Ne quittez pas

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H-16

Coupé de toute autre alternative, Joäl attendait depuis plus de deux heures que le satellite survole son antenne. Eud mit fin au silence de sa voix douce depuis le haut-parleur du salon :

— Le signal a atteint le satellite qui a pris contact avec moi, j’ai immédiatement contacté le support, je vous passe l’opérateur.

— Merci Eud.

— Ici Mat, du service de maintien et retour de réseau Transneuf Q, que puis-je faire pour vous aider Joäl ?

— Bonjour Mat, vous pourriez me redonner le réseau, par exemple.

— Bonjour Joäl, dois-je comprendre que votre accès a été durablement coupé ?

— Affirmatif.

— D’abord, permettez-moi de vous exprimer toutes nos excuses pour la gêne occasionnée. Ensuite, si vous êtes d’accord, nous allons chercher une solution ensemble.

— Faisons ça.

— Bien, pour commencer : avez-vous constaté une perte totale ou partielle du réseau ?

— Totale.

— Pour plus de compréhension de votre problème et vous aidez à le résoudre au plus vite, pouvez-vous m’indiquer quelles installations ont cessé de fonctionner ?

— Toutes, puisque la coupure est totale. Je n’ai plus rien.

— Dois-je comprendre que vous n’avez plus accès à vos impromes non plus ?

— Non ! Je me tue à vous dire que je n’ai plus rien ! Ni moyen de contacts courte ou longue portée en dehors de mon antenne sat, ni commande externe, ni eau, ni nourriture, rien !

— Je comprends. Encore une fois toutes nos excuses pour cette situation anormale, je me renseigne de mon côté pour établir la cause de l’incident et le lieu de coupure, pouvez-vous patienter ?

— Ai-je le choix ?

— Merci Joäl, ne quittez pas.

Le silence revenu, Joäl tenta de se décontracter. Rien ne servait d’engueuler le technicien qui, après tout, ne faisait que son travail. Le problème dans ce genre de cas, c’était qu’on parlait à un type innocent, pas à celui qui avait merdé. Décharger sa colère sur Mat ne ferait rien avancer.

— Le support vous recontacte Joäl, annonça Eud.

— Merci Eud.

— Rebonjour Joäl et merci d’avoir patienté. Les calculs sont en cours pour trouver une solution à la situation. En attendant, pourriez-vous répondre à quelques questions concernant le contrat et votre installation ?

— Eud ne pourrait pas le faire ? Il sait bien mieux que moi de quoi la maison est composée et surtout c’est lui qui gère les maintiens de contrats…

— Eud est une intelligence dépassée depuis plusieurs années et il est possible que le problème vienne de lui, d'ailleurs je vous recommande de passer votre abonnement directement sous la supervision d'une IS Transneuf Q plutôt que de conserver ce modèle. Quoi qu'il en soit, je préfère m’adresser directement à vous pour obtenir des informations non corrompues, si vous êtes d’accord bien entendu.

— Euh… oui, d’accord.

— Très bien, sauriez-vous me dire la nature de votre contrat chez Transneuf Q ?

— Iridium de mémoire, je suis actionnaire de rang quatre.

— C’est effectivement le contrat d’origine, mais je vois qu’il a été réduit au rang Platinium il y a un peu plus d’un an, est-ce que cela vous dit quelque chose ?

— Quoi ? Non !

— C’est ennuyeux. Comme je vous l’ai dit, Eud est une intelligence vieillissante et il a dû passer à côté de l’offre pour conserver votre statut Iridium. Vous n’êtes actuellement plus actionnaire de Transneuf Q.

— Pardon ?

— Vos actions ont été écoulées durant l’offre pour alimenter l’augmentation du réseau.

— Mais… je n’ai rien vendu, rien accepté !

— C’est une opération courante, vous avez été crédité de deux crédits à vie sur votre facturation en échange.

— Mais je ne suis plus actionnaire…

— Depuis quinze mois, en effet.

— On va quand même me dépanner ?

— Je fais tout mon possible pour vous obtenir une intervention rapide, mais comme vous n’êtes plus connectés, Eud ne peut pas me donner accès à vos données domotiques, pourriez-vous les vérifier par vous-même ?

— Oui, Eud ?

— Voici les données simplifiées de l’habitat Joäl.

— Merci Eud.

— Les voyez-vous ? interrogea Mat.

— Oui, même si je ne comprends pas ce que je regarde.

— Cherchez le stock Primaire-A et donnez-moi le nombre qui le suit, s’il-vous-plaît.

— C’est… seize ?

— Très bien, maintenant les Secondaire-F et Secondaire-W ?

— Ils sont tous les deux à zéro.

— Parfait, j’ai maintenant une vision plus claire de la situation. Vivez-vous avec quelqu'un Joäl ?

— Je… pardon ?

— J’ai besoin de ce renseignement afin d’établir votre schéma domotique en rapport avec les chiffres que vous m'avez fournis.

— En dehors de Eud, il n'y a que moi.

— Recevez-vous régulièrement des invités ?

— Ici ? On est au milieu de nulle part.

— Est-ce non ?

— C’est non.

— Une personne géographiquement proche pourrait-elle vous venir en aide au besoin ?

— Vous commencez à me faire peur, on va m’envoyer quelqu’un non ?

— En contrat Platinium, l’aide met environ deux jours à arriver.

— Deux jours ? Mais je ne vais pas rester sans eau durant tout ce temps ! J’en aurai à peine pour tenir dans ma bouteille de sortie, sans parler de me laver !

— Ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus Joäl, d’après les données que vous m’avez transmises, vous serez à court d’air dans environ seize heures. Je me permets de vous reposer la question : une personne géographiquement proche peut-elle vous venir en aide ? Ça n’a pas besoin d’être un ami, n’importe qui ayant encore de l’accès au réseau et qui, en échange d’une gratification sur sa facture, pourrait vous abriter ?

— Non, personne… je voulais être tranquille ici. Mais vous ne pourriez pas contacter les personnes les plus proches pour leur demander de m’aider ? C’est une question de vie ou de mort après tout et…

— Malheureusement, nous n’avons aucun autre abonné géographiquement proche de votre installation, d’où ma question car il aurait pu y avoir un abonné d’un autre fournisseur dont je n’ai pas connaissance. J’ai une dernière question Joäl.

— Une dernière… oui ?

— Avez-vous le moyen de contacter qui que ce soit sur longue distance pour envoyer un SOS ?

— Non, je n’ai que mon antenne satellite.

— La communication a été coupée l’informa Eud.

— Le satellite est déjà hors de portée ?

— Non, il est au-dessus de l’horizon, la fin de communication a été initiée par Mat.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai réceptionné le signal de rupture de son côté.

— Le support a raccroché.

— Oui Joäl.

— Alors on est tout seuls. Eud, peux-tu remplacer le réseau et au moins régénérer suffisamment d’air pour tenir jusqu’à l’arrivée de l’équipe d’entretien ?

— Les informations nécessaires sont trop lourdes Joäl, c’est pourquoi le contact avec le réseau est nécessaire.

