Chapitre 4 - Rameau d'Olivier

9 minutes de lecture

" Je ne suis plus la personne que j'ai été et je ne la serais plus jamais.

Je ne suis pas la personne que je voudrais être non plus.

Je suis en cours d'amélioration.

Soyez patients ! "

BONNIE

Il est à peine sept heures du matin, et me voilà déjà devant l’immense building où l’enseigne Models Art repose encore dans l’obscurité. Comme la plupart des employés, je ne suis censée commencer que dans deux heures, mais après une nuit chaotique, il n’y a rien de rien de mieux que plonger dans le travail. Ce qu’au fond, je fais constamment !

Les couloirs déserts et le silence qui règne dans l’open space me donnent une concentration inégalée. Je m’installe dans mon bureau vitré, où des moodboards ornent les murs.

D’un geste précis, j’étale les patronages finalisés sur la grande table. La lumière douce des lampes d’appoint révèle chaque détail des lignes que j’ai tracées avec soin. Après avoir validé les derniers ajustements, je plonge dans la sélection des tissus. Je glisse mes doigts sur des étoffes : soie fluide, tweed structuré, mousseline aérienne. Leur texture m’aide à visualiser leur comportement sur les modèles que je m’efforce de faire vivre sur papier.

La pointe de mon crayon virevolte sur mon carnet de croquis. J’imagine les coupes, les jeux de transparence, les nuances qui capteront la lumière. Le processus est instinctif mais minutieux, chaque ligne révélant un pan de ma vision créative.

Lorsque je relève enfin la tête, deux heures se sont écoulées. Le bâtiment commence à s’éveiller. Les couloirs se remplissent, des bruits de conversations se mêlent aux bips des badges de pointage.

De l’autre côté de la vitre, Tessie fait irruption dans son propre bureau. Elle balance son sac sur son fauteuil et renverse un pot à crayons dans la précipitation. Ses gestes trahissent un mélange d’agitation et de culpabilité. D’ordinaire, sa longue chevelure rousse est soigneusement coiffée, mais aujourd’hui, elle tombe en désordre autour de son visage fatigué.

Notre dispute de la veille semble la hanter tout autant que moi. Nous n’avons jamais été du genre à nous quereller. Après un moment d’hésitation, Tessie frappe à ma porte.

— Entre, dis-je sans lever les yeux de mes croquis.

— Je suis sincèrement désolée, lâche-t-elle d’une voix brisée.

Je pose mon crayon et la fixe. J’aimerais pouvoir effacer cette altercation, comme si elle n’avait jamais eu lieu, mais une part de moi reste blessée, et elle est tenace.

— Tu m’as fait mal, Tessie, dis-je dans un souffle.

— Je sais… Pardonne-moi, reprend-elle. Je n’avais pas à porter de jugements. C’était ridicule et injuste.

Elle marque une pause, cherchant ses mots, visiblement gênée.

— Je tiens à toi et te voir malheureuse à cause d’un mec, c’est insupportable, surtout qu’il y en a plus d’un qui se bouscule au portillon.

Je lui lance un regard noir, la mettant en garde. Cette conversation est un terrain glissant.

— Et puis, en parlant de ce Nolan…

— Tess, je t’en supplie, pas maintenant, je coupe d’une voix lasse.

Si elle le voyait, elle comprendrait. Si elle savait ce que nous sommes l’un pour l’autre, elle serait scandalisée.

— Ce que j’essaie de dire, c’est que pour qu’il parvienne à te marquer à ce point, il devait être exceptionnel.

Je relève les yeux dans sa direction.

Exceptionnel, il l’est sans aucun doute.

— Enfin, c’est dommage pour Boss Man ! souffle-t-elle. J’avais misé sur son compte.

Je suis son regard et observe Maddox de l’autre côté de la vitre. Sa démarche est pleine d’assurance. À lui seul, il comble l’espace. Il dégage un magnétisme, une prestance que j’ai rarement vue chez quelqu’un. Lorsqu’en passant, ses iris croisent les miennes, je déglutis malgré moi. Bien que ses yeux soient clairs, des nuances froides lui confèrent une certaine dureté que je n’arrive pas à expliquer.

— Alors, est-ce que tu veux bien me pardonner ? me demande Tessie.

L’index contre mes lèvres, je fais mine de réfléchir et lâche :

— Non !

Bien évidemment, je plaisante.

