d’une énergie latente.
— Des protections, dit-il, plus pour lui-même que pour les autres. Ou peut-être des pièges.
— Des pièges ? répéta Misha, sa voix étranglée par l’angoisse.
— Reste derrière moi, ordonna Ilyan en levant sa lanterne. Avançons prudemment. Pas de mouvements brusques. Anatol, couvre-nous.
Ils passèrent le portail et s’approchèrent de la maison. Une odeur étrange flottait dans l’air, un mélange de bois brûlé et de fer rouillé.
À l’intérieur, la maison semblait plus sombre encore que la nuit. Anatol alluma une torche, et la lumière révéla un chaos indescriptible. Des meubles renversés, des murs couverts de symboles gravés à même la pierre, et un autel improvisé au centre de la pièce principale. Des ossements humains et animaux y étaient empilés, formant une structure fragile mais terriblement menaçante.
Misha retint un haut-le-cœur, son estomac se tordant à la vue des restes.
— C’est elle qui a fait ça, pas vrai ? murmura-t-il.
— Rien n’est sûr, répondit Ilyan en s’approchant de l’autel. Mais ça ne présage rien de bon.
Anatol inspectait les murs, son fusil pointé devant lui. Il s’arrêta devant une inscription gravée en lettres grossières.
— Commandant, venez voir ça.
Ilyan s’approcha et passa ses doigts gantés sur le message.
— Qu’est-ce que ça dit ? demanda Misha, qui peinait à détacher son regard des ossements.
Ilyan hésita avant de répondre.
— “Ils viennent pour moi. Mais ils repartiront dans les ténèbres.”
Un silence oppressant s’abattit sur eux.
— Elle sait qu’on est là, murmura Anatol.
*
Un bruit sourd résonna dans la maison, suivi d’un craquement sinistre. Les chasseurs se figèrent, leurs regards scrutant l’obscurité autour d’eux.
— C’était quoi ? chuchota Misha, sa voix tremblante.
— Restez groupés, ordonna Ilyan, le ton tendu mais ferme.
La lumière vacillante de leurs torches révéla des ombres qui semblaient bouger sur les murs. Les symboles gravés luisaient faiblement, projetant une lueur inquiétante.
— Commandant… commença Anatol, mais il n’eut pas le temps de terminer.
Un cri perça l’air, strident, inhumain. Quelque chose bougea dans les ténèbres, rapide comme un éclair. Avant qu’ils ne puissent réagir, Misha fut projeté contre un mur avec une force terrifiante.
— Misha ! hurla Ilyan en levant son arme, mais il ne voyait rien.
Les ombres semblaient se tordre et s’épaissir autour d’eux, étouffant la lumière de leurs torches. Anatol tira un coup de fusil dans le vide, mais le bruit ne fit qu’amplifier la panique.
— Reculez ! Sortez d’ici ! cria Ilyan, sa voix tranchant le chaos.
Ils se précipitèrent vers la sortie, mais l’entrée semblait s’être refermée sur eux. Une force invisible retenait la porte, et chaque seconde passée dans cette maison semblait aspirer leur énergie.
Ilyan se tourna vers Misha, étendu au sol, le souffle coupé.
— Anatol, couvre-moi ! hurla-t-il en se précipitant vers le jeune homme.
Mais avant qu’il ne puisse l’atteindre, un rire résonna dans la pièce. Un rire glacial, presque enfantin, mais chargé d’une malice indescriptible.
— Vous êtes si prévisibles, murmura une voix féminine, douce et cruelle à la fois.
La silhouette d’une femme apparut dans l’obscurité, ses yeux brillant d’une lumière rougeâtre.
— Reculez ! aboya Ilyan, mais la femme ne bougea pas.
Elle leva une main pâle, et soudain, tout sembla s’effondrer autour d’eux. Les murs de la maison se fissurèrent, le sol trembla, et une énergie oppressante les enveloppa.
Ilyan serra les dents en reculant, luttant contre la panique qui menaçait de le submerger.
Les ombres semblaient vivantes, rampant sur les murs comme des serpents affamés, s’élevant et se repliant dans un ballet grotesque. Anatol, le souffle court, lâcha un juron avant de tirer une nouvelle fois dans le vide. Le coup de feu illumina brièvement la pièce, révélant la silhouette effroyable de la femme. Elle était maigre, presque squelettique, et pourtant une aura écrasante de pouvoir émanait d’elle. Ses yeux rougeoyaient comme des braises dans un visage pâle et émacié.
— Restez groupés ! hurla Ilyan, sa voix se perdant dans le tumulte croissant.
Mais avant que quiconque ne puisse bouger, un cri déchirant retentit. Misha. Le jeune chasseur fut soudainement arraché du sol, son corps se tordant dans une posture impossible, comme si des mains invisibles le maintenaient en l’air.
— Lâchez-le ! hurla Anatol, levant son fusil.