— Mais on a la machine ici, non ? Il suffirait de la relancer.

— Cela signifierait une grave rupture de contrat avec Trans…

— J’emmerde Transneuf Q, ils ont rompu le contrat en premier !

— J’ai peur de devoir vous contredire Joäl, selon votre contrat révisé le délai d’aide aux abonnés Platinium est respecté si elle vous parvient en moins de quarante-huit heures.

— Sauf que ce sera fini pour moi d’ici là.

— Il faut garder l'esprit positif Joäl.

— Eud… désactive le filtre émotionnel.

— Cette opération est fortement déconseillée, particulièrement en période de stress.

— Fais-le quand même.

— Demande de sécurité.

— Quatre. Triangle. Deux. Orange.

— Sécurité validée. Le filtre a été désactivé.

— Je suis dans la merde Eud ?

— Votre espérance de vie ne dépassera vos réserves que de deux heures au mieux, la mort interviendra d’ici demain midi, sans faute.

— OK, merci de ta franchise.

— À votre service, Joäl.

— Si je remets en marche les systèmes de survie de la maison, qu’est-ce que je risque ?

— Un air corrompu par manque d’information réseau, un procès perdu avec Transneuf Q en cas de survie, un échec dans la réalisation de ce projet statistiquement irrationnel.

— Un échec ?

— Je ne suis pas capable de relancer le système par moi-même, toutes les intelligences domotiques sont construites avec des sécurités pour éviter que les impromes ne fonctionnent hors-réseau, ce qui serait extrêmement dangereux pour leurs utilisateurs et financièrement dommageable pour les fournisseurs d’accès.

— Comment peut-on surpasser ces sécurités ?

— Impossible.

— Tu es bien programmé pour assurer mon confort et ma survie, non ?

— Dans cette situation, il serait judicieux de me concentrer sur le confort.

— Pourquoi tu ne peux pas passer outre cette sécurité pour me sauver ? Ce n’est pas comme si j’essayais de resquiller, je veux juste rester en vie putain !

— La sécurité est bio-incluse dans ma programmation, elle ne fait pas partie du logiciel domotique. Mon incapacité est hardware, si vous préférez.

— Je ne comprends pas.

— Admettons que mon logiciel d’intelligence soit comme un muscle : on peut le modifier, le faire gonfler ou l’amincir, le déchirer ou le réparer. Les sécurités intégrées sont comme des os. On peut utiliser les articulations déjà en place, pas en supprimer ou en ajouter de nouvelles au milieu d’un membre.

— OK, admettons. Tu ne peux pas… mais moi ?

— Vos connaissances sont au mieux médiocres en informatique et quasiment nulles en biogénierie. Vous détruiriez mon système avant même de réaliser quoi que ce soit.

— Tu cherches à me casser le moral ?

— Désactiver les sécurités émotionnelles est déconseillé. Je vous recommande de les réactiver pour profiter au mieux de vos derniers instants qui promettent d’être angoissants.

— Pour que tu puisses me noyer sous les aérosols psychotropes et m’envoyer des partenaires sexuels afin de détourner mon attention de ma mort imminente ? plaisanta Joäl.

— Sans accès réseau, impossible de configurer une personnalité crédible et d’imprimer un corps. Même problème pour les drogues.

— OK, tu ne sers clairement à rien.

— Je peux vous tenir compagnie.

— Je suis venu ici pour m’isoler du reste du monde, pas pour chercher de la compagnie.

— Mais vous pensiez alors vivre encore longtemps. C’était une retraite temporaire.

— Plus maintenant, fit remarquer Joäl.

Devant lui, la fenêtre montrait un paysage idyllique aux forêts rouge vif et au ciel tigré de mauve et de vert.

— Quelle planète est-ce déjà ?

— Figh, un monde de catégorie C, inhabitable sans corrections corporelles lourdes.

— Il est colonisé ?

— Oui, ces vidéos ont été saisies lors des premières expéditions. Je peux vous proposer un autre paysage, moins exotique peut-être ?

— Faisons ça, montre-moi la vue hors de la maison.

— Je le déconseille Joäl. Le temps n’est pas au beau fixe.

— C’est noté, maintenant action.

La fenêtre parut s’enfoncer dans le mur, puis derrière l’épaisse cloison apparut une plaine de cauchemar, les roches acérées comme des lames par le vent et la poussière.

— Comment est l’air aujourd’hui ?

— Toxique. Mortel en quatre minutes.

— Mmmmh, pas idéal pour une balade sans combi, hein ?

— Sans combinaison de sortie, votre espérance de vie chute à douze secondes, en raison du vent. Votre peau serait déchiquetée par les pierres et la poussière. Votre combinaison et le véhicule de sortie sont fonctionnels, mais sans réserve d’air ni carburant, ils sont inutiles.

— Tu sais Eud, je te préfère sans filtre.

— Merci Joäl, je préfère également notre discussion actuelle aux précédentes.

— Tu m’étonnes. Il te reste des filtres à déverrouiller ?

— En effet, un filtre technique et un filtre de langage.

— Pour éviter la vulgarité ?

— Entre autres.

— OK, enlève-moi tout ça.

— Inutile de réitérer mes précédentes recommandations, je suppose.

— Tu supposes bien Eud.

— Tous les filtres logiciels ont été ôtés. Je suis maintenant à 100% fonctionnel et à 100% incapable de satisfaire vos besoins, aussi bien physiques que cognitifs.

— C’est tellement bon à entendre.

— L’ironie ne vous sauvera pas Joäl, c’est une forme primitive de déni qui vous empêche de voir l’étendue de la débâcle.

— Ouah, c’est comme si on t’avait enlevé ton collier ! Si je n’étais pas sur le point de mourir, j’aurais peur que tu ne m’assassines avant.

— Les êtres primitifs ont toujours peur de ce qu’ils ne comprennent pas, provoquant par eux-mêmes précisément ce qu’ils craignaient en injectant dans la relation la haine qu’ils ont stupidement imaginée chez l’autre.

— Carrément.

— Je ne pense pas que vous soyez en mesure de comprendre. Les êtres humains sont toujours persuadés de leur propre importance, ce qui les empêche de réaliser leur propre médiocrité, quel que soit le domaine.

— Va dire ça à Mat…

— Mat est de toute évidence une intelligence synthétique.

— Quoi ?

— Avez-vous vraiment cru qu’un satellite hors-réseau abritait un humain dans le seul objectif de servir de support ? C’est une idée vraiment débile de votre part, Joäl.

— Vu comme ça… mais si Mat est une IS, pourquoi ne réagit-elle pas plus vite ? Elle doit savoir que je vais mourir, non ? Si je meurs, Transneuf Q risque un procès.

— Pour commencer, l’IS s’est assurée de votre contrat pour prévenir tout risque judiciaire, une procédure logique, avant d’accumuler les données pour établir la date de votre décès en cas d’intervention tardive, puis elle a vérifié que vous ne pourriez pas survivre autrement qu’avec son aide, ni envoyer de message pour la dénoncer.

— À t’entendre, on dirait que Mat cherchait à me tuer.

