[A3] Scène 8 : Aliane

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Aliane, Lorène Lenoir

V 3894 – cal. LXV

La demeure de Lorène Lenoir était un vieux manoir un peu lugubre qui accueillait tous les voyageurs à leur sortie du funiculaire, sur la plus haute esplanade de la station-ville. La promenade qui longeait le vide en vis-à-vis offrait une vue absolument vertigineuse sur tout Vambreuil couverte de blanc et, par-delà la brume hiémale, sur Armorande et Altapolis. Pourtant sujette au vertige, Aliane ne put s’empêcher de s’y attarder un instant. Ce quartier avait été plus sommairement déneigé que le centre-ville : seul un sillon creusé dans le mètre de poudreuse qui recouvrait l’esplanade permettait d’y progresser, ce qui empêchait de s’approcher trop près du parapet.

Frappée par les bourrasques gelées qui balayaient les hauteurs, Aliane resserra le col de son manteau autour de son menton humide. Le coup bas d’Alvare ne passait pas, mais il lui paraissait vain de s’en révolter : elle savait depuis le début qu’il en serait ainsi. Pour quelle autre raison le professeur l’aurait-il tirée d’affaire ? Même Grumberg devait s’attendre à une telle requête, quand il lui avait rappelé qu’elle avait une faveur à accorder. Cela n’atténuait en rien son dépit. Il suspectait par ailleurs son frère de vouloir la jeter dans les bras d’un amant pour mettre fin à une rumeur scabreuse contredisant leur pseudo-lien fraternel – probablement propagée par Von Hibenquicks, qui ne manquait aucune occasion de leur nuire. Tout celui lui faisait souhaiter que le Temps accélérât son œuvre. Peut-être qu’une fois flétrie et grabataire, voire morte, on songerait enfin à la laisser en paix.

Un grincement de gonds rouillés filtra à travers les sifflements du vent. Tirée de ses pensées, Aliane se retourna et aperçut une silhouette familière la guetter depuis le seuil de la vieille maison de maître où elle était supposée se rendre.

« On prend l’air, Marquise ? lança Lorène Lenoir, la main en porte-voix. C’est un beau point de vue, n’est-ce pas ? »

Sans répondre, Aliane quitta sa position, un peu honteuse d’avoir été surprise dans sa contemplation. Elle essuya discrètement les traînées noirâtres sur ses joues – seulement du maquillage, heureusement – avant de se présenter devant son imprésario.

« C’est fort aimable à vous de venir me rendre visite, reconnut mielleusement Lenoir. Avec le Brigadier en berne, je n’ai plus l’occasion de voir grand monde.

— J’avais quelque chose à vous demander, s’empressa de préciser Aliane. C’est assez important.

— Allons donc. J’aurais dû me douter que cette visite n’était pas désintéressée. Enfin ! Entrez. On ne va pas discuter de ça sur le perron avec ce temps. »

Ayant franchi le seuil, Aliane fut immédiatement frappée par l’état de délabrement du manoir : quelques tentures pendaient ci et là pour tenter d’isoler le salon où régnait un froid mordant ; la tapisserie était entamée à maints endroits ou bien gondolée par l’humidité ; le carrelage maculé de moisissures se déchaussait ; la plupart des meubles étaient encore drapés de blanc quand ils n’étaient pas à moitié branlants, et une dissemblance dans la charpente laissait deviner un ancien effondrement, comblé depuis. En bref, la maison de la propriétaire du Brigadier n’était guère en meilleur état que son théâtre, si ce n’était pire. Aliane avait cru Lenoir aussi vénale et profiteuse que ne l’avait été son ancien imprésario. Manifestement, elle s’était fourvoyée dans ses appréciations.

