Lâcher prise
Je lutte contre le sommeil pendant le voyage. Au bout de quelques heures, nous atterrissons sur une plateforme identique à celle que nous avons quittée. J’appuie sur le même bouton que celui qui a activé mon harnais, mais rien ne se passe. J’attends que quelqu’un vienne m’aider. L’adolescent m’apporte son secours une nouvelle fois et me tend la main. Je me lève seule et me dirige vers la sortie. Il a peut-être un espoir. Je peux m’enfuir, m’échapper. Je me dirige à grands pas vers la sortie, dès que je serais sur le tarmac, je pourrais m’évader. Encore quelques pas et je suis libre. Plus qu’un pas… Une main me retient le bras, c’est l’adolescent.
- Vous devez dormir. Je vais vous accompagner à votre chambre.
Sa poigne est forte, je n’ai pas la force de résister. Je le laisse me guider. Il m’emmène dans un dédale de couloirs. La blancheur des murs m’éblouit. Nous arrivons à une porte avec le numéro 222 inscrit dessus. Il m’invite à entrer.
- Reposez-vous. Dans quelques heures, on vous apportera à manger. Il y a des vêtements dans le placard. Il a aussi une salle de bain à votre disposition, si vous souhaitez, vous laver. Si vous avez besoin de quelque chose, il vous suffit de le dire à haute voix.
Ils m’écoutent et ils m’observent surement. L’adolescent sort et referme la porte à clés derrière lui. Je reste prisonnière. Je m’assois sur le lit, serre les jambes contre ma poitrine, enfouis ma tête dans mes genoux et resserre la couverture autour de moi.
Je ne pourrais jamais m’échapper.
L’espace de quelques heures, j’ai cru échapper à mon sort. J’ai espéré vivre une vie où mon corps ne serait pas une marchandise, où personne ne pourrait mettre la main sur moi. Une vie où je serais libre de mon corps et de mon âme. Peut-être que notre monde est ainsi. Les femmes ne sont que des objets, sans âme, sans sentiment, sans humanité, des enveloppes vides où seuls leurs corps sont précieux. Je n’ai pas envie de ça. Est-ce que si je me bats, est-ce que si je résiste, est-ce que si je protège mon âme, je pourrais un jour sourire à nouveau et être heureuse ? Ou bien me suffit-il de me laisser mourir pour espérer ne pas souffrir ? Je ne veux pas mourir, mais je ne veux pas souffrir. Quels sont mes choix ? Quelles sont mes solutions ? Je dois trouver une solution. Et si je me rendais laide. Et si je détruisais tout ce qui fait que je suis une femme attirante. Si je tailladais mon corps, est-ce que tout le monde me rejetterait et me laisserait vivre ? Je dois forcément souffrir pour survivre.
Je me lève et explore la pièce. La chambre n’est pas grande, mais assez spacieuse pour contenir une salle d’eau avec une baignoire et un espace bureau. Je cherche les micros et les caméras, mais je ne trouve rien. Mes liens ne sont pas visibles, mais ils brident mes libertés. J’aimerais ne plus exhiber mon corps. J’ouvre les placards et trouve des vêtements décents. Je cherche les vêtements les plus longs et les plus larges pour cacher mon corps. Je trouve un haut qui me recouvre des bouts des doigts jusqu’aux oreilles et descends jusqu’en dessous de mes fesses. Le bas couvre mes pieds jusqu’à la frontière de mes orteils et remonte jusqu’en dessous de ma poitrine. Je trouve aussi des sous-vêtements. J’entre dans la salle de bain et fais couler de l'eau chaude dans l'immense baignoire. Je laisse tomber la couverture. Je déchire les bouts de tissus qui laissent des marques rouges. Je casse les bijoux et enlève toutes les perles de mes cheveux. J’observe mon corps dans le miroir. Ce que je vois me donne envie de vomir. Comment un corps comme le mien peut-il attirer tant de convoitise ? Mes ongles s’enfoncent dans mon dos et laissent trois traits rougeâtres. Je continue à griffer ma peau, jusqu’à ce que l’ensemble de mon corps soit recouvert de lacération rouge vif. Maintenant, mon corps est à la hauteur de leurs attentes, meurtrie à point. Je rentre dans l’eau. La chaleur sur mes plaies me fait serrer les dents. C’est douloureux, mais autant si habitué maintenant. Bientôt, la douleur sera omniprésente. Les tiraillements diminuent, me permettant d’apprécier pour la première fois la sensation de l’eau chaude qui m’enveloppe. Mes membres se délassent. La tension de mon corps s’échappe petit à petit. J’étends lentement mon corps. J’immerge tout mon être dans l’eau. Je prends une dernière respiration et ferme les yeux. J’entends ma respiration. Je sens l’eau chaude caresser ma peau. J’ai la sensation d’être ailleurs, d’être protégé, tranquille, apaiser. L’angoisse se dissipe doucement. Un souffle m’échappe. À peine ai-je eu le temps de me souvenir que personne ne respire sous l’eau, que ma tête est déjà ressortie. Je prends une profonde inspiration. Je m’essuie le visage et passe mes mains dans mes cheveux. C’est agréable. Je sens un sentiment resurgir de moi. Une profonde tristesse m’enveloppe soudainement. Cette peur que je n’ai pas voulu exprimer. Ces larmes qui n’ont jamais coulé. Ces cris que j’ai étouffés. Ce sentiment que j’ai empêché de me submerger. Brusquement, comme un ouragan, ce chagrin engloutit tout sur son passage. Je laisse mon corps s’exprimer et alléger ma peine. Je pleure jusqu’à ce que mes yeux soient secs. Je me sens libéré d’un poids. Le bain commence à se refroidir. Je remets un peu d’eau chaude et me lave le corps, ainsi que les cheveux. Je me sens propre et soulagé pour la première fois depuis longtemps.