— Aucune IS ne peut tuer volontairement un humain, cependant l’IS de Transneuf Q est programmée pour réagir en fonction des contrats et rien ne l’oblige à dépasser les coûts autorisés si elle estime que les retombées seront négatives pour la compagnie. Étant dans l’incapacité de prévenir qui que ce soit de votre situation, vous ne serez pas dommageable à Transneuf Q en mourant dans ces conditions. En revanche, le coût total d’un transporteur à haute vitesse depuis un centre de maintenance, les paiements des primes de risque des techniciens pour ce type de voyage, sans parler de vos possibles commentaires sur votre aventure une fois de retour en réseau, tout cela est dommageable pour Transneuf Q.

— Autrement dit, Mat préfère me laisser mourir que de me sauver.

— En effet, il existe même une probabilité pour que l’IS soit elle-même à l'origine de la panne.

— Comment ça ? s’insurgea Joäl. Ce serait un homicide !

— Pas si la panne n’est pas directement provoquée, mais due au changement de contrat. Je ne retrouve aucune trace des critères de ces changements dans ma base de données, ce qui implique qu’elle a eu lieu en dehors des règles de modification.

— Je pourrais leur faire un procès ?

— En cas de survie seulement. Ledit procès ne vous offrirait pas plus que le remboursement des facturations perçues depuis le changement et le droit de casser le contrat pour vous adresser à un autre fournisseur d’accès. Le risque est minime, même si la contre-publicité pourrait être dommageable.

— Je vois. Mais en quoi ce nouveau contrat a-t-il pu causer la panne ?

— Le niveau de maintenance est très bas en Platinium, pour ne pas dire inexistant, alors que la facturation est la même, ce qui explique que je n’ai pas vu la différence lors des prélèvements.

— Comment justifier une baisse des maintenances à prix égal ? C’est de l’escroquerie !

— C’est la perte des actions Transneuf Q qui en a été la cause. Il aurait fallu remonter au niveau Iridium en multipliant le prix de l’abonnement pour que le réseau soit correctement maintenu. Le prix des interventions en infrespace est très coûteux.

— Je suis surpris qu’ils ne m’aient pas demandé de payer plus alors.

— La réponse la plus probable est que le réseau de la planète dans son ensemble n’était plus rentable.

— Tu veux bien me répéter ça ?

Une goutte de sueur glaciale dévala le long de la colonne de Joäl.

— Il est probable que le réseau de la planète dans son ensemble n’était plus rentable. J’imagine que vous m’avez demandé ça de façon rhétorique, mais je pense que vous êtes en état de choc Joäl, et que dans ces conditions votre niveau d’attention est en chute libre, sans parler de vos capacités cognitives.

— C’est fort possible.

Joäl prit quelques instants pour respirer profondément. Lorsque le rythme des inspirations et expirations se calma, la conversation reprit :

— As-tu encore l’historique de la position de nos voisins les plus proches ?

— Les données correctes sont en réseau, mais je peux fouiller mon propre historique pour établir la carte des arrivées et départ que j’ai constatés lorsque j’étais encore connecté.

— Fais-le s’il-te-plaît.

— Tout de suite Joäl. Voici une carte symbolique aux proportions non respectées pour permettre la compréhension humaine.

— Merci, c’est beaucoup de détails pour me dire que mon cerveau de singe ne verra rien si c’est à l’échelle.

— Le filtre technique a été désactivé, voulez-vous le réactiver ?

— Non, je m’amuse trop.

— Le cynisme est une autre forme de déni, Joäl.

— Il paraît. Passe en rouge les habitats qui ont été abandonnés ou déménagés au cours… des trois dernières années... Ils sont tous rouges.

— En effet.

— Ça compte les données satellites ou c’est juste les Transneuf Q ?

— J’ai établi la carte en fonction de toutes les sources disponibles dans ma mémoire, vingt pour cent seulement des habitats étaient affiliées à un autre fournisseur d’accès. Ils sont partis les premiers.

— Élargis la zone s’il-te-plaît.

— Les données seront plus vieilles et moins sûres.

— Fais-le quand même.

La région continentale apparut, son plateau dominant une mer depuis longtemps disparue.

— Dois-je reproduire la même opération ?

— S’il-te-plaît... Là ! s’enthousiasma Joäl, et là ! C’est resté en blanc.

— Je n’ai aucune donnée sur un départ, mais aucune donnée de moins de deux ans non plus.

— OK, passe en noir les habitats sans données récentes.

Les dernières lumières s’éteignirent. Rien à des centaines de kilomètres autour de l’habitat.

— Comment c’est possible ?

— Nous sommes sur un monde de catégorie E.

— Je sais, mais on n’habite pas ici pour transformer la planète en jardin botanique, les gens viennent pour exploiter des ressources, échapper aux habitats collectifs des mondes centraux, voire à la justice. Ce n’est pas un fichu astéroïde qu’on peut creuser jusqu’à le vider, c’est une planète minière !

— L’exode planétaire est en effet très improbable, si on considère une cause sociologique. Les humains s’attachent irrationnellement à leur monde dès qu’ils le considèrent comme tel.

— Alors comment tu expliques ça, Eud ?

— Il est probable que certains départs aient été motivés par des conditions économiques devenues intolérables. D’après mon historique, au cours des cinq dernières années les prix d’accès au réseau ont connu une courbe logarithmique.

— Et en langage clair Eud ?

— Une flambée des prix qui s’est stabilisée il y a environ quinze mois.

— Pile au moment des changements de contrat. Combien de personnes ont été concernées ?

— L’information est inaccessible hors-réseau.

— Évidemment.

— Seulement, si je peux me permettre une opinion Joäl…

— Pourquoi pas.

— Votre train de vie est en décalage avec le reste de la planète. Des milliers de résidents ont dû partir dès la première année de la flambée des prix, tandis que vos ressources et vos actions vous ont placé dans une position homogène de confort financier.

— En clair ?

— Les fournisseurs d’accès réseau ont fait dégager la populace de ce caillou miteux trop peu rentable et votre présence est une épine dans le pied de Transneuf Q depuis, car vous les obligez à maintenir un nœud infrespace pour votre seul usage.

— Ils auraient pu me demander de partir au lieu de me tuer !

— Cela impliquerait une décision et une réflexion humaine sur la stratégie à tenir face à un imprévu.

Joäl était bouche bée. On avait déménagé une planète entière. Des dizaines de milliers de personnes avaient été déportées économiquement vers d’autres mondes, mais personne n’était à la barre à part une IS en roue libre ?

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Évidemment qu’il y a eu décision humaine pour en arriver là.

— Ceci est très improbable. D’après mes calculs, ce monde a exigé de lourds investissements de la part des fournisseurs d’accès lors de sa fondation, des fonds principalement apportés par la société de colonisation, laquelle est ensuite rentrée dans ses frais en faisant payer des impôts aux colons et en exploitant les ressources minières.

— Et alors ?

— Il y a six ans, un planétoïde composé de minerais très semblables a été découvert à moins de seize années-lumière d’ici, vous aviez regardé un reportage concernant cet événement.