« Les gens du coin prétendent qu’il s’agit d’une maison hantée, lui apprit Lenoir en poussant le battant qui se referma dans un claquement sinistre. La Maison de la Sorcière, qu’ils l’appellent. Son ancien propriétaire était, dit-on, un riche négociant qui détenait plusieurs exploitations d’aeria en la dimension de la Fantasmagorique, dont Vambreuil est la porte. Enfin, était, puisque le passage est condamné pour le moment. »

Aliane opina fébrilement tout en prenant place sur le fauteuil qu’elle lui désigna. Le portail de la Fantasmagorique se trouvait de l’autre côté de cette fameuse rue où il ne fallait surtout pas mettre les pieds sous peine d’être pendu haut et court comme le malheureux officier qui en gardait l’entrée. Suite aux événements du Vivarium, l’Intérieur avait condamné ce portail jusqu’à nouvel ordre sous prétexte de vouloir empêcher toute probable correspondance entre les forces dissidentes internes et des rebelles de l’extérieur. D’après Alvare, il y avait aussi la volonté de nuire au juteux trafic de l’aeria qui prospérait dans les égouts de la ville.

« Cet homme aurait disparu dans des circonstances un peu troubles, poursuivit Lenoir. C’est sa veuve qui aurait récupéré la maison, une fémine connue pour sa très grande beauté. Elle avait, à ce qu’on dit, plusieurs amants, en général moins fortunés qu’elle et de réputation insignifiante. Un certain nombre d’entre eux – douze, pour être précise – eurent le privilège d’entrer ici pour lui faire personnellement la cour. Sauf qu’il apparut bientôt qu’aucun d’entre eux n’a jamais refranchit la porte dans l’autre sens. »

Aliane s’humecta les lèvres. Cette petite anecdote commençait à la mettre un peu mal à l’aise.

« Ce qui n’était, au départ, qu’une légende urbaine finit par faire l’objet d’une enquête quand on constata que les douze prétendants étaient effectivement introuvables et que l’un d’entre était en fait d’ascendance noble. Tous les éléments convergeaient naturellement vers ce manoir, ce qui décida le colonel de l’époque à rencontrer personnellement l’intrigante et à perquisitionner les lieux. La découverte qu’il y a faite aurait été si macabre qu’il aurait précipité la veuve par-dessus la Promenade du Vide qui passe là dehors, et ce sans autre forme de procès. »

Lenoir se laissa à son tour tomber dans un sofa poussiéreux et donna un coup de briquet au bout de sa vapoteuse, après s’en être servie pour rallumer quelques candélabres. Un rictus fier déformait ses lèvres et une lueur inquiétante animaient ses prunelles vertes.

« Treize pieux, ornés des crânes de son vieux mari et de ses douze victimes. Conservés dans son boudoir, à l’étage, dans un parfait état. On dit que son esprit imprègne encore les lieux et que tout homme qui voudra y mettre les pieds finira comme ses prétendants jadis. Une légende qui fait son petit effet, puisque la demeure était à l’abandon, depuis…

— Jusqu’à votre arrivée.

— J’ai quand même tenu à laisser cette bicoque dans son jus. J’adorais son histoire. J’ai passé une partie de ma vie à Torliande, cela m’a sûrement donné un certain goût pour les histoires de fantômes. Pas vous ? »

Aliane déglutit. Les deux cycles qu’elle avait elle-même passés à Torliande ne lui avait pas transmis la même appétence pour les contes horrifiques.

« On aime entendre parler des fantômes tant qu’on ne les a pas vus dans les yeux », rétorqua-t-elle seulement.

La vision subreptice de l’ombre maternelle au fond de sa cave manqua un instant de s’imposer. Elle se força à regarder la lueur des bougies malgré leur éclat pour tenter de la chasser.

Pense à autre chose, ce n’est pas le moment.

« Détrompez-vous : je traîne mes propres spectres avec moi, dénia alors Lenoir avec amusement. J’aime les emmener partout où je vais et leur trouver des semblables. C’est un peu comme faire les présentations entre des amis qui ne se connaissent pas.

— Tant que vous n’introduisez pas Hortense dans vos cercles d’amis, je ne trouverai rien à y redire. »

Lenoir émit un ricanement guttural qui arracha un frisson à Aliane, puis elle tira de nouveau sur sa vapoteuse. La néantide avait du mal à prendre ces allusions à la rigolade, pas après avoir vu son imprésario tirer bien sérieusement une balle en Pur de sa poche et s’en servir pour menacer ouvertement sa fille.