— Comment ça, non ? s’offusque-t-elle en me pointant d’un doigt accusateur. Je te préviens, je vais te harceler jusqu’à ce que tu le fasses.

Je m’enfonce un peu plus dans mon siège lorsqu’elle quitte mon bureau. Profitant d’être à nouveau seule, j’abandonne mes esquisses et saisis une feuille vierge, quand la sonnerie de mon téléphone me tire de mes pensées.

— Bureau de Bonnie Forbes, j’écoute.

— Alors, tu me pardonnes ?

Tessie.

Je l’observe de l’autre côté de la vitre, tentant de revendiquer un regard digne du chat botté. Autant être honnête, c’est un fiasco !

Me retenant de rire, je raccroche sans lui répondre et replonge dans mon dessin.

Cette fois, j’ai délaissé mon crayon à papier pour un fusain. Tout prend une profondeur différente avec cet outil. Les ombres deviennent plus marquées, plus intenses, et chaque détail semble se révéler sous une lumière nouvelle.

La sonnerie de mon téléphone retentit de nouveau. Je jette un œil furtif à Tessie, qui sifflote en tournant sur son siège à roulettes.

Le menton posé sur le dessus de mes mains, je lui adresse un sourire sournois et tire sur la prise de courant. À cet instant, la mâchoire de ma secrétaire menace de se décrocher.

J’éclate de rire, et de l’autre côté de la vitre, elle m’imite.

La tranquillité qui m’envahit m’aide à plonger dans une véritable fascination sans nom. Je suis tellement absorbée, possédée, que je perds toute notion du temps. Mon esprit semble être en mode pilotage automatique.

— Vous avez beaucoup de talent !

Je sursaute dans la surprise.

— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.

Les grandes mains de mon patron reposent sur le plateau en verre de mon bureau. Je les observe, et l’image de l'une d'elles au creux de cette jeune femme me revient en mémoire. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi.

De longues secondes s’écoulent entre nous, durant lesquelles il profite de chaque instant pour m’étudier attentivement. Ce silence ne me dérange pas, je suis habituée au mutisme.

— Dans le cas où vous vous poseriez la question, ce n’était qu’une amie !

Suis-je aussi lisible ?

— Votre vie personnelle m’importe peu, Monsieur Deacon. Vous en faites ce que vous voulez.

À chaque rencontre, je m’efforce de rester suffisamment détachée pour le mettre mal à l’aise. C’est une tactique, peut-être que ça le fera fuir.

Je ne suis pas aveugle. Ses yeux m’étudient constamment, sans la moindre discrétion. Autant qu’il comprenne tout de suite qu’il perd son temps.

— Et moi qui pensais que nous avions brisé certaines barrières hier soir avec ce petit surnom… J’espérais vous trouver un peu moins piquante aujourd’hui.

C’est raté ! Pour moi, « Boss Man » n’a rien d’affectueux.

Perdue dans mes pensées, je ne distingue sa main saisir mon dessin que trop tard.

— NON ! Monsieur Deacon, s’il vous plaît !

Une lueur ténébreuse éclaire ses iris. Il semble vraiment prendre plaisir à me voir le supplier. Et moi, je me fais la promesse de ne plus jamais lui offrir cette satisfaction.

— Une minute, je vous prie, me dit-il, me contraignant immédiatement au silence.

Résignée, je soupire et le regarde faire des allers-retours le long des fenêtres, mon dessin en main. Avec la vue imprenable sur New York derrière lui, il semble ne pas seulement dominer la société, mais la ville tout entière.

C’est une sensation étrange, et pourtant je la ressens jusque dans chacune de mes terminaisons nerveuses.

Mes yeux glissent sur sa chemise, épousant chaque ligne de son corps. Le tissu est rentré dans son pantalon, sans le moindre pli visible. Dire qu’il ne respire pas la sensualité serait un mensonge, même si je ne suis généralement pas du genre à m’attarder sur les hommes aussi soigneusement apprêtés. En vérité, je me suis toujours demandé ce qu’ils cherchaient à dissimuler sous cette apparence parfaite. Peut-être cache-t-il un cadavre dans son placard ?

Le seul détail qui perturbe cette perfection, ce sont les tatouages qui décorent l’un de ses avant-bras, partiellement visibles sous sa chemise blanche.

Autant je peux apprécier le travail de son créateur, mais je ne comprendrai jamais le choix de l’utiliser sur un tel support.

— Vous savez… commence-t-il.

Le timbre de sa voix me fait soupirer d’un air las.