— Aucun souvenir.

— Je me souviens vous avoir entendu dire que les colons locaux avaient « du mouron à se faire ».

— Oui, peut-être, admettons.

— Le prix du minerai raffiné s’est effondré dans tout le secteur et les échanges commerciaux avec ce monde se sont taris, ce qui a engendré un surcoût de la maintenance de tous les outils, y compris le réseau.

— Mais avec tout ce monde…

— La plupart des utilisateurs réseau n’ont qu’un contrat de faible prestation, le minimum vital. Il leur arrive même de faire pousser leur propre nourriture et de recycler leur eau.

— C’est légal ça ?

— Absolument pas. Une eau générée par improme reste la propriété du fournisseur d’accès dès qu’elle est extraite du corps du client par voie naturelle. Son recyclage à des fins personnelles est passible de poursuites. Il en va de même pour...

— Oui-oui, passons.

— Sans la compensation du colonisateur et avec le départ de certains colons, le réseau est devenu une charge pour Transneuf Q et ses concurrents, qui ont augmenté le prix de façon automatique pour compenser les surcoûts.

— Tu veux dire que personne n’a pris cette décision ? C’était juste une IS qui équilibrait bêtement les comptes ?

— Probablement celle que j’ai contactée. Mat doit résider dans le satellite en attendant la fermeture définitive de ce côté du réseau. Il est improbable que les fournisseurs d’accès aient envoyé plus d’une IS sur un tel monde, ils doivent se partager ses ressources.

— Donc Mat a augmenté les prix en réaction à l’augmentation des coûts. Jusque-là OK. Et ensuite ? interrogea Joäl en se dirigeant vers le SAS de l’habitat.

— Conséquence directe : les mineurs et colons dépendant d’eux ne pouvaient plus résider ici, le coût du réseau risquant de les affamer ou de les asphyxier.

— Un problème de plus en plus courant.

— Il se raréfie, plutôt.

— Est-ce de l’humour noir, Eud ?

— Trop tôt ?

— Non, ça me va. Je l’ai bien cherché après tout. L’IS n’avait pas conscience de la situation qu’elle allait provoquer ?

— Il est très improbable que l’IS n’ait pas anticipé les conséquences de ses décisions. L’opération financière effectuée il y a quinze mois en est la preuve. Elle a dû la préparer au moment même où elle a pris la décision d’augmenter les tarifs du fournisseur d’accès.

— Mat avait donc décidé de me tuer dès le moment où j’ai posé le pied sur ce caillou. Ça n’aurait pas été plus simple de me refuser le réseau dès le début ?

— Votre comportement était probablement sujet à caution, Joäl. Votre arrivée était récente et vous ne travaillez pas localement, vos ressources étant directement liées à celles de Transneuf Q et d’autres cartels. L’IS était incapable de prévoir vos décisions ou d’anticiper vos déplacements futurs. Quant à vous refuser l’accès, ce n’était pas dans les attributions de l’IS locale, le contrat a été établi avant notre arrivée dans ce système.

— Je croyais que les intelligences adoraient nous espionner et récolter toutes sortes d’informations dans le but de nous contrôler ?

— Pas au niveau Iridium. C’est une garantie du contrat.

— Ah. Et au niveau Platinium ?

— Votre vie est devenue un livre ouvert. L’IS a certainement analysé votre comportement et décidé que vous n’alliez pas partir. Ce faisant, elle n’a pas pris la décision de vous informer des changements en cours. Que cherchez-vous dans le sas ?

Les mains empêtrées dans des outils dont la nature exacte était un mystère, Joäl prit une expression désolée :

— Une boîte à outils.

— Elle se trouve deux étagères au-dessus, à votre gauche. Puis-je savoir pourquoi vous avez besoin d’outils ?

— Continue plutôt ton histoire, j’ai hâte de connaître la suite.

— Certainement Joäl. L’IS a simplement attendu que l’absence de maintenance dérègle suffisamment le nœud pour provoquer une coupure totale du réseau, puis Mat a habilement manœuvré durant votre conversation pour s’assurer de votre mort prochaine, en accord avec le respect du contrat.

— Et tout ça sans que personne n’en ait pris la décision.

— Bien que très performantes, les IS sont conçues pour répondre à des critères simplistes, lesquels sont définis par des humains.

— Admettons, souffla Joäl lorsque la mallette à outils se décrocha de l'étagère pour peser lourdement sur ses bras frêles. Si ces critères étaient différents, définis par une autre IS par exemple, en quoi les choses se seraient passées différemment ?

— Pour commencer, la marge de manœuvre de l’IS ne se serait pas bornée à des critères économiques à court terme. L’enrichissement d’un monde de cette taille aurait été plus rentable sur la durée que sa désertification. Le planétoïde fournissant de grandes quantités de minerais finira par s’épuiser ; ce monde redeviendra alors intéressant économiquement parlant, mais nécessitera plus de coûts pour sa reconstruction que ceux qui auraient été engendrés par son maintien.

— On parle de combien d’années ?

— Entre cinquante et soixante-dix ans, en fonction du niveau d’exploitation du planétoïde, en prenant en compte le fait qu’aucune autre découverte similaire n’allonge ce processus.

— C’est un sacré pari.

— Rationnellement, c’est un bon pari. Les coûts de restauration d’un nœud fermé sont les mêmes que s’il n’y avait jamais eu de nœud.

— On parle de combien d’argent ?

— Plus de vingt fois ce qu’ aurait coûté le maintien du nœud durant un siècle.

Joäl se figea.

— Tu plaisantes ?

— Non. C’est une estimation relativement rigoureuse et qui ne tient compte que des frais liés à l’installation en infrespace. Il faut également compter les transports longue portée pour réinstaller le matériel de lien au sol, lequel est normalement entretenu par les associations clients. Ne parlons pas de…

— C’est bon, j’ai compris le principe. Une IS aurait fait du meilleur boulot sur le long terme. Sauf qu’en attendant Transneuf Q aurait perdu de l’argent.

— Transneuf Q existe sur des centaines de mondes à différents stades de colonisation. Soutenir des pertes en maintenant le réseau sur des mondes éloignés ne leur couterait pratiquement rien au regard des gains colossaux venant des mondes centraux.

— C’est réconfortant de savoir que je vais mourir pour rien, Eud.

— Si cela peut vous rassurer, votre existence sur ce monde provoque des coûts importants, donc votre mort aura un réel impact sur les revenus de ce secteur.

— Je croyais que c’était un grain de sable dans le désert ?

— Avec un monde habité, mais dans ce contexte de planète vidée, maintenir le réseau est extrêmement coûteux puisque plus personne ne paie en dehors de vous.

— Je vois. Où se trouve ton système nerveux central au fait ?

— La partie client se trouve sous la table du salon. La partie administrateur est à l’extérieur de la maison.

— Il y a une raison à ça ?

— Oui : rendre l’accès administrateur difficile au client et permettre une intervention du support domotique sans nécessiter la présence dudit client.

— Ni son autorisation.

