Ce soir-là, il fait presque nuit. Je suis restée travailler tard à la bibliothèque Jean d’Ormesson à Perpignan. Je sais que ce n’est que le début des cours de ma deuxième année de BTS mais je préfère me mettre au boulot le plus rapidement. J’ai choisi la spécialité « Négociations et relations clients » même si mon père pense que ce n’est pas ma voie. Il fallait bien que je me lance dans quelque chose.

Je marche dans la ville en remontant la longue avenue Paul Alduy. Je profite toujours de ce moment pour faire un point sur ma vie, qui soit dit en passant, n’est pas très palpitante. Je vis à Perpignan avec mon père depuis que ma mère nous a abandonnés il y a cinq ans. Grâce à mes parents, j’ai appris à lire plus tôt que les autres et j’ai pu sauter une classe. Je fais partie des meilleurs élèves depuis le primaire et j’ai obtenu un bac S avec mention « très bien » à seize ans. Ne sachant pas quoi faire après, j’ai choisi un BTS au hasard car je sais que quoi que je fasse je réussirai. Je voulais juste une filière intéressante et pas trop prenante dans la vie de tous les jours.

Je semble mener la vie d’une étudiante normale mais pourtant ce n’est pas le cas. Je suis née avec un don. Cela semble absurde et pourtant c’est la vérité. Je suis empathe. Je ne parle pas de l’empathie que tout le monde peut ressentir à l’égard des autres mais de l’Empathie avec un grand E. C’est autre chose que d’être sensible aux autres. Les empathes s’approprient les émotions des autres et parfois sans s’en apercevoir. Mais les empathes puissants comme moi sont capables de bien plus…

Je tourne rue de Taulis pour rejoindre mon appartement. Il n’est pas encore sept heures, j’ai le temps de faire quelques exercices spirituels. Je monte les escaliers à carreaux blancs et entre dans l’appartement sans frapper.

- Je suis rentrée papa !

Il est assis sur le canapé mais se lève pour me saluer. Il a les traits tirés par l’âge, et le travail à la prison l’épuise.

- Je vais bientôt préparer le dîner, déclare-t-il. N’oublie pas de faire tes exercices, c’est très important.

Je hoche la tête et pars dans ma chambre. J’allume ma guirlande LED qui donne une ambiance chaleureuse à la pièce. Je préfère un éclairage tamisé. Je pose mon sac près de mon bureau en métal et m’assois en tailleur sur le grand tapis rouge. J’enlève mes baskets puis passe la main sous le lit pour en sortir une grosse pierre grise. C’est une labradorite autrement dit : la pierre des empathes. Je ferme les yeux afin de me replonger dans cet univers devenu si familier au fil des années.

Je me concentre sur mon plexus solaire situé entre les côtes et laisse monter une vague d’énergie psychique en moi. Je dirige ensuite mon esprit sur la pierre que je tiens fermement en main. Son énergie est intense et ne demande qu’à me pénétrer. D’un seul coup je relâche toute ma concentration et la puissance de la pierre me submerge. J’ouvre les yeux, en pleine forme.

Je dépose la pierre dans le bol d’eau qui est sur mon bureau dans le but de la recharger. Elle détient le rôle d’une batterie portable et permet de remonter le niveau d’énergie de la personne qui l’utilise. Bien sûr seules les personnes fortes psychiquement peuvent l’utiliser de manière efficace.

Je m’exerce à développer mon don depuis que j’ai huit ans. Ma mère est comme moi, elle m’a beaucoup aidée. Maintenant, je suis capable de faire bien plus que d’absorber les émotions des autres, je peux les modifier et leur transmettre une énergie nouvelle. Grâce à l’empathie, je vois le monde sous une nouvelle forme. J’ai appris à écouter tout ce qui m’entoure et je perçois ce que les yeux ne peuvent pas nous montrer.

Mais comme tous « super pouvoirs », il y a des limites. Je peux sentir toutes les vibrations qui m’entourent. Si je ne crée pas une « bulle psychique », je suis submergée et incroyablement affaiblie par toutes les émotions que je capte. D’après quelques recherches, les personnes incapables de contrôler leur don (s’il est trop puissant) finissent par perdre la tête. C’est assez perturbant alors, heureusement que je ne suis pas dans ce cas.

