[A3] Scène 4 : Aliane

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Aliane, Lorène Lenoir, Oscar von Hibenquicks, la troupe du Brigadier

V 3894 – cal. XXI

Aliane resta longuement figée devant la glace de sa loge. Son esprit s’évertuait à repousser autant que possible le moment où il lui faudrait renouer avec les lumières et les yeux de la foule braqués sur elle. Ce jour, la Marquise fêtait ses quarante cycles, et plus elle se regardait dans le miroir, plus elle peinait à s’attribuer un si grand âge, elle qui avait tant de fois croisé le froid chemin de la mort. Sa longue robe noire et blanche, dont le jupon dégradé aux multiples volants laissait paraître ses longues jambes fuselées, mettait entièrement en valeur une silhouette que ni l’âge, ni plusieurs grossesses dans des conditions rudes n’étaient parvenues à altérer. Le corset bustier en velours noir – confectionné aux ateliers du Vivarium, cela allait de soi – et entrecoupée de bandes de dentelle, étriquait sa taille menue et gonflait une poitrine qu’elle trouvait déjà affreusement grosse. Le décolleté était surmonté d’un fin ourlé blanc en v dont les extrémités dépassaient ses épaules telles deux ailettes en ondulant élégamment en pointes, rappelant les longs faux cils qui esquissaient de petites arabesques de part et d’autre de son visage aux pommettes hautes relevées de far. Les motifs à pois sur ses jupes, noirs sur fond blanc, étaient supposés reprendre les tenues traditionnelles de La Maldavera, comme pour rappeler qu’il s’agissait bien de son lieu de naissance devant une foule qu’il faudrait, plus que jamais, convaincre. Ainsi statufiée et accoutrée, elle ressemblait presque à une poupée qui eût attendu qu’on vienne l’animer, espérant toujours que ce moment n’adviendrait jamais. Elle avait beau avoir détesté sa vie au fond des bois aux côtés d’Édouard Warfler, elle en était presque à regretter la monotonie de cette existence recluse, consciente de ne plus du tout apprécier de vivre au grand jour.

« Tu veux devenir chanteuse ? Mais pour qui ? »

Pour qui, lui avait jadis demandé son vieux père. Phileas Winterwarm avait bien évidemment été conscient que les rêves de sa fille n’étaient pas réalisables, pas au vu de leur condition. Naïve et innocente, Aliane pensait alors que la Société ne pourrait pas faire de mal à une toute jeune fille désireuse de lui plaire et de la divertir, toute Chronologue qu’elle fût. C’était avant de découvrir le sort que la Société réserverait aux siens.

Il a été abattu dans l’escalier de notre maison. Il descendait pour se mettre à l’abri.

Sa vue s’assombrit brutalement. Aliane secoua la tête pour chasser les effusions de son passé et sentit une boucle s’échapper de sa coiffure pour lui rouler dans le cou. Dans le miroir, la mèche en tire-bouchon était irisée d’une strie rouge qui glissa sous la lumière, comme des larmes de sang homine. Elle se souvint de ses propres larmes, dans les toilettes des Wereck quelques heures plus tôt, et soupira. La Mémoire ne cesserait-elle donc jamais de lui jouer des tours ? Il ne s’agissait que de visions, fort heureusement, mais ô combien réelles.

« Lire le Temps, à défaut de pouvoir le manipuler sans crainte », lui avait mystérieusement confié sa mère, depuis les tréfonds de leur cave. Tel était leur apanage. Un apanage dangereux dont certains, comme Wesner, avaient abusé, jetant toute leur caste dans le désarroi.

Je ne suis pas une Porteuse de Mort. Les Wickley n’adhéraient pas à la Chronarchie. Nous n’avons rien fait à la Société…

Et pourtant, la Société avait tué dame Wickley mère et sieur Winterwarm sans égard pour leur innocence présumée, comme tous ceux des Lignes sacrifiées. Aliane se reprit. Il n’était pas l’heure de ressasser tout cela, pas avec le risque que cela représentait pour elle alors qu’elle était sur le point de paraître devant des centaines de personnes. Elle échangea une dernière œillade avec son reflet, paré tout comme elle des lentilles qui noircissaient son regard rougeoyant.

Tu n'es plus une Wickley, tu es une Overcour. Des homines pacifiques qui ont toujours servi la Société...