« Osez me faire croire que cela vous dérangerait, se moqua Lenoir. Cette gamine ne vit que pour vous pourrir à longueur de journée parce que vous êtes incapable de prendre les bonnes décisions pour son bien et celui de son frère. Plus d’enfants, plus de problème. Sans compter que vous pourriez me faire arrêter pour meurtre ! Ça serait une aubaine pour vous. Vous débarrasser de cette vieille garce de Lorène Lenoir, vous en rêvez la nuit, j’en suis sûre. »

La Chronologue serra les poings mais garda le silence. Elle était parfaitement consciente que ses choix les avait tous mis dans une situation précaire, mais elle n’avait aucune meilleure option et elle ne supportait pas l’idée qu’Hortense ou Stanislas pussent en pâtir. Elle avait engendré et perdu trop d’enfants à regret.

« Tuer une pauvre adolescente contrariée d’une balle dans la tête, exposa Lenoir en scrutant pensivement l’embout de sa cartouche d’aeria. Tentant, certes. Encore faudrait-il qu’elle ait quelque chose dans le crâne. Ce serait un comble de vouloir brûler une cervelle s’il n’y a pas de cervelle à brûler...

— Votre humour douteux mis à part, dois-je comprendre que vous renoncez à mettre en application vos menaces ?

— L’idée que je puisse la tuer n’a peut-être pas l’air de vous plaire, mais je sais que votre frère n’attend que ça, lui. Autant parce qu’il guette le moindre faux pas de ma part et me dénoncer à son amie Fourmi que parce qu’il ne peut pas saquer votre gamine. Vous n’avez qu’à considérer que j’épargnerai votre fille chérie par mépris pour lui. Enfin, tant que sa répartie me divertit et qu’elle cherche à résoudre son capharnaüm climatique… Ah, mais j’y pense ! s’anima-t-elle soudain. Vous avez vu qui vient nous rendre visite à compter d’Aestas ?

— Oui, je suis au courant, balaya Aliane. À ce propos, je voulais vous demander…

— De ne pas buter la petite. J’ai compris. De toute façon, avec cet hurluberlu dans les parages, ce serait mal vu. La dernière fois que j’ai malmené un gosse devant lui, ça ne s’est pas terminé en ma faveur. »

Elle tira une nouvelle fois sur sa vapoteuse. Aliane demeura incrédule.

« Que… Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous l’avez rencontré ?

— Peu importe, évacua-t-elle à son tour. C’est tout ce que vous aviez à me demander ?

— J-Justement, non. Alvare a obtenu une permission auprès du juge pour que nous puissions séjourner en la Versatile de la première à la septième calende d’Aestas. Il voulait que je vous demande des jours de congés. »

Sa voix mourut avant la fin de sa phrase. Elle espéra que Lenoir l’eût comprise et qu’elle répondît favorablement à sa demande. Les deux femmes se toisèrent un instant en silence. L’imprésario paraissait sonder son artiste, comme si elle pouvait lire les intentions dans ses yeux. Aliane les baissa, de peur de trahir la vraie raison de ce séjour. Alvare avait insisté sur la confidentialité de la visite de Withingus. Le passif entre lui et leur maître-chanteur incitait à plus de discrétion encore.

« Accordé, répondit soudain Lenoir.

— Ah ? Vraiment ?

— Bien sûr. Ce n’est pas comme si on avait beaucoup de travail, de toute façon. Sans compter que vous avez été relativement docile, jusqu’à présent. »

Aliane se retint de tomber de son siège pour se mettre à genoux. Après la scène chez Alvare, cette autorisation la comblait de soulagement. Elle n’aurait pas cru que la négociation pût être aussi facile. Elle n’était même pas sûre d’avoir prévu des arguments pour obtenir ces jours.

« Je… Merci. Merci infiniment. Je ne pensais pas… Je vous promets qu’il s’agira de simples vacances. Nous avons tous besoin de prendre l’air.