- Emmy, appelle mon père à l’autre bout de l’appartement, le dîner est prêt.

J’étais perdue dans mes pensées, je n’ai pas vu le temps passer. J’aime me rappeler toutes ces choses, comme cela je n’oublie pas qui je suis.

Je me lève et déambule jusqu’à la cuisine. Je m’installe en face de mon père qui me tend le plat de raviolis à la bolognaise avec un supplément de fromage, le meilleur plat du monde !

- Comment était ta journée ? me demande-t-il curieux,

- Comme d’habitude, je réponds sur un ton neutre. Je dois bloquer en permanence la bulle invisible autour de moi sinon les énergies des autres affluent et je m’épuise trop. Ce n’est pas tous les jours facile d’être empathe !

- Tu sais ma chérie, réplique-t-il. Ceux que la nature a dotés de qualités exceptionnelles, se doivent de faire de grandes choses.

Je le regarde d’un air supérieur.

- C’est trop tard pour faire philosophe. Tu n’es qu’un simple employé de prison.

- Le simple employé de prison te dit que tout le monde est philosophe, rétorque mon père d’un ton triomphant.

Nous rigolons toute la soirée sur des blagues absurdes. Telle est ma vie, à la fois simple et atypique. La même routine s’est installée au fil des années passées dans cette ville.

Mon père s’installe sur le canapé pour regarder la télé comme tous les soirs et je trottine jusqu’à ma chambre. Je revêts mon pyjama Mickey, même si j’ai passé l’âge je reste une grande fan de Disney. Je m’allonge sous les couvertures, éteint la lumière et observe le plafond étoilé.

C’est à ce moment que je pense à ma journée de demain. Il m’arrive de fermer les yeux et d’imaginer les personnes de la classe du BTS. Kenza, la seule amie que j’aie, Mélanie et Bastien le couple populaire et hautain, Jérémy que je soupçonne être le seul garçon de la terre à être amoureux de moi. Il y a les autres qui me trouvent étrange, suite à des malaises, des crises et des sautes d’humeur.

Je devrais sortir avec Jérémy. Il est gentil, intelligent, drôle, ni trop beau ni trop laid et insignifiant aux yeux des autres. On ferait une paire parfaite mais mon cœur en a décidé autrement. C’est l’une des raisons qui fait que je n’ai jamais eu de petit ami, mon cœur n’a jamais battu pour un homme. Je m’endors sur ces pensées.

***

Ce matin-là, comme tous les autres matins, je me réveille en pleine forme et de bonne humeur. Je revêts un vieux t-shirt de groupe des années 80, un jean noir et mes vieilles Converses rouges. Je me sers un bol de céréales dans la cuisine puis m’assois en face de mon père. Nos échanges sont brefs car il commence le travail avant moi. Je mets ma veste en cuir cloutée noir et ferme la porte d’entrée, mon sac usé sur le dos.

Avant que les cours ne commencent, je retrouve Kenza devant le bâtiment. Elle a encore joué avec la teinture visiblement.

- Salut salope, sourit-elle en agitant sa queue de cheval rose clair. Comment tu me trouves aujourd’hui ?

Je la contemple de haut en bas. Elle a opté pour un maquillage noir qui met en valeur la pâleur de son teint et la beauté de ses yeux gris, un collier assorti à sa robe gothique et des new rock. Toujours fidèle à elle-même.

- Tu es aussi belle qu’un vampire dans son cercueil, je réplique en rigolant.

- Merci, venant de toi c’est un compliment !

Nous partons dans nos fous rires habituels. Heureusement que Kenza est là pour rendre ma journée plus amusante. Au même moment Jeremy débarque. Il me fait la bise et je remarque que ses yeux sont pleins d’étoiles quand il me regarde. Pas besoin d’être empathe pour voir cela. Je me concentre quelques secondes sur lui et absorbe ses émotions. Je redeviens Emmy aux supers pouvoirs, celle qui peut lire ce que chacun cache au fond de son cœur, celle qui tombe les masques et délie les mensonges.