[A4] Scène 5 : Stanislas
Stanislas, Lorène Lenoir
Ae 3894 – cal. I
Stanislas hésitait. Il hésitait entre se morfondre devant une tasse de chocolat chaud ou suivre la gouttière qui passait là, sous leur fenêtre, et descendait le long de l’immeuble. Il hésitait aussi à laisser Hortense seule. Il ouvrit la fenêtre et passa le nez dehors. La neige tombait toujours dru dans la nuit.
Un temps, son indécision le maintint en suspens, les yeux toujours rivés sur la gouttière. Elle paraissait vieille et rouillée. Peu fiable. Le froid, lui, était mordant, même pour un natif de la Draconienne comme lui. Un coup d’œil en bas lui rappela qu’ils vivaient un étage en dessous des combles. La descente promettait d’être longue et périlleuse. Incertaine. Stanislas n’était pourtant pas mauvais en escalade. C’était sa petite fierté, dans leur ancienne vie, lorsqu’ils vivaient au creux des montagnes Harkorides. Escalader une roche froide et friable ou descendre un bâtiment de sept étages le long d’une gouttière rouillée, était-ce si différent ?
« Stanislas ? Est-ce que tu as ouvert la fenêtre ?
— N-non.
— Tu es sûr ? »
La voix de sa sœur. Avec le plus de précaution possible, quoique vaine, pour ne pas éveiller les soupçons, le jeune garçon referma le vantail. Certes faible, Hortense avait tranché la question et ce sans avoir quitté le fond de son lit. Trop risqué. Chances de réussite trop moindres. Il oublia la gouttière et se dirigea d’un pas traînant vers la cuisine. Comble de malheur : le chocolat venait à manquer.
Des coups légers à l’entrée arrachèrent Stanislas à sa contemplation meurtrie du pot vide. Il jeta un œil à la pendule : bientôt vingt-et-une heures. Il ignorait qui pouvait bien leur rendre visite, bien qu’il en eût une petite idée. En ouvrant, son pressentiment se mua en crainte :
« Mes hommages, jeune homme, salua Lorène Lenoir en inclinant son chapeau. Je peux entrer ? »
Stanislas se retourna, par réflexe, mais hormis sa sœur toujours cloîtrée dans leur chambre, il n’y avait personne pour lui dire quoi faire. Néanmoins, il redoutait suffisamment cette fémine pour y réfléchir à deux fois avant de la laisser entrer.
« M-maman n’est pas là, prétexta-t-il car, après tout, elle n’avait rien à faire là en l’absence de leur mère.
— Je sais, c’est moi qui lui ai accordé son congé, répartit l’intruse avec un sourire plus que mielleux. Elle m’a chargé de garder un œil sur vous en son absence.
— Ah… C’est pas ce qu’elle m’a dit. »
Le sourire de Lenoir devint affreusement forcé.
« Allons ! Je n’en ai pas pour très longtemps ! Juste m’assurer que vous ne manquez de rien. Et puis j’ai...
— O-on manque de rien, vous inquiétez pas. »
À part de chocolat.
Sa sœur gémit de nouveau depuis leur chambre. Il ne faisait nul doute qu’elle avait reconnu la voix de l’intrigante imprésario. Cette dernière ne manqua pas de s’annoncer :
« C’est moi, Hortense ! Je viens prendre de tes nouvelles, ma grande !
— Allez-vous-en ! »
Même étouffé et fébrile, le message était clair. Pourtant, Lenoir forçait déjà l’entrée. Stanislas avait beau être grand pour son âge, il préféra faire un pas en arrière plutôt que de tenter de la repousser. Cette attitude insistante ne lui disait vraiment rien de bon.
Lenoir dut percevoir sa terreur, car alors elle renonça à s’imposer. Un court instant de réflexion, puis un soupir, avant qu’elle ne se mît à fouiller au fond de sa poche.