Il tira, mais la balle traversa Misha sans même ralentir. Une éclaboussure écarlate jaillit de la poitrine du jeune homme, peignant le sol de givre d’un rouge sinistre. Son visage, déformé par la douleur, chercha désespérément ses camarades du regard avant de s’effondrer lourdement au sol, inerte.
— Misha ! cria Ilyan, se précipitant vers lui.
Mais il n’y avait plus rien à faire. Ses yeux vitreux fixaient le plafond, figés dans une expression de terreur.
— C’est… c’est un démon, pas une sorcière, balbutia Anatol, le regard rivé sur le corps sans vie de leur compagnon. On n’a aucune chance contre ça.
— Tais-toi ! aboya Ilyan, serrant son arme comme un talisman. C’est une femme, rien de plus. Elle saigne comme nous, et elle mourra comme nous tous.
La sorcière éclata d’un rire glacial, un son qui semblait gratter la moelle de leurs os.
— Vous vous trompez, murmura-t-elle, sa voix résonnant dans la pièce comme un écho désincarné. Vous êtes déjà morts. Vous ne le savez pas encore.
*
La lumière des torches faiblit, avalée par une obscurité mouvante. Les symboles gravés sur les murs s’illuminèrent soudain d’un rouge ardent, projetant des ombres torturées qui semblaient danser sur les pierres.
— Allons-nous-en ! hurla Ilyan, tentant d’arracher Anatol à son état de choc.
Mais le sol sous leurs pieds se déroba. Anatol perdit l’équilibre et s’écroula sur le dos, son fusil glissant hors de sa portée. Une forme indistincte surgit des ténèbres, s’abattant sur lui avec une force inhumaine.
— Non !
Ilyan tira à bout portant sur la masse sombre, mais le projectile sembla la traverser sans effet. Anatol hurla alors que des griffes invisibles lacéraient sa chair. Ses cris étaient si perçants qu’Ilyan sentit son sang se figer.
Il tenta de saisir son compagnon, mais une force invisible le repoussa violemment contre un mur. La douleur explosa dans son crâne, brouillant sa vision. Quand il reprit ses esprits, Anatol n’était plus qu’un amas informe de chair déchirée, gisant dans une mare de sang qui s’étalait sur les pierres froides.
Un goût métallique envahit la bouche d’Ilyan alors qu’il fixait les restes de son camarade. Les hurlements d’Anatol semblaient encore résonner dans ses oreilles, même après qu’ils se furent tus.
— Relevez-vous, Commandant, murmura la voix de la sorcière, douce mais terriblement moqueuse.
Il leva les yeux vers elle. Elle se tenait là, au centre de la pièce, ses mains osseuses tendues devant elle, comme un chef d’orchestre dirigeant une symphonie macabre. Son sourire était glacial, ses yeux flamboyaient d’une cruauté infinie.
— Pourquoi… pourquoi faites-vous ça ? balbutia Ilyan, luttant pour reprendre son souffle.
Elle pencha légèrement la tête, ses cheveux noirs tombant en mèches désordonnées sur son visage.
— Parce que vous êtes des intrus, répondit-elle. Vous venez dans ma maison, portez vos armes, vos torches, vos convictions. Vous vous croyez supérieurs. Mais ici, vous n’êtes que des proies.
Ilyan tituba, son fusil tremblant entre ses mains. Son instinct lui hurlait de fuir, de courir dans la nuit sans se retourner, mais ses jambes refusaient de bouger.
La sorcière fit un pas vers lui, et à cet instant, il sut qu’il ne quitterait pas cette maison vivant.
— Je vais vous arrêter, déclara-t-il, sa voix faible mais déterminée.
Elle éclata d’un rire moqueur.
— Vous ? Me tuer ? Regardez autour de vous, Commandant. Votre courage est admirable, mais inutile.
Elle leva une main, et la pièce sembla s’effondrer sur elle-même. Les murs se pliaient et se déformaient, les symboles gravés suintaient une lumière écarlate, et les ombres dansaient avec une frénésie démente.
Ilyan tira une dernière fois, mais la balle ricocha sur un mur avant de disparaître dans l’obscurité.
La sorcière s’arrêta à quelques pas de lui, son sourire s’effaçant lentement pour laisser place à une expression froide et impitoyable.
— Adieu, Commandant.
Sa main se referma, et une douleur atroce s’abattit sur Ilyan, comme si des milliers d’aiguilles brûlantes transperçaient son corps. Il hurla, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
Il s’écroula au sol, incapable de bouger. La dernière chose qu’il vit fut le visage de la sorcière se penchant sur lui, ses yeux rouges brillant d’une satisfaction glaciale.
*
Lorsque les villageois de Kovany osèrent enfin s’aventurer jusqu’à la maison, ils ne trouvèrent que des ruines. La bâtisse avait été réduite en cendres, et des corps mutilés étaient éparpillés dans les débris.
Personne ne parla de ce qui s’était passé cette nuit-là, mais une chose était certaine : Kovany ne serait plus jamais le même.
Au loin, dans les bois, une silhouette encapuchonnée s’éloignait lentement, disparaissant dans la brume épaisse.
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