[A4] Scène 6 : Aliane
Aliane, Pr. Aristide Withingus, Alvare, Armageddon
Ae 3894 – cal. I
Après le coup d’éclat de l’apéritif, le dîner se déroula dans un silence relatif quoiqu’un peu lourd. Tout en se forçant à manger, Aliane constata rapidement qu’elle avait eu raison de rassurer Aneth : le professeur Withingus mettait une application acharnée à ne rien laisser au fond de son assiette et accepta plusieurs fois de se faire resservir. Plus, à vrai dire, que ne l’admettait la politesse, mais c’était au bon plaisir de la petite bonne dont les allers et venues étaient ponctuées de compliments sur sa cuisine. Depuis l’autre bout de la table, Alvare guettait son invité d’un œil torve, pas quitte de leur conversation pour autant. Il n’avait rien dit à sa sœur à propos de ce qu’il pensait de cette conversation. S’il avait tout pris sérieusement. Pour sa part, Aliane peinait encore à y croire. Elle essayait de se rassurer, de se persuader qu’il n’y avait pas une once de vérité dans tout ce qu’ils venaient d’entendre. L’absinthe aurait échauffé le professeur et lui aurait inspiré ces annonces grandiloquentes, voilà tout.
Cela ne l’empêchait pas d’être inquiète.
Comme son frère gardait un silence résolu, elle saisit sa chance avant l’arrivée des desserts :
« Dans votre lettre, vous parliez d’une personne qui aurait travaillé avec Lenoir avant moi. Cette personne, qu’est-elle devenue ? »
Sa question prit le professeur au dépourvu. Il se passa quelques secondes durant lesquelles ses yeux verts parurent fouiller la table à la recherche d’une réponse viable.
« Oh... ça ? C’est-à-dire… Je ne sais pas si l’on la qualifier de personne.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ? intervint soudain Alvare avec froideur. Que ce n’est pas un être humain ? »
Aliane réprima un soupir d’agacement. Comptait-il apprendre à se taire ?
« Pas vraiment, répondit le professeur. C’est ce qu’on appelle une Créature Prohibée. Elle n’est pas reconnue comme personne, pas plus qu’elle n’a le statut de sujet de l’Être. Son existence n’est pas autorisée, pour faire simple. Lorène Lenoir la montrait à la foire du Carnival Park, comme cela se fait souvent pour des aberrations de ce genre. Pour son malheur, cette… créature n’était pas en situation régulière. J’ai dû la saisir. »
Il but et ajusta de nouveau son col d’un geste pressé. Aliane nota son regard fuyant. Le sujet ne le mettait apparemment pas à l’aise. De fait, quelque chose ne collait pas dans son histoire. La Marquise avait eu l’occasion de côtoyer la foire aux monstres en voyageant avec le Park, bien avant l’arrivée de Lenoir. Le sort des créatures qui y étaient montrées, des abominations de l’Être engendrées par les aléas de l’Essence ou par des Corporatistes inconséquents, n’avait rien d’enviable. Leur statut, elle le savait, obligeait l’Institut à effectuer des contrôles pour s’assurer qu’elles ne présentaient aucun danger, mais Aliane n’avait jamais entendu parler de saisie de la sorte. Au contraire, la plupart des créatures qui arrivaient là étaient justement remises par les autorités néantides qui avaient choisi cette option pour ne pas avoir à les tuer. Étrangement, quand Alvare voulut savoir à qui Withingus avait finalement confié la Créature Prohibée, ce dernier éluda la question : secret défense, il n’avait pas le droit d’en parler. Peut-être que l’Institut avait opté pour la solution la plus radicale, cette fois. Pour une raison quelconque, cette idée indisposa Aliane qui quitta la table avant la fin du dîner.
Ayant récupéré sa vapoteuse, elle partit s’isoler sur le balcon afin de rafraîchir ses pensées. Il se passait trop de choses en elle, depuis l’instant où Aristide Withingus avait franchi leur seuil. Outre l’objectif réel de cette entrevue, auquel elle n’était plus très sûre de pouvoir se dérober, cet homme suscitait chez elle un sentiment de malaise qui ne l’avait pas quitté depuis leur première rencontre. Elle essayait de toutes ses forces d’en faire abstraction. Chaque fois que son esprit paniqué s’attardait un peu trop longtemps dessus, elle sentait sa vue s’obscurcir dangereusement.
« Il sera comme ça. »
Aliane se laissa choir sur le banc et se massa les tempes. L’étui de sa vapoteuse attendait, posé près d’elle. Elle savait que ce ne serait pas suffisant pour chasser l’Ombre maternelle. Elle avait toujours soupçonné une certaine logique dans ses crises. À l’instant où ses yeux avaient daigné se poser sur Withingus, elle avait compris laquelle. C’était comme toutes ces fois où elle avait entendu parler de lui, ou quand elle devait décacheter une de ses lettres. Comme la première fois qu’elle l’avait vue.