« Bon, ce n’est pas grave, glissa-t-elle tout à sa recherche. J’imagine qu’elle n’aurait pas voulu venir, de toute façon.
— V-venir où ?
— Mais… à La Maldavera, voyons ! »
Elle dégaina enfin les trois billets de train qu’elle cherchait. Comme elle les agitait sous son nez, Stanislas consentit à prendre connaissance de leur destination : c’était bien La Maldavera ! Une lueur d’espoir s’alluma en lui.
« Il part dans une heure, souligna Lenoir à mi-voix et toujours avec cet affreux sourire. Je sais que j’ai dit non quand votre mère a demandé à ce que vous l’accompagniez, mais ça lui a fait tellement de peine ! Et puis tu es si sage, toi ! Tu mérites bien que je t’y emmène. »
Les yeux rivés sur les billets, Stanislas sentit de nouveau le doute l’envahir. Le dilemme entre la gouttière branlante et l’absence de chocolat consistait désormais à accepter de partir à La Maldavera avec Lenoir – au risque qu’il lui arrivât quelque chose – ou bien de rester à Vambreuil pour veiller sur sa sœur – une situation guère plus sûre. Il brûlait d’envie de revoir Aneth et Karl et de se trouver loin de cet appartement miteux et de cette ville sordide, mais l’idée de faire le voyage en compagnie de cette fémine sournoise ne lui plaisait pas du tout. Et si c’était un piège ? D’un autre côté, il n’était pas certain que sa mère eût voulu qu’il laissât Hortense seule. Cette dernière ne manqua d’ailleurs pas de se rappeler à lui en poussant des grommellements confus. Lenoir agita encore les billets devant lui pour le décider :
« Tu n’auras peut-être pas d’autre occasion de faire ce voyage avant longtemps, prévint-elle. Réfléchis bien ! »
L’ultimatum le saisit de panique. Ses oreilles se mirent à siffler. Il réfléchit à toute vitesse. Veiller sur Hortense. Rentrer voir Aneth. Rester là, en sécurité toute relative. Suivre Lorène Lenoir au péril de sa vie.
Stanislas prit son courage à deux mains. Il se jeta sur la porte et la rabattit sur l’intruse.
Et maintenant ?
Adossé au battant, il lutta pour oublier les coups de phalanges de l’autre côté :
« Stanislas ? Tu fais une grave erreur, mon garçon ! Il n’y aura pas de seconde chance ! »
D’un geste automatique, il tourna le verrou et recula jusqu’au bout du couloir pour s’aplatir contre le mur d’en face. Il haletait. De l’autre côté de la porte voisine, il crut entendre Hortense lancer un juron et pester contre l’intrusion. À moins que ce ne fut une illusion ? Le sifflement dans ses oreilles couvrait tout autre son. Il ne savait que faire. Lenoir ne pouvait pas les forcer à partir, mais elle était tout aussi bien capable d’enfoncer la porte pour les emmener de force. Être conduit à La Maldavera, il y avait pire comme situation ; d’un autre côté, rien ne lui garantissait que les billets n’étaient pas des faux. Sans compter que Hortense ne pouvait pas bouger et qu’elle détestait la Versatile par-dessus le marché.
Stanislas ne savait quelle décision prendre. Il lui semblait à présent que c’était dans son crâne que résonnait les coups de Lenoir. Il enfouit sa tête entre ses genoux et tenta de faire le vide autour de lui.
Réfléchis. Quelle est la meilleure chose à faire ?
Oublier les coups contre la porte, les jurons d’Hortense et les acouphènes. Trouver une paix relative. Penser calmement. Son souffle ralentit… mais la réponse ne venait pas. Il n’y avait pas de bon choix… ou peut-être que si ? Il considéra leur petit appartement, en proie à des sentiments contraires et à un silence troublant. Là-bas, près du poêle, son théorbe attendait toujours. La réponse germa bientôt dans son esprit. Il prit sa décision.
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