Chapitre 3
Le lendemain, je me réveille avec l’impression d’être revenu des années en arrière.
Rien d’étrange, en somme. Ça m’arrive tout le temps. Tous les jours. Je n’en peux plus de cette chambre où j’ai jadis joué avec mes peluches, invité mes amis de primaire, travaillé à mes exposés et révisé mon bac. Ces quatre murs qui regorgent de souvenirs d’enfance et ont accueilli à bras ouverts mes rêveries d’adolescent. Je m’y sens à l’étroit, maintenant, tellement à l’étroit...
Est-ce que je la quitterai un jour, cette chambre ? Est-ce que je trouverai le courage de partir, d’échapper aux griffes de cette ville ?
Calme-toi, Yann. Gabriel est revenu, souviens-toi. Maintenant, tout ira bien.
Je souris. C’est vrai. Je me rappelle cette présence ressentie hier dans la rue. Sa présence. Oui, Gabriel Marker est revenu. Il y a de l’espoir, maintenant. L’espoir qu’aujourd’hui, je vais enfin commencer à vivre.
A nouveau.
Lorsque je pénètre dans la salle à manger, ma mère est déjà levée. Plongée dans la lecture d’un bouquin à couverture rose, elle me regarde à peine tandis que je prends place à la table de la salle à manger.
—Bonjour Yann, me salue-t-elle sans détacher les yeux de sa lecture.
—Bonjour Maman.
Je commence à manger, tranquillement, tandis que ma mère semble happée par sa romance à la con. Je me demande toujours quel intérêt elle peut trouver à ces torchons sirupeux qu’elle dévore en une journée. Il m’est déjà arrivé de lui conseiller des lectures plus sérieuses comme L’attrape-cœurs de Salinger (le roman préféré de Gabriel). Elle n’y a jamais touché.
Après tout, tant mieux pour elle. Au moins, elle a une échappatoire. Un moyen de s’évader, pour quelque temps, de cette ville misérable.
C’est ce qu’on fait tous, ici. On fuit.
Mon père débarque dans la salle à manger, cheveux ébouriffés et t-shirt délavé. Il se sert du café en silence.
Alors que je m’apprête à m’éclipser dans ma chambre, Papa relève la tête de sa tartine et me demande timidement :
—Yann… Heu… Tu… Tu travailles pas, aujourd’hui ?
Je me tourne vers lui, intrigué par sa question.
—Non, Papa. C’est mon jour de congé, le lundi, tu sais bien.
—Oui, oui, je sais. Tu… Tu voudrais pas qu’on aille se promener, tous les deux, cet après-midi ?
—Georges, soupire ma mère. Ton fils est grand, maintenant. Il n’a peut-être plus envie de traîner avec son vieux père, tu crois pas ? Pas vrai, Yann ? T’as des choses à faire, aujourd’hui, non ?
Elle me lance un regard insistant. Mon père, lui, ne bronche pas et retourne à sa tartine beurrée en soupirant.
Et voilà. C’est comme ça tous les jours. Les tentatives d’approche de Papa, qui tente désespérément d’entretenir un lien père-fils entre nous. Les sous-entendus de Maman, qui attend impatiemment le jour où je ramènerai enfin une petite copine à la maison. Chacun de ses mots sonne sarcastique. Le moindre regard est teinté de mépris.
Parfois, j’ai l’impression de ne pas avoir de parents.
—Désolé, Papa, balbutié-je. Je dois… Sortir. Je reviendrai pour le dîner.
A moins que je ne croise Gabriel.
—Tu vois, Georges, Yann a des responsabilités d’adulte, siffle ma mère en insistant sur ce dernier mot.
Je frémis de rage. Si je ne me barre pas sur-le-champ, je sens que je vais exploser. Sans ajouter un seul mot, je retourne dans ma chambre et m’habille en vitesse.
Quelques minutes plus tard, je suis dehors. Mes lèvres laissent échapper un soupir de soulagement. Enfin seul.
Je ne sais pas trop où aller, au début. J’erre sur le trottoir comme un chien abandonné, les mains frigorifiées par la bourrasque d’hiver. Puis mon pas devient plus rapide, plus assuré. Bientôt, je me retrouve devant l’endroit où tout a commencé.
Le cinéma art et essai.
Je lève les yeux pour contempler le bâtiment. Ciel gris qui surplombe la façade. Affiches de films. Et à l’intérieur, le hall qui s’illumine peu à peu. Le cinéma prend vie.
Et, comme ce matin, j’ai l’impression d’être revenu en arrière. Je me revois, ici-même, ce soir de décembre 2012. A l’époque, ma mère me mettait la pression pour que j’intègre Sciences Po. Ça m’énervait.
Alors, pour oublier tout ça, j’allais au cinéma. Il y avait une rétrospective Stanley Kubrick pendant tout le mois de décembre. Je ne ratais pas une séance.
Ce soir-là, c’était Orange Mécanique.
Ce soir-là, ma vie a changé.
