Ami d'enfance
Je n'ai jamais pu aimer une autre qu'elle. Je ne sais pas pourquoi. Dès le premier jour, elle m'a subjuguée. Ce qui émane d'elle est inexplicable : beaucoup de douceur, un peu de prestance et d'infinis gestes tendres que je pensais m'être destinés. Je me faisais des illusions.
À notre époque, un garçon romantique doit cacher ses sentiments, ne pas révéler sa sensibilité. J'ai caché mes émotions. J'ai masqué mon attachement sous des couches de pudeur. J'ai réussi à danser avec elle pendant dix ans sans jamais obtenir aucune marque d'affection. Comment pouvais-je lutter face à ce gars à l'allure fantomatique, au regard noir. Que lui trouve-t-elle ?
Non, décidément, je ne comprends rien à l'amour. Elle me l'a dit. Un jour, j'ai trouvé la force de lui avouer ce que je ressentais.
- Ne vois-tu pas que je suis amoureux, que chaque jour j'espère un regard, un compliment venant de toi ?
- Je ne peux pas, tout simplement, Jonathan. Entre nous, il y a cette amitié indéfectible que je n'oublierai jamais, qui m'a aidée à me construire. Tu as été là au bon moment pour ma carrière de danseuse. Je ne peux pas t'offrir plus que ce que je t'ai déjà offert. C'est déjà beaucoup. Chaque jour, il y a deux personnes qui sont importantes pour moi. Toi et Léo.
J'ai fait celui qui prenais ses distances, j'ai continué à danser avec elle, avec passion. Nous étions serrés l'un contre l'autre, nos gestes tout en harmonie prouvaient que nous étions faits l'un pour l'autre. Mon corps vibrait au contact de sa peau. Peine perdue. Elle ne pensait qu'à ses concours.
Mon entourage me pressait de questions, souhaitait nous voir en couple, trouvait que nous étions deux danseurs talentueux qui ne pouvaient que vivre ensemble.
Mais le scenario fut tout autre. Dès qu'elle quittait le studio, elle rejoignait son Léo. Combien de fois ai-je rêvé de lui faire la peau ? Moi, le doux et calme Jonathan. Moi qui encaissais chaque coup sans me plaindre.
Ma vie sentimentale se résume à une relation de quelques mois avec une fille qui ne m'intéressait pas. Dans les moments intimes, c'est à Marielle que je pensais. Son joli visage apparaissait au mauvais moment et me troublait.
Maintenant, on peut dire que son couple a éclaté. Dois-je me réjouir de les savoir tristes l'un et l'autre ? Pourquoi ai-je des frissons dans le dos quand je les imagine tous les deux ? J'affiche malgré moi ce sourire un peu niais de celui qui comprend qu'il a peut-être enfin une place dans sa vie.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'elle peut être à moi, maintenant, pour toujours. Suis-je assez doué pour trouver le moyen de me l'accaparer, d'enfin goûter à son corps ? D'embrasser ces lèvres qui depuis tout ce temps m'ont fui ?
Mes nuits sont agitées, je ne peux rien y faire, je l'ai dans la peau.
Cette fille m'obsède depuis vingt ans. Ses beaux yeux noirs dont l'éclat se ravivait dès qu'elle voyait Léo, doivent être ternes désormais.
Je rêve de caresser son ventre, de sentir sa respiration s'accélerer à mon contact, d'entendre son désir pour moi s'exprimer.
Je me regarde dans la glace. Je ne ressemble en rien à celui dont elle s'est entichée : un corps musclé certes, mais au torse recouvert de poils roux, des yeux bruns banals. Des dizaines de grains de beauté parsèment mon corps. Mes cheveux en bataille, plutôt indisciplinés m'ont valu le sobriquet de "Poil de Carotte".
Malgré tout, une nouvelle page se tourne pour moi. Je vais m'engouffrer dans la brèche, lui rappeler que j'ai toujours été là pour elle. J'étais un ami, je serai un amant. Le meilleur. Il faut qu'elle me donne une chance. Je l'ai écoutée, consolée, encouragée du mieux que je pouvais.
Je mérite un peu de son attention. Même si ce n'est pas de l'amour, cela lui ressemblera et enfin ce jour-là, je ne serai plus le gars qu'on appelle au milieu de la nuit. Il n'était pas rare en effet qu'elle me téléphone à quatre heures du matin, au bout de plusieurs heures d'insomnie. Sa voix éraillée par les pleurs était à peine audible.
- Jonathan, je te réveille ? Il est parti avec ses potes, il reviendra après le cambriolage, j'ai peur.
Pour la énième fois, je devais trouver les mots pour l'aider à se rendormir.
- Il sait ce qu'il fait, il est fort, il reviendra et tout sera comme avant.
Je m'étais renseigné sur son quotidien depuis l'emprisonnement de son homme. Elle commençait à l'oublier, s'encanaillait avec une fille qui faisait la tournée des bars. Elle était aussi connue pour fumer quelques joints lors de soirées privées excentriques.
Marielle, la reine des soirées de la jet set ? J'avais du mal à y croire et pourtant elle profitait enfin d'une jeunesse qui lui avait filé entre les doigts. Après tout, c'était son droit. Elle avait sacrifié tant d'heures à la danse.
Décidé à enclencher la première étape de mon plan, je passe alors un coup de fil à mon ami soliste à l'Opéra de Paris.
- Bastien, j'aimerais que tu me trouves une soirée où je suis sûr de rencontrer Marielle, tu peux m'arranger ça ?
- Tout est possible avec moi, répondit-il, sûr de lui. Par contre, fais gaffe, les amis de Léo la surveillent. Ils sauront te trouver en cas de dérapage. Tu devrais réfléchir avant de t'aventurer dans cette histoire. Tu vas y perdre des plumes.
- T'inquiète, je sais ce que je fais.
Je raccroche, le sourire aux lèvres. Ma décision est prise. Je veux ce rapprochement du plus profond de mon âme, dussé-je prendre des risques. Léo en avait pris lors de ses casses, moi ce serait pour conquérir sa belle.
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