Cette même Société qui avait réclamé la guerre, alors qu’elle-même avait fui les Overcour et le sort étrange qui lui était réservé pour monter sur une scène qui finit par la dégoûter de ses rêves passés, avant de disparaître aux confins de la Draconienne, où elle n’avait jamais été heureuse et où elle pressentait que l’on viendrait tôt ou tard la chercher. Où qu’elle allât, elle ne trouverait nulle part de refuge pour elle et ceux qu’elle avait engendrés. Sa vie entière était une impasse, un cercle vicieux. Elle se demandait si ce monde de fous ne finirait pas par avoir raison de son esprit, à défaut de sa vie, quand de discrets coups retentirent contre le panneau de la porte. Elle sursauta. La douceur timide du geste l’informa qu’il ne s’agissait pas de Lenoir. Cela aurait dû la rassurer, mais la perspective de croiser un regard étranger la tétanisait.

« Oui ? finit-elle par balbutier. Entrez ? »

La jeune fille qui ouvrit la porte ne lui était pas inconnue, sans être une grande connaissance pour autant. Elle avait de longs cheveux blonds cendrés aux reflets verts, très tirés vers l’arrière et qui lui arrivaient aux fesses. C’était Delphine, une des danseuses que son imprésario avait recrutées en ouvrant le théâtre. Sa tenue était semblable à la sienne à une couleur et quelques fioritures près.

« Dame Marquise ? murmura cette dernière. Je m’excuse de vous déranger mais…

— C’est l’heure ! Il faut y aller ! » cria une autre jeune fille derrière elle.

La Chronologue reconnut les accents arrogants de la jeune Polly, une autre recrue. Elles étaient toutes là, à l’attendre : Delphine, Crecia, Polly et Noomie. Toutes prêtes pour la représentation, leurs atours calqués sur les siens. Avant d’être au Brigadier, Aliane avait toujours été seule sur scène. Malgré les spectacles et les répétitions, elle peinait à s’accommoder de ces présences qui passaient plus de temps à jacasser qu’à s’appliquer sur leurs jeux de jambe. Elle avait surtout du mal à s’habituer à ces quatre paires d’yeux qui la contemplaient avidement dans son dos, comme si elle détenait quelque chose qu’elles pourraient désirer : La beauté ? Le succès ? Lorène l’avait prévenue : pour toutes ces jeunes filles, la Marquise faisait l’objet d’une grande admiration. Ces petites demoiselles en jupons et froufrous avaient été jetées trop tôt dans le travail par leur fortune modeste, à peu près à l’âge qu’Aliane devait avoir au début de sa carrière, forcée par le destin. Elles étaient comme elle à leur âge, à rêver de paillettes et de lumières en fantasmant les bravos de la foule, cette même foule largement masculine dont elles ne faisaient que narguer l’appétit vorace. À les voir ainsi agglutinées à sa porte, la mère de famille eut presque peur, ne sachant si c’était l’effronterie de leur jeunesse qui l’effrayait, ou leurs yeux attachés sur elle comme s’ils pouvaient percer le moindre de ses secrets.

« Vous allez bien ? s’enquit de nouveau Delphine.

— Euh, oui, répondit-elle rapidement. J’arrive. »

Elle se leva, ajusta une dernière fois la voilette sur son chignon et ses longs gants noirs, et rejoignit les jeunes filles qui s’écartèrent sur son passage avant de la suivre, tel un petit troupeau, dans le couloir des loges. Aliane sentait toujours leurs regards dardés sur elle, mais elle décida de les ignorer. On lui avait appris à plaire aux hommes, pas aux fillettes qui enviaient son destin malheureux.

La néantide grimée en fémine conserva un air fermé jusqu’à ce que la foule la découvrît au lever du rideau. Alors seulement, ses traits renouèrent avec son masque d’actrice, celui de la Marquise, souriante, enjôleuse, envoyant des baisers à la foule de curieux venue la voir. La musique démarra aussitôt et elle entonna la chanson tandis que les quatre jeunes filles exécutaient leurs premiers pas de danse, tâchant d’avoir l’air séduisantes. Aliane veilla à ne pas cligner des yeux devant les objectifs qui crépitaient en lâchant des nuages de fumée dans l’air humide et l’odeur de bois moisi de la salle de spectacle. Même éblouie par les lumières, elle eut du mal à ignorer la foule inédite qui s’était pressée pour venir la voir, soi-disant pour honorer son cycloverse. Lenoir avait fait une communication du tonnerre pour cette soirée, allant jusqu’à utiliser le discours d’investiture du nouveau bourgmestre pour haranguer les foules et s’assurer un meilleur relai médiatique dans tout le Réseau. Il était ainsi assuré qu’Oscar von Hibenquicks ne manquerait pas de venir glisser la protubérance bosselée qui lui tenait lieu de nez, et c’était sans doute la perspective de la confrontation qui avait attiré le plus de monde. Aliane tremblait de le savoir parmi les spectateurs, crainte qui s’ajoutait à celle, devenue coutumière, de voir le plafond de l’antique théâtre du Brigadier leur tomber sur la tête, à force de rafistolages de charpente bâclés sur lesquels pesaient la neige. La pénombre autour de la scène devait dissimuler aux yeux de tous la décrépitude de ce vieux temple de la dramaturgie, érigé par Alfred Beddington sur la butte qui portait désormais son nom mais pas ses rêves de faire de Vambreuil la « Cité des artistes ». Sans doute ses pièces – on disait qu’il en avait écrit et fait jouer plusieurs – avaient-elles récolté quelques tomates et autres fruits avariés, comme la Marquise et ses dames lors de certains de leurs premiers spectacles.

