Chapitre 1
Le lendemain, Gabriel avait quitté la ville. Évaporé. Parti vivre son rêve loin de moi.
Moi, qui n’étais plus rien.
Après un bulletin de troisième trimestre désastreux, j’ai décroché mon bac de justesse. Mais mon dossier n’était pas assez bon pour m’assurer une place dans la prépa de mes rêves. J’ai donc été contraint de m’inscrire à la fac de lettres près de chez moi.
Pour l’ensemble de mes camarades, l’année qui suivait le bac était celle de la liberté, de la découverte de la vie étudiante. Pour moi, ce fut un calvaire.
Je n’avais plus goût à rien. Gabriel me manquait horriblement. Je le cherchais. Partout. Je me retournais sur chaque passant qui lui ressemblait, errais pendant des heures devant le cinéma art et essai. Mes nuits étaient peuplées de cauchemars. Il m’arrivait même de me réveiller en criant son nom.
Dans mon cœur, la douleur. Et dans ma tête, l’espoir, bien que minime, qu’un jour il reviendrait. Qu’il sonnerait à nouveau à ma porte, comme avant.
Mais Gabriel Marker n’est jamais revenu.
Je courais à ma perte. Il courait vers le succès.
Un mois après son départ, on apprit que le tournage de La nuit des pulsions avait débuté. Dans le rôle principal : un jeune acteur de séries TV. Quand je vis sa belle gueule dans un journal local, je ne pus m’empêcher de ressentir une profonde jalousie pour lui.
Puis il y eut la première bande-annonce, qui fit fureur sur Internet.
Puis l’annonce de sa présentation au Festival de Cannes.
Et là, ce fut l’explosion. Sur la Croisette, tout le monde ne parlait que de ce jeune réalisateur de vingt ans à peine qui faisait déjà fureur. Les journalistes s’excitaient sur le film.
Après, il y a eu la date de sortie, fixée assez rapidement.
Et la promo. Gabriel, Gabriel partout. Au Grand Journal, à la radio, dans les magazines. Des parcelles de Gabriel, tous les jours sous mes yeux.
Une image de plus en plus figée. De plus en plus inaccessible.
Le film est finalement sorti. Ici, tout le monde s’est rué au cinéma pour découvrir enfin l’œuvre du prodige local. Moi, j’étais emballé. Je vibrais au rythme de ce polar poisseux qui prenait le parti de ne filmer aucun meurtre. Décision prise pour contourner le manque de budget, avait expliqué Gabriel à la télé. Mais les critiques y ont vu une idée de mise en scène pertinente.
Alors que Gabriel obtenait le César du Meilleur Premier Film, j’annonçais à mes parents que j’arrêtais la fac.
Je n’en pouvais plus. Je ne me sentais pas à ma place dans ce milieu scolaire. Dans ma tête, dans mon esprit, il n’y avait de la place que pour Gabriel.
Mes parents accueillirent ma décision avec incompréhension et déception.
Comme excuse pitoyable, je leur sortis que Gabriel, lui, avait arrêté ses études à 18 ans pour se consacrer à ses courts-métrages.
Mais la différence, c’est que je n’étais pas Gabriel Marker. Je n’avais pas sa verve, son talent, sa soif de vivre. Moi, je ne savais rien faire. Juste regarder des films, avec admiration. Comme lorsqu’on désire ardemment quelque chose qu’on ne pourra jamais avoir.
Et quand on ne sait rien faire, on se cantonne à la médiocrité.
C’est exactement ce que j’ai fait.
Je suis devenu garçon de café. Au départ, c’était seulement un essai, un petit boulot quelconque en attendant de décrocher quelque chose de mieux.
Mais j’y suis resté. Car le restaurant Chez Cléo est un véritable monde. Une sorte d’univers qui nous emprisonne dès qu’on y pénètre.
Non que mon travail me plaisait. Au contraire, j’avais l’air con avec mon tablier étroit et mon petit carnet de serveur. Mes amis qui venaient manger me regardaient toujours avec un air moqueur. Certains faisaient même une blague débile sur mon nom de famille : « Eh, Truffe, tu me sers des pâtes ? »
Les clients habitués étaient plus bienveillants. Mais dans leurs yeux, je lisais de la pitié. Pour eux, j’étais le pauvre gosse raté qui avait échoué ici. « Qu’est-ce que tu fous, semblaient-ils me dire, leurs yeux, allez, vis ta vie, t’es encore jeune ! Pauvre gosse, va. Si seulement il avait une copine, mais il est trop timide pour ça. »
Ma vie se résumait à ça. A me contenter de ce que j’avais.
Jusqu’à ce que ça arrive.
D’abord, c’était un murmure. Un chuchotement prudent, presque apeuré. Puis c’est devenu une rumeur, qui courait dans tout le restaurant. « Surtout, ne le répète pas, me disait Cléo, la proprio. On n’est pas encore sûrs ! »
Je tentais de ne pas trop y penser. Histoire de ne pas être déçu.
Et puis ça s’est transformé en clameur. Un cri réjoui, une fièvre contagieuse qui s’emparait de la ville entière. Une promesse qui ravivait dans mon cœur quelque chose qu’il avait appris à refouler.
Une étincelle qui se rallumait.
Une phrase, qui ramenait Yann Truffe à la vie :
« Il est revenu ».
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