Stephen
La salle en sous-sol était baignée d’un air lourd d’humidité et de fumée de cigarette. Quelques néons diffusaient une lumière hésitante sur des murs d’un vert passé. Au fond de la salle, l’unique lucarne qui aurait pu permettre à un peu de lumière de se glisser dans la pièce était obstruée par le tuyau argenté d’un vieil aérateur. Une dizaine de tables de formes disparates avaient été placées ça et là, et réunissaient autour d’elles des joueurs de cartes et des buveurs silencieux. La plupart d’entre eux étaient réduits à de vagues formes sombres, cachés par le manque de luminosité et la fumée qui semblaient plonger la pièce dans du brouillard. Pourtant, alors que Stephen descendait les dernières marches, il sentit leurs regards se tourner vers lui. La rumeur du bar, qui jusque là n’excédait pas celle d’une boutique de pompe funèbres, atteignit alors l’équivalent du silence d’un caveau. Les pas de Stephen semblaient résonner à travers toute la salle tandis qu’il avançait vers le comptoir. Quelque part sur sa droite, un client se racla la gorge et cracha au sol, ajoutant sa touche glaireuse à la mosaïque de substances douteuses, plus ou moins sèches, qui tapissait le béton nu.
Le comptoir se résumait à une table à tréteaux à côté de laquelle étaient entassées des caisses remplies de bouteilles d'alcool. Le barman, un petit homme trapu qui avait l’air d’avoir plus de poils dans le nez que sur sa tête, dégageait une étrange odeur de poisson frit. Il tenait dans ses mains un petit carnet sur lequel il griffonnait à l’aide d’un stylo noir en bout de vie. Lorsque Stephen fut suffisamment proche pour qu’il ne puisse plus l’ignorer, il grogna, sans lever la tête: “Toi, t’as pas compris le panneau à l’entrée”. Stephen, qui s’attendait à ce genre d’attitude, ne releva pas, et demanda d’un ton égal : “Une bière, barman”. Le nabot décida alors de lever la tête, et, en fixant Stephen de ses yeux bleus délavés, continua :
“Ecoute coco, t’as quinze secondes pour vider les lieux et avoir une chance de n’y perdre que ton fric. Passé ce délai ta mère risque de ne plus te reconnaitre quand tu la reverras. Si tu la revois, ajouta-t-il avec un sourire mauvais.
- Je cherche Svenka Karlstein.
- Connais personne de ce nom.”
À ce moment-là, plusieurs clients se levèrent de concert, en silence, et vinrent se placer derrière Stephen. L’un d’entre eux, un chauve bâti comme un titan nordique, prit la parole, et lâcha, d’une voix rocailleuse mêlée à un fort accent bulgare : “Eh l’étranger, pourquoi t’emmerdes Allan avec tes questions à la con ? Son haleine empestait l'alcool.
- Est-ce que je t’ai sonné, tas de merde ?”
La répartie avait laissé le Bulgare muet de stupéfaction ; le temps que l’information remonte à son cerveau embué d’alcool, Stephen avait allumé une cigarette. “Tu viens de me traiter de tas de merde ?”, le chauve ne semblait pas en revenir. Ce petit gringalet métisse venait de l’insulter. Lui. Radko Zhelev, craint et connu dans tout le quartier et dont personne dans ce bar n’aurait osé soutenir le regard plus de trois secondes. Il convenait de faire un exemple de ce touriste inconscient. Radko sourit de toutes ses dents :
“- Dites-donc, le petit monsieur est malpoli. Tes parents t’ont rien appris poulette ? Allez, dis pardon et je frapperai moins fort.
- Frappe de toutes tes forces. Qui sait, je suis peut-être chatouilleux.”
Un grand bruit retentit. C’était le barman, Allan, qui venait de claquer la porte de l’arrière-boutique derrière lui en emportant ses bouteilles et ses verres, en prévision de la baston à venir. Profitant du bref regard que l’étranger lança en direction du comptoir à présent vide, Radko tenta un crochet du droit, le loupa et se retrouva à genoux, la tête plaquée contre le comptoir par la main de Stephen. Tout s’était passé si vite que ses deux acolytes mirent une seconde de trop à réagir. Deux coups de feu retentirent. Avant même que leurs corps s’effondrent lourdement sur le sol, Stephen avait rangé son pistolet dans le holster caché sous son manteau. Il se baissa alors vers Radko dont il maintenait toujours fermement la tête sur la table et tira une longue bouffée sur sa cigarette avant de lentement la souffler dans les yeux du Bulgare. Celui-ci sentit les larmes lui monter aux yeux et toussa plusieurs fois alors que Stephen, dans le silence quasiment religieux qui régnait à présent dans le bar, répétait d’une voix douce sa question initiale : “Je cherche Svenka Karlstein”.
Aucun des clients du bar ne s’était levé pour défendre Radko et ses amis. Personne ne l'aimait, et personne n’avait vraiment envie de se mesurer à un homme qui venait de tuer deux criminels aguerris en l’espace de trois secondes. Personne ne se leva non plus quand l’étranger resserra la pression de ses doigts sur la nuque de Radko, réduisant les paroles de celui-ci à un faible râle baveux, ni lorsque, au bout de quelques dizaines de secondes, un craquement distinct d’os brisés retentit dans la salle et le corps inanimé du Bulgare glissa lentement pour rejoindre ceux de ses deux acolytes au sol. Personne ne se leva et l’étranger, après avoir écrasé son mégot de cigarette sur le comptoir, sortit comme si tout cela n’avait été qu’un rêve. Seuls restaient les trois cadavres pour témoigner de la scène qui venait de se produire.
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