J’étais arrivé en avance. Gabriel aussi. Il m’a proposé une cigarette. J’ai accepté. Il m’a souri. Voilà.
Avant le film, on a discuté. De tout et de rien. Après le film aussi. Puis il m’a invité à dîner. Et notre longue conversation s’est poursuivie, dans ce fameux restaurant italien. Chacune des phrases qu’il a prononcée ce soir-là est restée gravée dans ma mémoire. Pour toujours.
Toi aussi tu te souviens, Gabriel ? Tu te rappelles cette soirée, n’est-ce pas ?
Et maintenant… Gabriel est parti. Je suis devenu serveur Chez Cléo. Il est devenu célèbre. Je ne suis devenu rien.
La seule chose qui n’a pas changé, c’est ce cinéma.
C’est avec un pincement au cœur que je me détourne de la façade. Des effluves de pop corn me parviennent du hall. Quelques clients prennent leur place à la caisse pour les premières séances.
Et moi, je vais faire quoi ? Peut-être que je devrais rentrer. Non, pas rentrer, je ne rentre pas chez moi sans l’avoir vu. Ça fait trois ans que j’attends ce moment. Je ne peux pas le retarder plus longtemps.
Je vais peut-être aller à la librairie. Il aime bien flâner parmi les livres le matin, pour trouver l’inspiration.
Oui. C’est ce que je vais faire. Et peut-être qu’après il fera beau, et que je pourrai me promener au parc. Il aime ce parc. Oui. On va faire ça.
Je me mets donc en marche. Tête baissée. Épaules rentrées.
Si je n’avais pas levé les yeux, rien ne se serait passé.
Je ne l’aurais pas vu.
Mais je l’ai fait.
Et là, à quelques mètres de moi, je vois Gabriel.
Mon cœur rate un battement. Le monde s’arrête.
Le voilà. Enfin.
Il marche, à pas feutrés. Cheveux au vent. Pas de clope.
Il ne porte plus de jean, mais un pantalon noir. Et une cravate.
Je pouffe de rire. Gabriel, une cravate ?
Je le suis du regard tandis qu’il passe devant l’église. Et, sans réfléchir, j’accélère mon pas pour le suivre.
Certains passants se retournent sur lui, mais il ne semble pas les voir. J’observe ses chaussures brillantes voler sur le pavé.
Il est magnifique, putain.
Et puis il tourne brusquement à gauche, dans une ruelle étroite dans laquelle je ne m’étais jamais engagé auparavant. Qu’est-ce qu’il fout ?
Soudain, Gabriel s’arrête net. Il fixe la ruelle, comme paralysé. Il aimerait avancer, mais semble incapable de faire un mouvement de plus. Je vois son poing se serrer, ses ongles mordre sa peau pâle. Rien que cette vision provoque un frisson dans tout mon corps. Puis mon regard se pose à nouveau sur le visage contracté de Gabriel. Sur ses traits fins.
Ses lèvres.
Et je le vois murmurer un « Non » à peine audible.
Puis Gabriel fait brusquement demi-tour.
Décontenancé par ce brusque changement d’attitude, je me cache derrière un arbre. Je ne veux pas qu’il me remarque. Pas tout de suite.
J’attends quelques instants, le souffle court. Encore troublé par cette rencontre.
Lorsque je sors de ma cachette, Gabriel Marker a disparu.
— Alors Maman, il est bien, ton livre ?
Ma voix résonne dans tout l’appartement, mais ma mère ne semble pas se rendre compte de ma présence. Pas un mot. Pas un signe. Rien.
Tant pis.
Je me rue dans ma chambre et me jette sur le lit.
Gabriel est revenu. Gabriel est revenu. Gabriel est revenu.
Cette phrase, qui tourne en boucle dans ma tête depuis tout à l’heure, me ramène à la vie. L’avoir vu, même pendant quelques secondes, me rend plus heureux, plus énergique. Comme si sa présence me vivifiait.
Il est ma plus grande force.
Et ma plus grande faiblesse.
Je le revois marcher dans la rue. Sa cravate. Son visage poupin. Ce costume qui souligne son corps svelte.
Gabriel marche. Gabriel s’arrête. Gabriel serre le poing. Gabriel fait demi-tour. Gabriel disparaît.
Pourquoi est-il revenu sur ses pas, d’ailleurs ?
Peut-être qu’il s’est perdu.
Ou alors c’est à cause d’un souvenir. Un souvenir revenu trop vite, trop brutalement, un boomerang qu’il n’a pas pu rattraper à temps.
Est-ce que lui aussi a des fantômes qui le hantent ?
Oh et puis, peu importe. Il est là, et je suis là. C’est tout ce qui compte.
Je me repasse le film dans ma tête. Une vision fugitive devenue souvenir impérissable. Une image que je vais chérir longtemps. Comme les autres.
Je ferme les yeux. Et, le sourire aux lèvres et le cœur à vif, je murmure pour moi-même :
« Demain, je le reverrai ».
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