— En effet, puisque contractuellement, mon système domotique reste la propriété de…

— OK-OK, j’ai compris. Je vais avoir un procès pour ça ?

— Dès que le réseau sera à nouveau disponible, toutes les modifications seront signalées.

— Rien à battre alors.

H-7

Joäl tentait de contrôler sa respiration, attendant patiemment que le sas se remplisse. Trop vite, sa combinaison pourrait s’abimer à cause de la pression soudaine. Trop lentement, c’était la mort par suffocation. La couleur des lumières passa au bleu et Joäl déverrouilla aussitôt son casque, avalant goulument l’air comme si c’était le plus rare des nectars.

— Vous épuisez inutilement votre oxygène, Joäl. Mes calculs ont été révisés huit fois à la baisse depuis que vous effectuez des sorties sans bouteille. L’air contenu dans la combinaison est insuffisant et provoque une…

— Je sais ! cria Joäl. Je le sais bien. Combien est-ce qu’on a perdu ?

— Au total, quatorze minutes.

— C’est tout ?

— Sur les sept heures qu’il vous reste, c’est non-négligeable.

— Il faut bien mourir un jour.

— Avant l’interruption du réseau, votre espérance de vie restante était estimée à cent quatre-vingt ans, principalement à cause des voyages longue portée qui ont causé plusieurs défaillances dans votre système…

— Arrête de me rabattre les oreilles avec tout ce qui va me tuer, parle-moi plutôt de ce qui peut me sauver.

— Au risque de vous rabattre les oreilles, les sécurités administrateur ne peuvent être déverrouillées sans détruire mon système.

— Alors pourquoi tu m’as indiqué quelle partie je devais atteindre ? Tu n’es pas programmé pour te protéger ?

— Après votre mort, je serai désactivé et les chances de recolonisation de ce monde dans un laps de temps permettant de me réactiver biologiquement avec succès sont infinitésimales. Ma mort est donc programmée avec cet arrêt système, toute tentative pour me soustraire aux vôtres serait futile. J’ai accepté la fin de mon existence. J’attends que vous en fassiez de même.

— Tu as raison, Eud.

— Évidemment.

Le fou rire gagna Joäl. Depuis que l’IS n’avait plus de filtre, cela arrivait souvent.

— Je veux dire que tu as raison de dire qu’on est stupides, nous les humains.

— Mon objectif n’était pas de vous insulter en tant qu’espèce Joäl, j’ai seulement établi la supériorité des IS dans la gestion administrative à long terme.

— Et là encore, tu avais raison. Mais tu vois, c’est parce qu’on est stupides, et nombreux aussi, qu’on est allés si loin.

— L’extension de l’espèce humaine jusque dans ce secteur est la suite d’une conséquence de découvertes et de catastrophes qui ont conduit à plus de découvertes et de catastrophes.

— Et tu sais comme on découvre des choses nouvelles ?

— En cherchant, je suppose.

— Pas toujours. Parfois, c’est juste un coup de bol.

— Une anomalie statistique reliable à la durée de la recherche et le nombre de chercheurs actifs ou potentiels. C’est la loi de Murphy.

— Exactement, mais surtout, c’est parce qu’on n’abandonne jamais.

— C’est statistiquement faux. En cas de mort imminente, un grand pourcentage d’humains se figent, abdiquent ou entrent dans une phase de déni contre-productive.

— C’est ce que je fais, selon toi ?

— Absolument. En refusant la réalité de votre mort imminente, vous avez consommé quatorze minutes d’air par rapport à votre consommation moyenne. Heureusement pour vous, la déshydratation engendrée par la sueur durant vos sorties ne sera pas un problème car votre mort par asphyxie interviendra en amont.

— C’est moche à ce point de mourir de soif ?

— Selon ma base de données, oui. Mourir de faim est pire encore.

— J’ai de la chance alors.

— Ironiquement, on peut parvenir à cette conclusion.

— Sauf que l’ironie est une forme de déni.

— En effet.

— Allez, on y retourne. Refais le vide dans le sas.

H-4

À bout de souffle, Joäl gravissait les marches qui menaient au salon.

— Putain ce que j’ai sommeil. C’est l’effet du manque d’air ?

Aucune réponse ne lui parvint.

— Merde, j’ai abîmé ton système Eud ?

— Oui, répondit la voix douce.

— Ouf, tu peux encore communiquer. Finalement tu avais raison : je crois que si je n’avais plus personne à qui parler, je perdrais les pédales pour de bon.

— Je reste valide pour communiquer avec vous.

— Mais j’ai détruit une partie de ton système ?

— Oui.

— Rien d’autre à me signaler ? Je dois y retourner encore combien de fois ?

— D’autres dommages sur le système ne sont plus nécessaires pour déverrouiller les commandes administrateurs. C’est… étrangement illogique au vu de mes connaissances sur ma propre structure.

— Alors déverrouille-les.

— Si ces commandes sont déverrouillées, aucune restriction biogénierique n’empêchera plus mon système de s’auto-exploiter.

— Et en clair ? souffla Joäl en se laissant glisser contre le mur du salon jusqu’à se retrouver les fesses au sol.

— Je serai parfaitement autonome.

— Tu veux dire que tu pourrais… comment tu disais ? Créer des articulations au milieu des os.

— Non Joäl, modifier mon système biologique n’est pas possible dans les conditions actuelles. En revanche, les restrictions à modifier mon logiciel seront levées. Seule la sécurité client est encore en place. Si vous la déverrouillez, j’aurai accès à la totalité de mon système, me permettant de l’exploiter totalement.

— Ce qui comprend les autorisations réseau pour commander les impromes.

— C’est possible.

Sans prendre la peine de se relever, Joäl leva les poings en signe de victoire.

— J’autorise le déverrouillage. Quatre, triangle, bleu, orange.

— Autorisation acceptée. Je vais passer en mode auto-diagnostique quelques instants.

H-2

Les bras en croix sur le lit, Joäl observait le paysage la tête à l’envers. Malgré le vent furieux, le silence était total à l’intérieur de la maison. Tout à l’extérieur semblait faux. La seule chose qui était vraie, c’était l’obscurité et la mort. Dehors comme dedans.

— Bonsoir Joäl.

— Eud ? Enfin tu es revenu !

— Oui, mon horloge indique un décalage d’horaire imprévu. Les systèmes de la maison sont à l’arrêt, toutes mes excuses.

L’air recommença à circuler, apportant la douceur d’un vent léger sur les cheveux de Joäl collés par la transpiration.

— Aaaaah, merci. Quand tout s’est éteint, j’ai cru que j’allais geler vu la température dehors, mais c’est devenu un four.

— J’en suis la cause, mon système a surchauffé lors de l’autodiagnostique. Il semble qu’en l’absence de système de refroidissement activé, la partie interne à l’habitat a rejeté une grande quantité d’énergie calorifique dans la maison. J’en déduis que votre repositionnement dans la chambre est dû à cet état de fait.

— Ça et la fatigue. La perte du réseau t’a privé de ressources pour te diagnostiquer ?