Je sors du bain, m’essuie et observe encore une fois mon reflet. Mon visage a l’air plus lumineux. Ma peau parait plus douce. J’ai l’impression d’être plus grande. Je m’habille. Les vêtements sont doux, chauds et sentent bon. Je vide l’eau de la baignoire. Je regarde dans les placards de la salle de bain. Il y a différents produits : un cachet effervescent qui lave les dents et donne une haleine de menthe, une crème hydratante, qui imprègne directement dans la peau, sans laisser de sensation de gras sur les mains, une lime électrique, coupant la même longueur d’ongle pour tous les doigts, un produit 20 actions pour une nouvelle peau 30 secondes, un cerceau brosse, qui peigne, lisse, boucle les cheveux en un passage, un masque maquillant lèvre, yeux, joue et le reste du visage. Tant de produit que je n’ai jamais utilisé. Je les laisse de côté pour le moment. Je sors de la salle de bain et fouille le reste de la chambre. Je trouve un bracelet projetant un écran holographique, qui me permet de contrôler ma chambre. Je peux changer la couleur des murs, du plafond et du sol, la chaleur, l’humidité, le taux d’oxygène, la pesanteur. Je peux mettre une forêt ou bien un marché sur mes murs, mais tout cela n’est pas réel. Je mets les murs en vert fougère. Je m’assois et continue à explorer les possibilités de mon bracelet. Je n’arrive pas à activer certaines fonctionnalités, encore ces liens qui étouffent ma liberté. Je continue à explorer les différents recoins de la pièce. La plupart des objets que je trouve, je ne sais pas à quoi ils servent.
Quelqu’un frappe à la porte. Un sursaut de peur me traverse. Je m’assois sur le lit en attendant que la personne ouvre. Plusieurs secondes se passent avant d’entendre un raclement de gorge à travers la porte.
- Je… je viens vous apporter à manger.
C’est la voix d’un homme jeune, très hésitant. Je ne comprends pas ce qu’il le retient d’ouvrir. Ils m’ont enfermé.
- Je… peux entrer ?
Je soupire. Est-ce qu’il est idiot ou bien lui a-t-on dit d’attendre une réponse de ma part ? Peut-être est-il faible ? Je pourrais le surprendre et me glisser en douce en dehors de la chambre. Je plonge la pièce dans le noir. J’attends patiemment à côté de l’entrée.
- Je rentre sinon votre nourriture va refroidir.
Je suis prête à sortir, mais lorsqu’il clenche la porte, toute la pièce s’illumine. Je suis aveuglée. Quand je rouvre les yeux, je suis face à face avec le jeune homme. Il doit avoir un peu près mon âge, grand et imposant. Pourtant ses yeux jade dévoilent sa timidité et il rougit de notre promiscuité. Ses mouvements sont maladroits, il a failli renverser le plat. J’observe derrière lui. Il y a de l’animation dehors. Je ne peux pas en voir plus, il referme la porte. Il reste planté devant moi, tremblant. Il évite mon regard et son visage s’empourpre de plus belle. Il passe à côté de moi et dépose le repas sur le bureau.
- Vous avez… besoin de quelque chose ?
Qu’est-ce qu’il veut ? Il espère m’amadouer avec ses yeux de biche. Je m’avance vers lui et prends mon courage à deux mains. Il recule tandis que je m’approche. Je l’accule contre un mur.
- Je veux être libre.
Il entortille ses doigts, gênés. Il bègue. Je reste forte et croise les bras en dessous de ma poitrine. En voyant mon geste, il rougit à nouveau.
- M. Leconoistre ne veut pas que vous sortiez toute seule, le temps de vous acclimater. Il vous a donné accès à l’ensemble des livres de la bibliothèque universelle.
Je penche la tête d’un air interrogateur. Il me contourne pour se diriger vers le bureau. Il appuie sur un bouton en dessous du plateau de bureau. Un écran s’allume avec un clavier.
- Vous pouvez faire toutes les recherches que vous souhaitez. Il y a aussi des films, séries et jeux. Vous pouvez choisir vos repas. Si vous souhaitez de nouvelles tenues.
Il continue de parler, sans bégayer, sans gêne. Je me dirige vers le lit et continue à l’écouter. Il s’arrête en plein milieu d’une phrase.
- Je suis désolé, je vous empêche de manger. Si vous avez besoin, n’hésitez pas à demander.
Il sort. La porte se referme à double tour derrière lui. Je m’assois au bureau, pousse la nourriture et commence mes recherches. Je veux savoir ce qui nous a menés à ça. Pourquoi, les femmes sont devenues des objets avant d’être des humains ? Je vois des siècles d’histoire défiler devant mes yeux. Je ne comprends pas, mais je continue à chercher en buvant un verre d’eau et le pain à côté de moi, jusqu’à ce que l’ordinateur s’éteigne. J’essaye de rallumer l’écran, mais rien ne se passe. Je ne sais pas quelle heure il est, mais je suis épuisée. J’enlève mon haut et mon pantalon et me glisse sous les draps. Le cours de la journée défile dans ma tête, avant que le sommeil m’emporte.
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