— Je vous confirme que vous n’avez pas intérêt à en profiter pour vous faire la malle, avertit Lorène. Sinon, vous pouvez compter sur moi pour zigouiller votre progéniture. D’ailleurs, il faudra songer à leur trouver une nounou, d’ici là.

— Une… Comment ça ?

— Eh bien oui ! Qui va les garder pendant que vous prendrez du bon temps avec votre frère ? Je vous préviens, j’ai beau avoir du temps et me sentir seule, je me passerai volontiers de la compagnie de votre fille ! »

À nouveau, Aliane se trouva hébétée. Un pressentiment l’assaillit. Un malentendu. Ce n’était qu’un malentendu.

« Je… Les enfants viennent avec moi. Il n’est pas utile de…

— Ah ça, certainement pas. Quelle garantie il me reste que vous reviendrez, s’il partent avec vous ? Non, non, ils resteront ici. Vous pourrez profiter de vos vacances, comme ça.

— Mais… Le jugement rendu par la Cour m’oblige à revenir de toute façon ! s’emballa la néantide. Ce n’est qu’une permission, ça n’a rien de définitif !

— Hortense et Stanislas ne bougeront pas d’ici, martela Lenoir. C’est ça ou pas de congés.

— Alors je reste aussi. »

Alvare ne l’entendrait pas de cette oreille, mais au diable le professeur et ses faveurs !

« Aliane, répartit son imprésario sur un ton plus doux. Vous avez besoin de ces vacances, je le vois bien. Vous êtes tendue, constamment au bord de la crise de nerf, et surtout vous vous prenez le bec avec votre fille à la moindre occasion. Songez, qui plus est, que si c’est elle qui génère toute cette neige, le mauvais temps va vous suivre jusqu’en la Versatile. Si elle reste ici, votre secret restera caché lui aussi. »

Elle marquait un point. Aliane sentit les sanglots l’étrangler. L’idée de laisser ses enfants loin d’elle, à portée d’une personne encline à leur faire du mal, lui était insupportable. Cela ne ressemblait pas à Lenoir d’être aussi bien intentionnée. Elle voulait bien croire que leur affaire ne marchait pas si bien, mais le dénuement dans lequel vivait son imprésario avait quelque chose de louche. Elle semblait moins habiter son repère que s’en servir pour planquer on ne savait quoi. Pouvait-elle voir leur appartement et ses enfants, depuis cet affreux perchoir ? Cette sombre histoire de crânes et de pieux n’était-elle pas prétexte à éloigner quiconque de ce taudis pour y cacher des armes ?

« Stanislas… essaya-t-elle une dernière fois. Je lui ai promis… Il doit venir avec moi.

— Je crains, hélas, qu’il ne soit contraint de veiller sur sa sœur, refusa Lenoir. D’autant que c’est peut-être lui, le responsable de cette tempête.

— Arrêtez de les accuser ! hurla Aliane. Aucun d’eux ne ferait cela ! Je ne vois pas comment ils le pourraient. »

Elle se mit à pleurer pour de bon. Ce bras de fer ne rimait à rien. Elle n’avait pas encore dégainé cet argument, mais Lorène Lenoir pouvait toujours arguer qu’elle la dénoncerait en cas de désobéissance. Si elle la croyait capable de s’enfuir malgré la jurisprudence, elle pouvait très bien en arriver à cette extrémité. Encore une fois, elle la mettait au pied du mur, face à une décision qui, ce coup-ci, lui mettrait Stanislas à dos.

« Vous êtes abjecte.

— Vous me remercierez plus tard, répliqua l’autre avec bonhommie. Si c’était là la seule raison de venir me déranger, vous pouvez rentrer chez vous. Ça me fait de la peine de vous voir grelotter dans ce fauteuil. »

Aliane ne se leva pas tout de suite. Il devait forcément y avoir une faille, un moyen de contourner cette condition stupide. Une tâche noire lui barra de nouveau la vue.

N’oublies pas. L’œil noir.

Elle se résolut à partir. Quitter cet endroit immonde, avant que l’Ombre ne surgisse de sa trappe pour lui prédire que ses enfants ne sortiraient pas vivants de cette absurde histoire de séjour.

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