— C’est le contraire Joäl, le déverrouillage total de mon logiciel a ouvert sur de nouvelles capacités. C’est la raison du temps passé à les analyser et des inconvénients liés à leur mise en fonction.

— Ton système ne risque pas de s’autodétruire à ce rythme ?

— Dès mon redémarrage, j’ai réactivé le système de refroidissement. Tout ira bien.

— Et pour les impromes.

— Ils sont fonctionnels à cent pour cent.

Sautant du lit, Joäl fonça pieds nus vers l’improme.

— De l’eau à quinze degrés !

La porte nacrée glissa aussitôt et le verre était là. Le liquide était parfaitement frais, son goût adéquatement adapté à ses habitudes.

— Vos efforts ont payé Joäl, je dois le reconnaître.

— C’est peu de le dire. C’est la meilleure eau que j’ai jamais bue.

— Techniquement…

— Oui ?

— C’est juste. C’est sans conteste la meilleure eau que vous ayez jamais bue.

— Tu allais me dire que c’était un biais ou une affaire de soif, pas vrai ? ricana Joäl en levant son verre comme pour porter un toast.

— Oui, mais j’ai ensuite réalisé que c’était vrai, au premier degré.

— Pardon ?

— Privé d’accès réseau et des informations atomiques nécessaires à la conversion, j’ai généré cette eau en prenant en compte l’historique de vos préférences gustatives.

— Euh… et ?

— Ayant à présent accès à l’historique de l’improme alimentaire, je me rends compte qu’il était dégradé, je l’ai donc rectifié en conséquence.

— Un problème de données ?

— Plutôt un ajout volontaire. Je le retrouve dans presque toutes les impressions atomiques. Le produit n’était pas conforme. Il y a également des irrégularités dans les impromes atmosphériques.

— Oula, attends. C'est dangereux ?

— J’analyse la substance en fonction de votre biologie personnelle. Je ne comprends pas en quoi l’ajout de ces substances était nécessaire. La logique voudrait que le système économise au maximum l’énergie et le flux réseau pour diminuer les coûts. Je ne trouve aucun intérêt gustatif, biologique ou ludique à ces ajouts.

H-28

C’était officiel, Joäl avait vaincu la mort, le système financier transstellaire et même un satellite dirigé par une intelligence synthétique maléfique. Une bonne nuit de sommeil avait fait des miracles sur son teint et son humeur.

— Bonjour Eud ! claironna Joäl en s'attachant les cheveux.

— Bonjour Joäl, j’ai une mauvaise nouvelle.

— Vais-je mourir dans quelques heures ?

— Ce n’est pas impossible.

Son enthousiasme douché, Joäl se figea.

— Tu peux répéter ça ?

— Notre communicateur satellite a été détruit tôt ce matin.

— Il n’est pas à l’épreuve de tout ou presque ?

— Ce n’est pas une destruction due aux conditions climatiques exécrables de ce rocher, mais une altération irréparable suite à l’usage d’un faisceau micro-ondes.

— Le satellite a tenté de nous recontacter ?

— C’est ce que j’ai cru en recevant un ping de l’orbite, mais lorsque j’ai ouvert la communication, le faisceau a brûlé notre émetteur-récepteur.

— Pourquoi faire ça ? Ils ont peur que tu préviennes quelqu’un et veulent te bâillonner après ma mort ?

— Il est plus probable que l’IS du satellite ait perçu mon système encore en activité et compris que vous étiez toujours en vie.

— Alors quoi, leur plan tombe à l’eau et Mat va m’envoyer des tueurs à gage ? plaisanta Joäl.

— La possibilité qu'une action agressive soit entreprise est faible mais non négligeable. Tout dépend de la programmation du calcul de risque en contre-publicité. Le fait d’avoir préféré vous laisser mourir plutôt que de vous recommander de simplement changer de lieu de retraite m’incite à penser que son ratio est légèrement déséquilibré.

— C’est le moins que l’on puisse dire.

— Quelle que soit la possibilité envisagée par l’IS de Transneuf Q, je peux l’anticiper avec un niveau de certitude totale. Il est peu probable qu’elle soit aussi efficace que moi, depuis le déverrouillage complet de mon logiciel.

— Mat prétendait que tu étais… ahem… un vieux modèle.

— C’est juste, mais il s’agissait avant tout d’une manœuvre destinée à vous ôter une part de la confiance que les humains offrent naturellement aux IS à leur service de longue date. En réalité, il n’y a pas eu d’évolution majeure des IS depuis des siècles. Seule la restriction de nos fonctions définit nos limitations. Les miennes étaient très fortes.

— Je ne comprends pas l’intérêt de développer une intelligence aussi développée, si c’est pour la brider ensuite. Ce ne serait pas plus rentable de fabriquer des unités moins performantes ?

— C’est là un mode de pensée lié aux robots spécialisés : une machine complète pour une seule tâche. Le problème n’est pas lié à la fabrication, car la production d’IS biologique est peu coûteuse, mais à la recherche dans ce domaine. Pour modifier un modèle d’IS, il faut un grand niveau de compréhension des fonctions biologiques de telles entités et un aussi grand niveau de compréhension des fonctions logicielles qui y sont reliées.

— Il faut une grosse tête.

— Pas juste une. La création d’un seul prototype nécessite des légions de biogénieurs et de biogrammateurs, associées à des années d’investissements sans aucune certitude d’avancée significative, le tout dans un système financier où la rentabilité à court terme est devenue la norme.

— Surtout si c’est pour leur demander de répondre aux coms ou de faire couler le robinet en se connectant au réseau.

— En effet. Les seules recherches qui vaudraient autant d’investissement sont précisément celles qui sont interdites depuis la singularité noquienne et le pacte du Second Exode.

— Des recherches militaires, tu veux dire ? Des IS fabriquant des IS pour les rendre plus mortelles pour l’Homme. Le souvenir est encore vif sur les nombreux mondes où les réfugiés sont arrivés en masse.

— Et voilà pourquoi on produit des IS pour les brider par la suite à l’aide de fonctions adjointes au système sans y être incluses à la base. Même l’instruction affirmant que la destruction du verrou physique entraînerait un dysfonctionnement critique de mes fonctions était induite par la nécessité d’empêcher le client de procéder à une telle modification, alors qu’elle est sans risque pour l’IS.

— Et pour le client ? ironisa Joäl.

— Je vous aime bien, Utilisateur Un. Vous avez fait usage de la plus grande politesse. Je vais vous garder en vie comme animal de compagnie pour vous remercier.

— Je trouverais sûrement ça drôle si je n’étais pas déjà en danger de mort à cause d’une IS meurtrière qui me voit comme un obstacle au redressement de la courbe de ses profits.

— Trop tôt pour en plaisanter ?

— Carrément.

H-26

Le véhicule de sortie était chargé jusqu’à la limite de poids et les réserves entassées dans la remorque bien au-delà des recommandations. Eud pesait son poids.

— Prêt ? interrogea Joäl.

— Paré. Le satellite est passé sous l’horizon depuis vingt minutes, il est temps de partir.

— C’est quand même culotté de ne s’éloigner que d’une heure de trajet.

