La Chute
Tout le village s'était réuni. Il faut dire qu'il n'y avait plus guère d'animation dans ces contrées sauvages et éloignées de toute civilisation. Les gens des villes ne daignaient plus s'aventurer sur ce qui avait pourtant été leur terrain de jeu favori. Jadis, il n'était pas rare d'apercevoir des caravanes interminables émerger à l'horizon, derrière d'épais rideaux de poussière ocre et sale. Cravatés, chapeautés et le mépris en bandoulière, ces messieurs débarquaient avec leurs ouvriers pour s'arroger le droit d'exploiter les terres arides et les puits asséchés des pauvres familles sans le sou des environs. Ils avaient creusé, retourné la terre, dynamité les flans épais des collines à la recherche du précieux métal jaune. Ces visites intéressées avaient duré une bonne vingtaine d'années, avant qu'un autre eldorado ne soit annoncé et qu'on décide de plier bagage pour poursuivre cette course effrénée, toujours plus à l'ouest. Le calme avait alors repris ses quartiers dans la région et la population locale avait regagné instinctivement son mutisme et sa méfiance habituelle.
Les dizaines de paires d'yeux ne cessaient d'aller et venir entre lui et elle. Les deux jeunes gens n'avaient pas tout à fait dépassé la vingtaine et leurs traits respectifs conservaient encore les derniers stigmates de l'enfance. Abe se distinguait largement de ses congénères grâce à ses grands yeux d'un noir profond. Tandis que ses camarades, tout juste devenus adultes, cherchaient par tous les moyens à affermir leur fragile virilité à travers une barbe fournie ou une musculature développée, lui préférait, et de loin, s'éloigner de la foule rugissante pour assouvir ses envies artistiques. Muni de sa sacoche vernie et de son petit carnet en cuir, il errait, de vallées inhospitalières en plaines désolées, pour s'enivrer de paysages romanesques et rappeler au monde entier ce qu'était le miracle de la nature. Le voyage faisait partie de son ADN. Très tôt, il s'était éclipsé d'un foyer instable et peu propice à la chaleur humaine, où l'on ne jurait que par ce frère aîné, plus grand, plus beau, plus doué en tout. N'attendant rien de ce cocon stérile et espérant tout de la vie aventureuse qu'elle fantasmait secrètement, la jeune pousse s'en était allée, un matin d'hiver, après que les gouttes de la rosée matinale se soient délicatement posées sur la terre inféconde que le géniteur retournait vainement chaque printemps.
De son côté, Grace avait toujours été choyée par un père et une mère aimants. Petite dernière d'une fratrie abondante et seule demoiselle, sa dizaine de frères l'avait cajolée et protégée dès son tout premier cri. Curieuse et rusée, il n'était pas rare de la voir disparaître des heures entières avant qu'elle ne revienne la bouche en cœur et les mains pleines de fleurs quelques instants seulement avant le coucher du soleil. Pas une seule fois il ne fut question de lui interdire ses vagabondages ou même de l'interroger sur ses escapades solitaires. Après tout, Dieu veillait sur elle. Et cette simple croyance suffisait à rassurer tout le monde. L'adolescence et les premiers émois les avaient réunis. Grace tomba sous le charme de ce dessinateur à l'épaisse tignasse brune quand le garçon fut subjugué par la pureté des lignes de la jeune femme. A cet instant, les yeux plongés dans ceux de son amant, Grace repensa à leur premier baiser, son premier baiser tout court. Elle se souvenait avec émotion de l'humidité de ses lèvres couplée à cette légère chaleur émanant de cette chair rose vif. Ce bouche-à-bouche lui avait laissé une brûlure sur le cœur qui s'avivait à chaque fois qu'Abe se trouvait à seulement quelques encablures d'elle. La jeune femme ne pouvait ignorer ce phénomène alors qu'Abe, sur l'estrade tout en face d'elle, la fixait, les paupières totalement immobiles. Pour ce jour si particulier, Grace s'était vêtue d'une robe claire, dont toutes les extrémités avaient été réhaussées d'une fine dentelle immaculée montée par la couturière de la ville. En ces temps moites et caniculaires, la légèreté du tissu et la relative blancheur de la tenue permettaient de prévenir tout évanouissement. L'amoureuse n'avait pas oublié de relever ses longs cheveux bruns et épais au sommet de son crâne en un chignon sans prétention. Abe la complimentait sans cesse sur la peau laiteuse de sa nuque qu'il aimait effleurer du bout des doigts lorsqu'ils étaient seuls au monde. Dans ses mains cachées par des gants brodés qui recouvraient jusqu'à ses avant-bras, un bouquet fourni de fleurs des champs s'agitait sous les bourrasques successives du vent s'engouffrant dans l'unique artère de la bourgade.
Plus rien d'autre n'existait, excepté Abe, entouré de part et d'autre de sa personne du prêtre et d'un homme, bien plus âgé, tout à côté de lui. On retenait son souffle. Grace souriait, celui qui faisait battre son cœur aussi. La paume d'une main chaude se posa sur la frêle épaule gauche de la jeune femme au moment où la litanie du prêtre mourut dans une sinistre rafale. Les mots de l'homme d'Eglise ne parvinrent pas à ses oreilles. Grace n'entendit plus rien. Seules les images, d'une netteté incomparable, arrivèrent jusqu'à elle. On glissa autour du cou du jeune homme un collier tressé en jute. Puis on actionna la petite trappe, située juste sous ses pieds chaussés de beaux souliers neufs et lustrés. Le corps tomba sèchement de quelques mètres avant que sa chute ne soit brutalement stoppée par la corde. Abe ne se débattit pas. Ses membres restèrent immobiles, tout comme son visage, en direction de Grace. Un rai de lumière profita de ce tragique instant pour crever les épais nuages et frapper avec une infinie douceur la joue du pendu. En s'évanouissant, le soleil arracha aux pupilles d'Abe ses ultimes fragments d'ardeur et sa tête tomba définitivement en avant.
L'assemblée, rassasiée par ce morbide spectacle, ne perdit pas plus de temps et se dispersa tels des cafards, laissant la presque veuve seule face à son futur annihilé. Cette dernière s'en alla déposer ses fleurs champêtres aux pieds de son amour et abandonna là, par la même occasion, toute foi en l'humanité.
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