« Ne craignez rien ! Je vous tiens ! »
Une canne, un grand haut-de-forme, un manteau noir, une écharpe verte. Une silhouette étrangère et pourtant connue, jadis mimée de manière grotesque dans les tréfonds de la cave, à travers les grilles du judas. Sa mère prétendait lire l’avenir.
« Il sera comme ça. »
Non.
La trappe. Cette maudite trappe et son Ombre familière qui l’attendait en embuscade. Un souvenir saccadé, flou, mais qui avait gagné en précision et en complétude au fil du temps. L’Ombre qui se pavanait soudain dans un rayon de lumière, pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient.
« Il sera comme ça. Avec un beau chapeau, une belle canne à pommeau et une belle écharpe verte. Et de beaux yeux verts aussi. »
Non. Non, non, n-
« Dame d’Overcour ? Tout va bien ? »
Elle releva brusquement la tête, cligna plusieurs fois. Il était là, dans l’entrebâillement de la porte vitrée, ses yeux verts brillants dans la nuit. Armageddon se faufila entre ses jambes pour venir se coller à elle.
« Votre frère – enfin, si on peut l’appeler ainsi – s’est agacé du fait que vous ne portez pas vos… lentilles, rapporta-t-il.
— C’est lui qui m’a demandé de ne pas les mettre. »
Et voilà qu’il change d’avis, pensa-t-elle, sur les nerfs. Quel toupet !
« Ah ? Je crois que c’est de vous voir dehors sans, qui le gêne, dans ce cas, crut bon d’ajouter le professeur. Je suis infiniment désolé, loin de moi l’idée de vous chaperonner mais…
— C’est moi qui suis désolée pour vous, répliqua-t-elle. Alvare ne devrait pas vous prendre à parti dans ces chamailleries stupides. Cela dit, il a raison : j’aurais dû les porter dehors. »
Elle se massa de nouveau le crâne, au mépris de son maquillage et de sa coiffure. Avant qu’elle n’ait eu le temps de se lever, le professeur avait fermé la porte-fenêtre.
« Puis-je me joindre à vous ? J’avais besoin… Enfin, j’espérais pouvoir m’entretenir avec vous. Loin des oreilles de votre frère. »
Aliane sentit son cœur tomber au fond de son ventre. Elle essaya de se rassurer : le balcon n’était pas le pire endroit pour discuter. Si la situation dérapait, elle n’aurait pas de mal à s’échapper ni à appeler à l’aide. Du moins l’espérait-elle. Après une profonde inspiration, elle accepta, fébrile et les lèvres sèches.
Le professeur Withingus prit place à ses côtés. D’un signe discret, il commanda à l’Espace de tenir sa canne droite près de lui. Cette canne qui ne ressemblait décidément pas à celle sur laquelle il se promenait, lors de leur première rencontre. Cette belle canne à pommeau. Aliane s’éclaircit la voix, cherchant un peu de salive pour détendre ses cordes vocales crispées, afin d’amorcer la conversation :
« Qu’avez-vous fait du bâton dont vous vous serviez naguère ?
— Confisqué, répondit-il simplement. Mais pas définitivement : l’Institut tenait seulement à s’assurer que je ne m’en servirai pas pour fuir le temps de mon assignation à domicile. Ils sont persuadés qu’il y a un mécanisme incorporé qui me permet d’ouvrir des portails.
— Pourquoi ? Ce n’est pas le cas ? »
Il haussa les épaules, mystérieux, avant de tirer sur le col de sa chemise.
« Oui et non, toussota-t-il. Disons que vous n’êtes pas la seule à devoir cacher ce que vous êtes. »
Aliane le scruta longtemps. Il ne parut pas vouloir en dire davantage.
« Ne m’en voulez pas si j’ai l’air distante, reprit-elle finalement. Je ne doute pas que vous comprenez les enjeux de ma position, mais pour l’heure, j’ignore encore si je peux me fier à vous.
— Vous n’avez pas à vous justifier : je ne vous en veux pas, la rassura-t-il. J’ai vu l’état des Lignes et leurs derniers survivants. Je n’ignore pas le danger que fait peser sur vous cette interdiction de quitter le Réseau. De même pour vos enfants. Vos préoccupations sont tout à fait légitimes. Et, si je peux me permettre, je trouve que le sieur Alvare vous manque terriblement de respect. »
Il tira de nouveau sur son col et déglutit. Aliane n’appréciait pas trop que l’on évoquât ainsi, à voix haute, son appartenance à la Chronologie et le sort des Lignes fantômes. Pourtant, elle trouva le courage de sourire et se félicita d’avoir été honnête. Elle appréciait plus qu’elle ne l’aurait cru l’empathie dont il faisait preuve en retour, bien qu’elle n’en fut pas moins tendue de le savoir à côté d’elle. Elle prit alors sa vapoteuse, à laquelle elle vissa une cartouche d’aeria. S’enquérant de si cela dérangeait son interlocuteur, elle chauffa l’embout métallique de la cartouche et aspira la vapeur. Devant la pâleur inquiétante qu’il affichait toutefois, elle préféra se lever pour éloigner de lui l’odeur âcre qu’elle exhalait. Et se rapprocher discrètement de la porte.
