Aujourd’hui nous sommes samedi, le jour que tous les habitants du manoir adorent car c’est le seul après-midi où l’on sort en ville. Nous formons des groupes de cinq à six personnes. Seul Jonas, Nathalie, Cam et John restent au Foyer.

Justin étant le plus âgé, conduit le mini bus gris et Mathieu la Peugeot noire dans laquelle je suis arrivée au manoir la première fois. Je m’installe dans le mini bus entre Leslie et Jessica une adolescente aux mèches violettes. Cette dernière me rappelle Kenza car elle arbore le même look que mon amie. Mes yeux se perdent dans le vide et je n’entends pas le véhicule démarrer. Leslie pose une main rassurante sur mon bras et la laisse jusqu’à notre arrivée à Aurillac.

Justin nous rappelle que tout le monde doit être de retour à dix-huit heures au parking. Son regard s’arrête quelques secondes sur moi :

- Je viens avec celles qui veulent aller dans les magasins de fringues, lance-t-il en sortant une carte de crédit d’un geste maitrisé.

Leslie se précipite vers Justin en me tirant par le bras.

- Tu vas voir on va bien s’amuser ! s’exclame-t-elle en frappant dans ses mains.

- Carla doit s’acheter de nouveaux vêtements, lâche une voix douce et mélodieuse.

Angela s’avance vers nous en prenant la petite par la main. Justin s’approche d’elle et lui chuchote quelque chose à l’oreille qui lui arrache un sourire. Angela est grande et ressemble beaucoup à Leslie mais elle possède cette fragilité et une grâce qui attendriraient n’importe qui. Nous avons le même âge mais elle est plus jolie que moi, Justin devrait la choisir elle si ce n’est déjà fait.

Nous passons l’après-midi dans les magasins, Justin sur nos talons qui ne cesse de regarder autour de lui. J’ai acheté quelques hauts, deux pantalons et Leslie m’a incitée à acheter une robe rouge. Nous n’avons pas de limite dans notre budget, c’est Nathalie qui prend tout en compte.

Il est presque dix-huit heures et nous sortons du magasin Pimkie pour nous rendre place du Square. Il fait beau dehors et le soleil commence à se coucher derrière les montagnes sous le regard admiratif des habitants.

Tout à coup la petite Carla tombe à genoux et se tient les oreilles.

- Stop arrêtez ! hurle-t-elle le visage rempli de souffrance. Je ne veux pas vous entendre !

Angela essaye de la calmer sous le regard inquiet des nombreux passants. Justin prend vite le relais et prend la petite qui s’est mise à pleurer dans ses bras.

- On attire trop l’attention, on décampe ! ordonne-t-il d’une voix autoritaire.

Nous le suivons sans contester ses ordres. Les autres nous ont rejoints et nous quittons la ville dans un rugissement de moteur.

Carla dort dans les bras d’Angela et Justin semble tendu au volant.

- Que s’est-il passé ? je demande d’une petite voix.

- Carla est clairvoyante, commence Jessica. Les esprits peuvent communiquer avec elle. Certaines âmes en peine s’accrochent à ses membres et la vident de son énergie. Le monument aux morts n’abrite aucun corps mais cela n’empêche pas les esprits de s’y balader.

- Bienvenue dans notre réalité, soupire Leslie.

Une fois arrivés au manoir, Justin déballe un rapport à Nathalie. Cette dernière espère que nous n’avons pas été suivis par des membres de LSG.

Carla est épuisée et dors dans la chambre qu’elle partage avec Angela. Celle-ci vient me rejoindre alors que j’observe le soleil se coucher derrière les hautes fenêtres du salon. La plupart des habitants sont retournés à leur occupation.

- Il t’aime beaucoup, commence Angela en s’asseyant sur le même sofa que moi.

- De qui parles-tu ? je demande en me tournant vers elle.

Son regard bleu se perd derrière les derniers rayons de soleil.

- Je suis la seule fille avec qui Justin s’est lié d’amitié. Il rejette toutes les avances des autres, soupire-t-elle.

- Où veux-tu en venir Angela ?

Elle rive ses yeux aux miens et je peux y déceler une profonde mélancolie.

- Justin a peur de l’amour et c’est pour cela qu’il n’a pas voulu être avec moi. Mais il m’a affirmé ressentir une alchimie inexplicable avec toi. Il tombera amoureux de toi Emmy, c’est l’Univers qui le veut et vous ne pourrez pas y échapper.