Aliane se savait plutôt rigide sur scène, et à cet instant elle ne faisait pas plus d’effort pour faire jouer la voilure de sa tenue, mais jusqu’alors cette introversion mal dissimulée avait réussi à passer pour une timidité aguicheuse, la jeunesse et l’inexpérience aidant. Dix cycles de carrière et quatorze cycles d’absence plus tard, elle avait compris à ses dépends qu’on ne lui ferait plus de cadeau. Une fémine qui approchait inexorablement de l’âge mûr sans rien faire pour y remédier perdait ses admirateurs – Alma Volodie, leur régisseuse et ancienne cabarettiste elle-même, était payée pour le savoir. Par chance, les marques du temps restaient discrètes chez la Chronologue, gardant intact le désir de quelques vieux admirateurs, mais le public qui la méconnaissait restait plus difficile à conquérir. Une conscience toute professionnelle, sans doute, lui donnait l’espoir de voir l’affaire marcher enfin, tandis que les quatre danseuses descendaient parmi les spectateurs nombreux, éclairées par des faisceaux sporadiques, et vers lesquelles des mains en ombres chinoises se tendaient pour caresser leurs jupes, si ce n’était plus pour certains. Cette seule réaction et le besoin éprouvé de rester en retrait suffisaient à faire retomber l’entrain de la chanteuse. Aux cris galvanisants des quatre filles, qui agitaient volants et épaules nues sur leur passage, répondaient des « hourras » et des sifflements sans équivoque. Seule sur les planches, Aliane poursuivait quant à elle son chant avec la régularité d’un disque tournant sur un phonographe, jusqu’à ce que les musiciens dans son dos jouassent la dernière note. Elle se souvint bientôt, tout en saluant sous l’ovation, que ces derniers n’étaient pas plus recommandables que les sieurs dont elle distingait les yeux brillants de désir dans la marée obscure.

Un silence brutal s’abattit sur le théâtre, soudain plongé dans le noir. Il fut bientôt comblé par les murmures. Un projecteur venait de glisser vers les balcons, un des rares à ne pas avoir été condamné par son état lamentable, face à la scène toujours éclairée. Aliane s’efforça de conserver son sourire lorsqu’elle reconnut le profil hautain de celui qui, fut un temps, aurait pu devenir son beau-père. Appuyé au garde-fou comme à une tribune, Hibenquicks la toisait de haut, bien décidé à se venger de l’humiliation de leur procès. Derrière lui, les membres de son conseil nouvellement formé avaient le même air condescendant tandis qu’en contre-bas, des huées montaient, avertissant de la présence d’ouvriers dont on savait qu’ils ne voyaient pas l’arrivée de l’ancien seigneur d’un bon œil, eux non plus. Éparpillés dans la salle, les quelques journalistes venus immortaliser les retrouvailles ne rataient rien de cette scène très attendue.

« Je vois que vous n’avez pas trop de peine à renouer avec la civilisation, dame d’Overcour, chère Marquise, lança le bourgmestre depuis son perchoir. Vous voilà triomphante malgré le bruit qui court ! »

Aliane se contenta d’une jolie révérence polie et silencieuse en guise de réponse. Ce geste, qui devait pallier au manque de répartie de la cabarettiste, arracha des applaudissements à la foule et de nouveaux coups de sifflets. La Chronologue prit alors seulement conscience de la probable dimension scandaleuse de sa gestuelle et, bien qu’elle en frissonnât, ne la regretta guère. Ils étaient dans un théâtre, après tout. Les gens étaient là pour le spectacle. Cela ne pouvait être pire qu’au tribunal. Probablement aussi ignorantes qu’elle, les quatre danseuses revenues devant la scène s’étaient empressées de l’imiter au milieu de la foule, comme s’il s’agissait de la suite de leur chorégraphie. Hibenquicks poursuivit, après avoir esquissé un rictus grimaçant :