« Ce n’est rien, assura-t-il. J’ai sans doute abusé de la cuisine de votre domestique – Aneth, c’est bien cela ? D’habitude, l’absinthe m’épargne la nausée mais je crois avoir fait une erreur stratégique, ce soir, en la prenant avant le dîner.
— Pardonnez ma question mais… êtes-vous sobre ?
— Bien sûr que oui ! Bon, peut-être pas complètement, mais je suis assez lucide pour vous faire la conversation, si c’est ce qui vous inquiète. »
Ce fut le moment que choisit Karl pour se présenter et leur annoncer qu’Alvare était monté se coucher. Il leur proposa des rafraîchissements et Aliane réclama un verre d’eau tandis que le professeur parut hésiter.
« Si vous le voulez, sieur professeur, il nous reste encore de l’absinthe, lui apprit le majordome avec entrain.
— C’est très aimable ! Je vais en rester là avec l’absinthe pour aujourd’hui, merci, déclina-t-il avec un sourire bancal. Je prendrai un verre d’eau, moi aussi. »
Tout sourire, Karl accueillit la demande avec une brève révérence avant de s’en retourner quérir les boissons. Aliane le regarda s’éloigner, incrédule. De mémoire, elle n’avait jamais vu le couple de domestiques faire preuve d’autant de déférence envers qui que ce soit, pas même à l’égard des maîtres de maison. Aneth et Karl devaient vouer à leur invité une certaine admiration, ou bien se faisait-elle des idées ? Elle en revint au professeur, dont la respiration profonde l’inquiétait un peu. Les yeux clos, ce dernier semblait chercher de l’air. Elle pria silencieusement pour qu’il ne rendit pas sur la terrasse.
« J’aimerais m’excuser pour tout à l’heure, finit-il par confesser. Et pour mon état présent. J’ai un penchant… assez mal modéré pour l’absinthe. Cela fait quelque temps que j’essaie de réfréner cette mauvaise habitude, mais elle reste difficile à refouler. Je ne sais pas si c’est pour le meilleur ou pour le pire, mais nous autres néantides avons une plus grande résistance aux substances comme l’alcool. Je crois que j’oublie, parfois, que certains effets se déclenchent néanmoins assez tôt.
— Nous avons tous nos faiblesses », répartit Aliane d’une voix blanche.
Elle scruta la petite cartouche au bout de sa vapoteuse. À l’intérieur, une fine pellicule de condensation s’était formée. Karl revint avec les boissons, avant de s’effacer dans une nouvelle révérence, et tous deux burent quelques gorgées ardemment désirées. Appuyée contre le garde-fou, Aliane jetait discrètement des regards de biais vers son interlocuteur, par-dessus son verre. La sueur brillait à l’orée de ses cheveux noirs, tandis qu’il sirotait précautionneusement son eau. En dépit de sa méfiance, elle peinait à éprouver du mépris pour cet homme. Après tout, il lui avait sauvé la vie.
« Il sera comme ça. »
L’image du professeur se brouilla dangereusement.
« J’aimerais pouvoir vous rassurer, reprit-il. À propos de vos enfants. Le sieur d’Overcour semble convaincu qu’il a fait le bon choix et pris suffisamment de précautions avant de venir ici avec vous mais, pour être honnête, je ne sais pas si ce sera suffisant. Je ne crois pas que Lorène Lenoir soit assez stupide pour se laisser berner par vos défenses. Quoiqu’elle ait derrière la tête, elle arrivera à ses fins si nous ne sommes pas là pour l’en empêcher. Cela dit, je me trompe peut-être sur ses intentions : après tout, c’est auprès de vous qu’elle a contracté. C’est plutôt vous qui l’intéressez, mais… peut-être est-ce un moyen détourné de les atteindre ? C’est tout de même étrange. Ça ne colle pas avec… ce dont je vous ai parlé. Tout cela ne...
— Elle a déjà menacé Hortense, rapporta Aliane avec frayeur. Elle est persuadée que ma fille est la cause de cette saison de Hiems qui persiste dans le Coeur, mais... je n’en ai pas la preuve moi-même : je ne connais pas la nature du Sens de mes enfants. »
Elle se mordit la langue. Peut-être aurait-il fallu attendre un peu avant d’aborder ce sujet. Elle ne parvenait pas encore à cerner suffisamment le professeur pour déterminer si elle pouvait lui en parler sans crainte. Mais peut-être que Lenoir avait préféré retenir ses enfants pour cette raison. Il lui fallait à tout prix rentrer, ou bien avoir la preuve qu’elle se trompait.