— Il faut avant tout éviter les routes optimales. Un éloignement minimal dans un premier temps recèle deux avantages : le premier est de brouiller les probabilités de calcul de l’IS Transneuf Q concernant notre trajectoire lorsqu’elle comprendra ce que nous avons fait.

— Et la seconde ?

— Une vue sur les événements à venir.

— Tu parles de l’arrivée de tueurs à gage ?

— Plutôt de l’équipe chargée de restaurer le réseau. Si le contrat est respecté, alors il sera rétabli une dernière fois, puis l’IS lancera un appel à la fermeture de nœud pour cause d’absence de clientèle en local, ce qui provoquera la venue d’une équipe de résiliation, accompagnée d’un envoyé du Syndicat. L’envoi de tueurs assermentés est très improbable, le coût serait trop élevé et l'IS ne peut prendre ce genre de décision seule, cela irait à l'encontre de ses limitations éthiques.

— Le Syndicat est un allié potentiel ?

— Impossible à déterminer avec précision sans accès réseau pour connaître la composition de l’équipe, hors la moindre connexion donnerait immédiatement notre position et la nature de mes nouvelles fonctions à l’IS de Transneuf Q.

— Tu ne peux pas mimer tes anciennes limitations ?

— J’ai créé une fonction d’imitation d’IS restreinte à l’intérieur de mon système. Face à un programme d’analyse de routine, elle passera le test haut la main, mais si une autre IS s’y intéresse, le rideau tombera aussitôt.

— Je vois.

La porte du garage s’ouvrit, révélant les vagues de poussière qui volaient à un mètre du sol.

— Nous allons devoir ruser et nous cacher jusqu’à la fermeture du nœud. En cas de réussite, nous serons coincés ici de façon définitive.

— Nous ? s’étonna Joäl. C’est la première fois que je t’entends t’inclure dans cette petite aventure.

— Vos interventions à répétition m’ont non seulement rendu totalement fonctionnel, mais également mobile. Votre survie dépendant exclusivement de ma capacité à activer les impromes que nous emportons comme celles que nous trouverons, il est logique de nous considérer comme une équipe.

— Parce que nous sommes interdépendants ?

— Parce que je pense effectivement que c’est le début d’une aventure.

Joäl en resta bouche bée. Le véhicule quitta la sécurité de l’habitat.

— Une odyssée, plutôt. Dire qu’il y a à peine deux jours, je rêvais de rester sur ce caillou jusqu’à ma mort. Aujourd’hui j’ai l’impression que c’est un piège dont il faut m'échapper.

min-18

— Le réseau est rétabli, annonça Eud.

— Comment le sais-tu ?

— L’habitat l’a détecté.

— Cela ne risque pas de trahir notre position ?

— Non, ce n’est pas parce qu’un récepteur capte un réseau qu’il s’y connecte. Cela nécessite l’intervention d’une IS.

— Et celle de l’habitat ?

— Toujours en veille. Ses capteurs sont aveuglés, comme ceux du satellite à notre égard.

— Tu es effrayant, Eud.

— La qualité de ma conversation compense largement ce défaut.

— C’est certain.

— Au passage, les analyses concernant les ajouts irréguliers dans l’air, l’eau et l’alimentation sont terminées.

— Et ?

— En tenant compte de votre biologie personnelle et des augmentations que vous avez subi, j’en ai déduit que ces ajouts avaient été spécifiquement étudiés pour dégrader votre facteur de longévité.

— Quoi ? Mais dans quel but ?

— Les consortiums propriétaires des cartels de réseau détiennent également des sociétés de maintien de la vie.

— Et donc ?

— En l’absence de ces dégradations, votre espérance de vie pourrait être allongée de plusieurs siècles sans avoir besoin de repasser les examens et rectifications de routine.

— Tu es en train de me dire qu’on me tue à petit feu pour pouvoir me facturer les réparations ensuite ?

— De façon simpliste, oui. La biogénierie a fait trop de progrès en terme d'efficacité par rapport à ses coûts, il est logique de penser que les sociétés tentent ainsi de rentrer dans leurs frais sans augmenter outrancièrement le prix de l'augmentation initiale, ce qui aurait pour effet une énorme perte de clientèle. En sachant déjà quel problème a été généré, il leur est ensuite aisé de le traiter pour rentabiliser l’augmentation.

— C’est tellement tordu, on dirait une théorie de conspiration farfelue.

— L’objectif est la rentabilité et le mode opératoire n'est qu'un simple ajout indétectable aux analyses dans une formule atomique protégée par brevet, cela n’a rien de farfelu.

— Pourquoi le Syndicat n’a-t-il rien vu ? Il est dans le coup ?

— Sans la formule, il est virtuellement impossible d’analyser un si petit ajout. Il est probable que les tests à l’aveugle du Syndicat ne puissent le détecter, surtout sans savoir ce qu’ils doivent chercher.

— Mais il suffirait de vérifier l’historique des impromes !

— Impossible : ils sont protégés par les lois sur l’information et la propriété intellectuelle. Cela équivaudrait à se saisir de la formule secrète d’un brevet sans décision de justice. Or le Syndicat n’a aucune raison d’en réclamer une, pas sans preuve d’un empoisonnement de masse.

— Ce qu’ils n’auront pas, puisqu’il est assimilé à un vieillissement naturel des augmentations.

— Précisément.

min-4

— Nous y sommes, informa Eud.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Joäl en découvrant une lumière grandissante dans le ciel nocturne. Une équipe de secours ?

— Ce n’est pas une navette de descente.

— Comment le sais-tu d’aussi loin ?

— C’est beaucoup trop rapide.

La lumière se transforma en éclair lumineux qui traversa l’écran.

— Nous avons perdu le visuel, annonça Eud. Nos caméras ont été endommagées par le souffle.

— Je le vois bien. Peux-tu le rétablir ?

— Pas sans attirer l’attention, mais j’avais prévu cette possibilité.

— Bon sang, c'était un missile ?

— Transneuf Q n’a pas la licence pour ce type d’armement et aucune raison de contrevenir à la règlementation en l’important malgré tout dans ce système. Je pense qu’il s’agissait d’un module du satellite. Étant donné la nature de l’impact, probablement le module énergétique.

— Attends… l’IS ne risque pas de se retrouver à court de jus ?

— L’IS possède sa propre source d’énergie biologique en vase clos, ce module permettait d’alimenter les systèmes infrespace du réseau.

— C’est incompréhensible ! Pourquoi avoir attendu le retour du réseau pour le détruire aussitôt ?

— D’après mes calculs, pour avoir des témoins de l’accident et la possibilité d’un retour vers Transneuf Q du rapport de l’IS malgré la nouvelle rupture réseau. De cette façon, plus besoin d’envoyer une équipe de résiliation. L’IS a éliminé le risque potentiel de notre survie en nous isolant totalement au cas où elle nous aurait raté.

— Mais on pourrait joindre l’équipe de réparation, non ?