Elle se lève soudainement et sort de la pièce tel un coup de vent. Angela est une magnétiseuse bizarre, je n’ai pas trop compris ses paroles et je décide de ne pas y prêter attention. C’est vrai que j’ai ressenti quelque chose dès que j’ai vu Justin mais j’étais sûrement trop perturbée par les événements pour y prêter attention

Je vais dans la bibliothèque et m’installe à une table. J’écris dans un petit carnet que j’ai récupéré dans ma chambre. Je couche sur papier le caractère de chacune des personnes du Foyer et mon avis sur eux.

Leslie est gentille et toujours optimiste, elle s’entend avec tout le monde ici. Son frère John est maladroit mais très intelligent tandis que Jonas son copain est plus énigmatique et réservé ; il semble avoir vécu tellement de choses. Justin est tantôt le séducteur charismatique tantôt un mec dur et parano envers ceux qui l’entourent ; j’ai du mal à le cerner. Nathalie est un être de lumière c’est certain, elle est si douce, je la comparerais bien à une fée. La petite Carla est discrète et ne parle pas beaucoup, elle fait la paire avec Angela qui est si fragile et qui irradie de beauté. Jessica est drôle et aime faire la fête, elle s’entend super bien avec Leslie. J’ai rencontré Hélia lors d’un cours, c’est une adorable adolescente quelque peu agitée et nerveuse. Les jumeaux Christophe et Diana sont toujours ensemble et ne parlent pas beaucoup avec les autres. Matt a peut-être dix-neuf ans mais il se comporte comme un adolescent ; je sais qu’il peut se montrer adulte quand il le faut. Je ne connais pas très bien Lucas mais c’est un jeune dynamique. Quant à Cam, il est trop mystérieux, j’aimerais le connaitre plus.

J’ai honte de le reconnaître mais je suis partagée entre le trouble que provoque Justin et la curiosité que m’inspire Cam. La porte de la bibliothèque s’ouvre et je sors de mes pensées. Cam passe devant moi, vêtu d’une chemise noire entrouverte et les cheveux ébouriffés. La lumière tamisée de la pièce renvoie sa beauté presque surnaturelle qui me fait penser à celle des vampires.

Il attrape un livre et s’installe sur le rebord de la fenêtre. Le reflet de la lune éclaire sa chevelure ébène et je suis irrésistiblement attirée par lui. Je me lève et me rapproche lentement de lui. Il lève les yeux de son bouquin et me lance un regard pénétrant qui n’est pas agressif comme lors de notre première rencontre. Les mots sortent tous seuls de ma bouche.

- Je veux en savoir plus sur toi.

Il est tout d’abord surpris par ma question directe puis secoue vivement la tête.

- Pourquoi ne fais-tu pas comme les autres ? C’est-à-dire m’ignorer, lâche-t-il irrité.

Je vois bien que cet air agacé est juste une façade qui doit cacher sa tristesse.

- Je ne sais pas, je suis attirée par ton mystère, j’avoue en cherchant son regard.

Il se lève brusquement et me pousse contre le mur. Ses yeux me jaugent et il me domine de toute sa hauteur, encadrant ma tête avec ses mains.

- Que veux-tu savoir Emmy ? demande-t-il d’un ton presque menaçant.

La surprise passée, je redouble de courage et ne cille pas face à son regard charbonneux.

- Quelle est ton histoire Cameron ?

- Mon histoire est bien trop sombre, personne ne la connaît vraiment.

- Je pense pouvoir comprendre.

Il frappe violemment le mur avec ses mains.

- Non ! s’énerve-t-il. Personne n’a vécu ce que j’ai subi !

Il s’éloigne de moi en secouant la tête. Je me concentre sur ses émotions ; je ne sens plus cette aura menaçante mais simplement de la douleur. Je m’approche de lui et prends sa main dans la mienne. Il lève la tête, surpris par ce geste bienveillant.

- Décharge ta peine sur moi, je murmure. Je suis empathe, je peux t’aider à soulager ta douleur, pour une fois aie confiance.

Il perçoit ma sincérité car je sens toute cette pression accumulée se détacher de lui. Son regard se perd et malgré sa grande taille, son visage devient enfantin. Je découvre une nouvelle facette de Cam, un nouveau visage que les habitants n’ont jamais pu entrevoir derrière sa constante agressivité. Il s’assoit dans le lourd fauteuil et je me pose sur l’accoudoir.

- Tu as raison, je devrais raconter toute la vérité à quelqu’un au lieu de dévoiler des bribes incohérentes.