« Quelle n’a pas été mon désarroi quand j’ai appris que vous n’aviez pas fait le déplacement pour mon discours d’investiture. Voilà qui n’est pas digne d’une bonne citoyenne ! À charge de revanche, j’ai tenu à prendre part à vos petites festivités. Je me console de vos manières en pensant à mon défunt fils qui voulait vous épouser à tort. Une sauvage comme vous ne pouvait être faite que pour un barbare arrogant, ce Croisé de Worgan à qui vous avez donné des enfants ! Mais où sont-ils, d’ailleurs ? J’ai entendu dire qu’ils avaient le crin aussi clair que leur pendard de père…

— Sieur bourgmestre ! Je vous saurai gré de ne pas troubler les activités du théâtre qui fera bientôt la gloire de votre cité, vous en seriez le premier importuné ! »

Le pas de Lenoir retentit sur les planches. L’instant d’après, la fémine était aux côtés de son artiste, dans une robe noire dont le décolleté plongeant et la jupe fendue rivalisaient de hardiesse avec ceux de la Marquise. À peine plus âgée qu’Aliane, la turbulente directrice du théâtre était elle-même la preuve que toutes les femmes n’étaient pas égales devant les ravages du temps. Sur ses talons, Holly, la responsable du service en salle, portait un lourd plateau d’argent où trônaient une imposante bouteille de mousseux et plusieurs coupes. La propriétaire du Brigadier fut applaudie par l’assistance tandis qu’elle effectuait une petite révérence qui fit songer à Aliane que la sienne n’avait finalement rien de théâtral ni de provoquant.

« Vous, je vous retiens ! enragea Hibenquicks en brandissant vers elle un index accusateur. Oser me faire une telle réflexion après avoir saboté mon discours avec votre stupide publicité !

— Je n’ai fait que vous covnier à nos réjouissances ! répliqua-t-elle d’une voix forte en prenant une coupe sur le plateau. Même s’il est vrai que j’ai sans doute aussi écourté le calvaire de tous ces braves gens venus vous écouter. »

Elle fit un clin d’œil à la foule qui l’acclama de nouveau, ce qui acheva d’éclipser la présence de la Marquise sur scène. Quelqu’un, dans le fond de la salle, en profita pour insulter le bourgmestre, aussitôt repris par une salve de sifflements et de huées injurieuses. Son semblant de sourire toujours plaqué sur les lèvres, Aliane tenta discrètement de voir de quoi il s’agissait, mais sa mauvaise vue l’empêchait de distinguer qui que ce fut dans la pénombre. Lorène l’avait cependant prévenue que les locataires du phalanstère du Vivarium risquaient d’être de bons clients et, surtout, d’excellents soutiens face à Hibenquicks. Il fallait pour cela remercier Cornelia, l’entrée offerte à ses ouvriers et à elle-même servant de contrepartie pour la livraison de tissus à des closes avantageuses.

« Dame Marquise et moi-même sommes désolées pour votre piètre éloquence et vous prions de passer malgré tout une belle soirée ! » conclut la patronne du Brigadier en tendant sa coupe vers le balcon.

Au même moment, les lumières revinrent sur la foule, où tout le monde découvrit boissons, nourriture et becs de narguilé sur les tables, prêts à l’emploi. Dans un ultime vivat, les musiciens entamèrent un nouveau morceau, sans parvenir à couvrir tout à fait les invectives du seigneur déchu, du haut de son balcon :

« Profitez, profitez tant que cette petite potiche innocente est sur votre foutue scène ! Quand le monde saura ce qu’elle est vraiment, vous serez la première invitée à son Absorption avant d’être jetée au Trou, j’en fais le serment ! »

Ayant craché sa bile, il tourna les talons, furieux. Aliane sursauta en entendant un craquement inquiétant suivi d’un soubresaut. Encore un balcon à condamner. Et la foule de rire en apercevant le pied botté du bourgmestre à travers le plancher, dans le halo d’un projecteur orienté avec malice. La fête pouvait reprendre. Quand Lenoir lui tendit une coupe pleine, la Marquise se rappela soudain qu’elle devait sourire, malgré le peu de joie que lui inspirait la fourberie de son imprésario. Après les menaces ouvertement proférées à leur encontre, elle n’était pas certaine de devoir se réjouir.

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