Pourquoi faut-il que je sois torturée de cette manière ?

Qu’ai-je fait pour mériter cet acharnement ?

Si c’est pour me punir d’avoir succombé au mauvais type, je pense que j’ai déjà payé ma dette.

— … C’est exactement ce que je veux pour la société.

— Je vous demande pardon ?

— Nous pourrions changer d’effigie, trouver un nouveau visage. Lui donner une image plus rebelle, un peu plus sauvage, propose-t-il, avec assurance.

— Models Art se porte à merveille. Tous nos modèles sont sélectionnés par les plus grandes marques de haute couture.

— Essayer autre chose pourrait être très… excitant, Bonnie !

Son sourire en coin ne m’échappe pas. Peut-être est-il habitué à ce que les femmes tombent à ses pieds, mais je suis différente.

— Mademoiselle Forbes, je rectifie sans me laisser distraire par son sous-entendu.

— L’idée de la moto est intéressante, elle incite à aller droit devant ! poursuit-il, comme si ma réponse ne l’avait pas atteint une seconde.

— La moto ?

Je suis complètement larguée.

— N’est-ce pas ce que vous avez dessiné ?

Il me tend mon oeuvre, que j’ai l’impression de découvrir à cet instant même.

Ma salive se coince dans ma gorge. Il s’agit en vérité d’un de mes souvenirs. Ce jour-là, Nolan était venu me chercher. De la fenêtre de ma chambre, je l’avais observé un certain temps, appuyé contre le carénage de la moto de son père, son attention rivée sur son téléphone.

Je me rappelle du sourire qui s’était étendu sur son visage lorsqu’il avait perçu le poids de mon regard. Ses yeux s’étaient plongés dans les miens, me provoquant une douleur lancinante au bas ventre.

Ce n’est pas vraiment la scène que mon subconscient a reproduite qui me perturbe, mais bien un autre détail. Tandis que la moto est d’une netteté parfaite, les traits de Nolan ne sont plus qu’une esquisse floue, inachevée.

Mes souvenirs de lui s’estompent peu à peu.

Je réalise avec horreur que je peine à me remémorer de tous ces petits détails pourtant si précieux pour moi. Tout comme un auteur choisit chaque mot avec soin, un artiste doit capturer sur le papier chaque émotion, chaque nuance, pour la retranscrire fidèlement. Sans cela, son œuvre devient une enveloppe vide, dénuée d’âme. Elle perd sa valeur.

Le dessin, mon talent, et mes souvenirs de lui sont tout ce qu’il me reste. Cette prise de conscience me fait mal, une douleur si profonde qu’elle m’envahit tout entière. Elle se répand lentement dans chaque pore de ma peau, me broyant de l’intérieur. Et bientôt, elle emportera tout sur son passage.

Plongée dans le déni, ma respiration s’accélère, hors de contrôle.

— Bonnie, est-ce que tout va bien ? m’interroge Maddox, la voix teintée d’inquiétude.

Pour me faire réagir, sa main chaude se pose sur la mienne.

Surprise par ce contact inattendu, je fixe ses yeux, d’un joli vert parsemé d’éclats de noisette, comme si je les découvrais pour la première fois. Une sensation étrange me traverse, me demandant s’il a toujours été aussi séduisant.

Me voyant l’observer ainsi, Maddox se redresse lentement. Il choisit de me tourner le dos, son regard perdu sur l’horizon de New York, comme si la ville était la seule chose capable de se soustraire à ma personne.

— Si vous avez besoin de prendre votre journée…

— Non, ça ira, merci.

Ce côté bienveillant de lui me surprend. Vu la façon étrange qu’il a de m’étudier maintenant, je pense qu’il en est tout aussi étonné.

— Bien, il continue. Dans ce cas, je vais demander à ce que l’on contacte les agences de mannequins. Avec un peu de chance, nous pourrons organiser des rencontres rapidement. Vous me ferez part de votre choix pour que je puisse le valider, conclut-il avant de sortir de mon bureau.

Une fois ce dernier hors de vue, Tessie, surexcitée, s’empresse de me rejoindre.

— Oh, mon Dieu, c’était quoi ça ? Dis-moi que je n’ai pas rêvé !

— Tu aurais pu me prévenir qu’il allait entrer, cela fait tout de même partie de tes attributions !

— J’aurais pu le faire si tu n’avais pas débranché ton téléphone, petite maline, finit-elle en me tirant la langue.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire SandElina AntoWan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0