Je l’encourage du regard, je ne dois surtout pas le brusquer au risque qu’il se referme comme une huître.

- Je suis né dans une famille de conservateurs, catholique et puissante, commence-t-il en masquant sa douleur. J’étais timide et rejeté par les élèves de mon école de riches. Je savais que je n’étais pas comme les autres et ma famille aussi. Mon père était très autoritaire et me frappait dans la cave du manoir quand je n’étais pas sage ; il disait que je faisais honte à Dieu et à notre famille.

Il s’arrête pour me montrer une cicatrice dans son cou, signe de maltraitance. Je pose ma main sur son épaule mais je ne dis rien.

- Un jour, quand j’avais onze ans mes premiers pouvoirs sont apparus. Depuis que j’étais petit ils étaient là, ils attendaient juste de sortir. J’ai tout fait pour les cacher mais je m’entraînais à les contrôler le soir. Quand j’ai eu seize ans, ma mère m’a avoué que j’avais été adopté bébé car elle était stérile. Au même moment mon père m’a amené dans la cave car j’ai eu un mauvais bulletin scolaire. C’était trop, je l’ai frappé et utilisé mes pouvoirs par la même occasion.

Il serre les poings et inspire bruyamment. Je vois que c’est douloureux pour lui de se rappeler tout cela, mais il est courageux et reprend.

- J’ai été pointé du doigt comme étant le fils de Satan. Mon père ne voulait pas que cela se sache alors il m’a enfermé pendant des semaines et fait appel à un prêtre exorciste. Les gens se doutaient de quelque chose mais personne n’a rien fait pour m’aider car tous avaient peur de mon père. Au bout d’environ un mois d’enfermement j’ai réussi à m’échapper car ma mère a eu pitié de moi et elle m’a donné la clef. Je suis parti et je ne suis plus jamais revenu. Je n’avais que ma carte d’identité sur moi, j’ai vécu dans la rue pendant près de trois ans allant de ville en ville. J’étais à Aurillac en train de me battre contre un autre SDF lorsque Leslie m’a vu utiliser mes pouvoirs. Je n’avais plus rien, j’étais perdu et elle est venue m’aider.

- Tu ne lui as jamais raconté ton histoire ? je demande d’une voix douce.

- Non, je n’ai rien dit car je n’y arrivais pas. Avec toi c’est différent tu as quelque chose Emmy, tu n’es pas comme les autres.

Nous nous regardons dans les yeux sans rien dire. Une cloche retentit soudain annonçant l’heure du repas ;

- Je n’ai pas vu le temps passer, constate Cam.

- Tu te sens mieux au moins ?

- Oui, beaucoup mieux merci, dit-il en souriant.

Premier sourire de sa part, je suis contente qu’il le montre, il est si beau. Je m’apprête à partir quand il m’attrape par le bras et redevient le Cam que tout le monde connaît.

- Méfie-toi de Justin, il est louche.

Je n’ai pas le temps de réagir qu’il s’est déjà faufilé dans les rangées de livres. Je descends manger en me demandant ce qu’il voulait dire. J’ai remarqué que l’ambiance devenait électrique quand Cam et Justin étaient dans la même pièce mais je ne pensais pas qu’il se méfiait autant de lui.

- Hey ! m’accoste Leslie. Tu étais où ?

- Je discutais avec Cam, je rétorque du tac au tac.

Elle me regarde comme si j’avais dit une bêtise. Je plisse les yeux et elle lève les mains en l’air.

- C’est juste que ça m’étonne, me confie-t-elle. Cam ne parle pas beaucoup avec les autres, j’ai du mal à vous imaginer en grande conversation.

- Pour quelqu’un qui l’a aidé tu le connais assez mal.

- Il t’a raconté ? demande-t-elle en écarquillant les yeux.

- Oui votre première rencontre et son passé mais je ne dirai rien sur lui.

Leslie me sourit.

- Je suis contente qu’il se soit confié, avoue-t-elle. Je m’inquiétais pour sa santé mentale.

Je lui lance un sourire rassurant. Nous descendons les escaliers qui mènent au hall quand je trébuche sur le tapis de velours rouge et m’étale par terre. Leslie lâche un rire tonitruant puis finit par m’aider à me relever en me demandant si ça va.

- Je préfère tomber dans les escaliers plutôt que de tomber amoureuse, je lance en rigolant.

Nos rires résonnent dans le hall et nous courons rejoindre les autres dans la chaleureuse salle à manger.