« La génétique des Sens mêlés est une vraie loterie, concéda Withingus en s’adossant contre le garde-fou. C’est ce qui rend cette classe de néantides si fascinante. Enfin, à mon avis.
— C’est ce que j’ai essayé de lui faire entendre, mais elle semble convaincue de la culpabilité de ma fille. Je peux comprendre qu’elle la soupçonne... Depuis que nous avons quitté la Draconienne, Hortense mène la vie dure à tout le monde, et j’ai beau lui expliquer que j’agis pour son bien et celui de son frère, j’ai l’impression de parler à un mur. Pire : j’ai parfois le sentiment que cela aggrave la situation. Sans compter qu’en vérité, je sais très bien que je ne prends pas les bonnes décisions. Tenez : je ne devrais même pas être ici sans eux. »
Elle reprit une gorgée d’eau pour se calmer. Ce déballage ne lui paraissait toujours pas très prudent, mais elle en avait besoin. Peut-être qu’après tout, il pouvait l’aider.
« Vous êtes ici contre votre volonté, releva Withingus sur un ton compatissant. Cela ne fait pas sens que vous soyez ici loin de vos enfants, je suis d’accord. Il serait préférable que vous rentriez au plus tôt à Vambreuil pour veiller sur eux, et en particulier sur la Dégénérescence de votre fille. »
Aliane leva les yeux vers lui, interloquée.
« Comment… Comment vous... »
Et, comme il la fixait toujours intensément, elle les baissa aussitôt. À cette distance et dans son état, les traits du professeurs étaient imprécis, mais ses yeux à lui étaient on ne peut plus clairs.
« Il sera comme ça… et de beaux yeux verts, aussi. »
Aliane lutta pour garder son calme. Sa vision périphérique n’était plus qu’un maelstrom informe, plongé dans l’obscurité. Elle entendit le miaulement d’Armageddon à ses pieds mais ne distingua que deux anneaux verts sur une vague tâche noire et grise.
« J’ai entendu le sieur Alvare prétendre qu’elle était malade, signala Withingus. Les maladies qui altèrent la chair des homines sont sans effet sur les néantides. Notre seul point faible, c’est l’esprit. Si l’esprit est mis à mal, le corps suivra de fait : c’est cela, la Dégénérescence. Étant donnée sa nature et ce que vous me dites de son mal-être, votre fille ne peut souffrir d’autre chose.
— C’est bien ce qui me semblait. J’ai bien vu… Ses membres ont bleui… Ils sont veinés de noir, à présent. Elle tient à peine debout. »
La tête lui tournait. Chancelante, elle se retint au garde-fou pour ne pas s’effondrer. Avait-elle bien fait de parler ?
« C’est donc très avancé, releva gravement le professeur. Quel âge a-t-elle, à présent ? Treize ? Quinze cycles ? Il est probable que son Sens ait cherché à se manifester et lui aurait échappé. Si c’est le cas, Lorène Lenoir a sans doute raison : votre fille a peut-être généré l’anomalie qui frappe Vambreuil sans s’en rendre compte. Vous avez une idée du moment où cela a pu commencer ? A-t-elle manifesté des signes particuliers quand vous êtes arrivés ici ou à Vambreuil ?
— Excusez-moi, je... »
Démangeaison caractéristique sous ses paupières. Aliane laissa choir tout ce qu’elle avait dans les mains. Le verre se brisa à ses pieds. Elle tituba, chercha à tâtons la porte-fenêtre. La lumière du salon avait disparu. À la place, l’Ombre dansait dans le noir avec sa canne, son écharpe trouée et son affreux chapeau.
« Il sera comme ça. Avec un beau chapeau, une belle canne à pommeau et une belle écharpe verte. Et de beaux yeux verts aussi. »
« Dame d’Overcour ? Vous voulez que j’appelle de l’aide ? »
Une main dans son dos. Le bruit de la porte. La chaleur du salon. Aliane essuya ses joues humides.
« Mais n’oublie pas, mon enfant... »
La main quitta son dos pour cueillir son visage. Tiédeur inconnue. Une voix empressée cherchait à comprendre son état. Elle les repoussa tous.
« Aliane… Ces larmes… Vous êtes...
— Ça va. Je suis fatiguée. Nous… nous en reparlerons demain. »
Elle se jeta dans les escaliers et courut s’enfermer dans sa chambre. Loin des beaux yeux verts du professeur. Loin de l’œil noir qui la guettait dans l’ombre.
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