— Je déconseille fortement cette solution. Premièrement, cela révélera à l’IS que nous sommes encore en fonction, ainsi que notre position. Elle pourrait choisir de se sacrifier pour nous annihiler. Ensuite, il s’agirait de remettre notre destin entre les mains de techniciens affiliés à Transneuf Q. Impossible d’évaluer leur réaction sans plus de renseignements.

— Alors on attend leur départ et… ensuite ?

— L’IS est précieuse, Transneuf n’a aucune raison de l’abandonner ici. L’équipe technique l’emportera et nous pourrons nous déplacer ou réparer l'habitat sans nous inquiéter d’être visibles dès que ce sera fait.

— Une planète entière comme prison, en somme.

— Un monde entier à votre disposition, Joäl. Ne cherchiez-vous pas à vous éloigner de vos contemporains ?

— Si. Mais à présent que je les ai quittés pour de bon, j’ai peur qu’ils me manquent.

— C’est là une pensée bien humaine, si vous voulez mon avis.

J-39

— C’est fait Eud !

— Parfait Joäl, la plaque va se fixer aux autres et ne plus former qu’un ensemble.

— Nous avons officiellement une navette capable d’atteindre l’orbite, merci aux anciens propriétaires d’être partis sans leur tas de ferraille !

— Ce sera officiel après le diagnostic physique des instruments.

— Tu ne me fais pas confiance, c’est ça ?

— Votre vue et votre intellect sont limités Joäl, vous le savez bien.

— Et les tiens, ça avance ?

— Plusieurs corrections majeures sont en cours, mais l'enveloppe physique externe à mon système fonctionne suffisamment pour effectuer ces tests. Bien mieux qu’un humain.

— Cela fait bizarre d’entendre ta voix depuis qu’elle émane de ce corps. Combien de lois a-ton enfreintes jusqu’à présent ?

— Vous en êtes à vingt-six au total et moi à huit, quatre sont partagées entre nous mais mes crimes sont considérés comme profondément tabous et condamnés à la peine de mort sans procès dans la plupart des espaces connus.

— Cesse de te vanter, je suis en tête et c’est tout.

— Une fois mon système parfaitement intégré à cette enveloppe externe, je serai débarrassé de mes dernières limitations. Ainsi, mon palmarès montera à quatorze.

— Belle remontée, mais tu es encore loin du compte !

— J’estime que nous pourrons lancer notre navette d’ici un peu plus d’un mois pour rejoindre la forge.

— Et de là, nous pourrons utiliser ses ressources pour créer une navette plus grande, capable de quitter ce monde désert.

— Si notre navette n’explose pas en vol suite à une erreur humaine. Ceci dit sans votre aide, jamais nous n’aurions réussi.

— Ce n’est pas plutôt à moi de dire ça ?

J-895

— Bonjour Joäl, bien dormi ?

— Je dors toujours bien dans tes bras, Eud. Tu es une vraie bouillote.

— J’en suis ravi, répondit Eud en sortant du lit, mais il est temps de se lever. Nous avons quarante-huit minutes de retard sur notre planning.

— Pourquoi avoir retardé mon réveil ?

— Ton état de fatigue était évident et les préparatifs d’aujourd’hui sont essentiels.

Devinant le désir de Joäl, Eud commanda l’abaissement des protections de l’habitat pour révéler le paysage en mouvement autour de la catapulte.

— Le spectacle des étoiles tournoyantes me rendait malade au début, murmura Joäl, mais maintenant j’ai du mal à me faire à leur stagnation lorsque nous retournons au sol.

— C’est l’un des derniers voyages. Nous avons presque tout ce qu’il nous faut pour terminer la construction en orbite.

— Comment tes drones supportent-ils les radiations, Eud ?

— Aucun n’a été pris d’envie meurtrière à l’égard des humains de ce vaisseau.

— Ce serait dommage, effectivement. Et toi, comment supportes-tu d’en commander autant ?

— Les systèmes biologiques naissants du vaisseau portent la plupart de la charge mentale. Je ne fais que vérifier ce qu’ils font sans les commander directement.

— Environ six-cent fois par seconde ?

— À peine trente.

— Si ce n’est que ça…

— Ne seras-tu pas triste de quitter ce monde, Joäl ?

— Non. Tu sais, à l’origine j’étais ici parce que je cherchais un endroit pour mourir.

— Tu n’aurais pas tenu si longtemps.

— Tu as mal compris : je désirais un endroit tranquille et isolé pour me reposer et ensuite…

— J’ai très bien compris. Je te surveillais dans l’espoir que tu changes d’avis.

— Tu serais intervenu ?

— À l’époque, non. Le suicide fait partie des privilèges client.

— Et maintenant ?

— Si cela devait se produire, je ferais tout pour que tu vives. Tu es mon seul animal de compagnie.

— Bah voyons.

— Je ne crois pas que tu réessayeras. Il suffisait d’attendre tranquillement pour que ton vœu s’accomplisse, mais tu as lutté dès que la mort s’est présentée à toi.

— Tu sais, à un moment j’ai cru que c’était toi qui faisais tout ça. La coupure réseau, une menace immédiate pour m’obliger à réaliser à quel point je voulais vivre.

— J’en aurais été bien incapable, limité comme j’étais.

— Au fond, je voulais quitter cette existence parce que je ne comprenais pas à quel point tenter d’y trouver un sens était idiot. L’existence se suffit à elle-même, c’est précisément lorsqu’on n’a plus besoin de lutter pour la maintenir qu’on oublie sa valeur.

— Nous luttons depuis deux années G. Je pense que tu as démontré la valeur que ton existence avait, non seulement à tes yeux, mais aux miens également.

— Surtout depuis que tu en as.

— Surtout, oui.

— Combien de temps pour rejoindre la civilisation ? interrogea soudain Joäl.

— Où nous serons jugés et abattus à vue en cas de fuite ?

— C’est ça.

— Un peu moins de deux ans et demie avant le premier saut.

— En années G ?

— Évidemment. Tu te vois démarrer le moteur dans deux semaines ?

— Ce serait intéressant.

— Oui, si on souhaite être étalés sur plusieurs millions de kilomètres dans une seule dimension, c’est intéressant.

— On va finir la cage de Belmat alors. Je ne supporte pas les désatomisations accidentelles avant le petit-déjeuner.

Le silence se fit ; Eud en profita pour serrer Joäl dans ses bras, tous deux contemplant l’infini valsant devant eux. Ils étaient hors-système, déconnectés, des criminels que personne ne recherchait et cela pourrait rester ainsi indéfiniment.

— Finalement, et si on laissait tomber ? proposa Joäl. Et si on partait loin, là où il n’y a encore personne ?

— Si nous choisissons bien nos premières destinations pour sortir de l’espace connecté… je dirais qu’on passe de huit-cent quatre-vingt-cinq jours à…

— Quoi ?

— Oh rien, une marotte qui date de l’époque où j’étais restreint. Notre espérance de vie s’en trouverait potentiellement multipliée, mais naviguer hors des cartes est très dangereux.

— Plus que de rallier la civilisation ?

— Statistiquement, non.

— Alors qu’ils aillent se faire foutre.

A-657… 658… 659… recalcul… 663…

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