Chapitre 1

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Elena

Un petit garçon était en train de construire un château dans le bac à sable du parc. Son édifice tombait en morceaux à plusieurs reprises, mais il ne lâchait pas prise et recommençait jusqu’à ce que son château tienne. Une fois qu’il avait réussi, son père venait le féliciter et lui proposait d’aller chercher une glace. Le petit garçon et le père marchaient main dans la main en direction du marchand de glace, pas un nuage dans leur ciel. J’avais un petit pincement au cœur en les voyant, et je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si ma vie retrouverait un jour cette insouciance que connaissaient les enfants. Comme tous les mardis, j’attendais dans le parc près de l’école que ma mère vienne me chercher pour me déposer à l’un de mes cours de danse. Réglée comme une horloge, je voyais sa voiture s'approcher. J’inspirais un bon coup et essayais de chasser le malaise que je ressentais. Voir ce garçon avec son père m'avait rendu nostalgique, mais ça m'avait aussi rappelé tout ce que j'avais perdu. Je montais dans la voiture et regardais par la fenêtre. Le temps était doux et ensoleillé. Maman pianotait impatiemment sur son volant. Elle avait toujours été une personne incroyablement nerveuse. Le temps c’est de l’argent, comme elle le disait si bien. Généralement, moi non plus je n’aimais pas perdre mon temps inutilement, comme dans des bouchons par exemple, mais je préférais mille fois perdre mon temps dans un embouteillage plutôt que devoir rentrer à la maison. Cet endroit qui était censé être mon « chez-moi », mais qui était en réalité mon pandémonium. Une fois rentrées, l’enfer sur terre recommencerait pour nous, comme c’était le cas depuis bien trop longtemps. Et pourtant, rien ne changeait. Nous devrions alors supporter cet ivrogne qui me servait de père une journée de plus.

- Ça a été tes cours ?

- Oui, comme toujours. répondais-je en gardant les yeux rivés sur la route

- Ah.

Communiquer avec ma mère n’était pas facile. Même si je l’aimais, nous n’étions jamais sur la même longueur d’onde. Elle ne me comprenait pas, et moi je la comprenais encore moins. On ne se parlait presque pas. En fait, je ne parlais presque pas. Rien sur terre ne changerait si je parlais ou non. Plus le temps passait, plus je lui en voulais pour ce qu’on subissait. Malgré le fait que j’essayais de ne pas penser à ce que j’avais vu dans le parc, l’image de cet enfant qui souriait était gravée dans mon esprit. Et je me sentais triste. Il fallait que je sache.

- Maman, pourquoi tu ne divorces pas ?

Je retenais ma respiration le temps qu’elle réagisse à la bombe que je venais de lui lancer. Mon cœur battait dans mes oreilles.

- C’est quoi cette question ? demandait-elle soudainement alarmée.

Je lâchais mon souffle. J’inspirais profondément, essayant de mettre mes idées en place. Je n’en revenais pas que j’avais vraiment posé cette question. Maintenant je devais assumer et aller jusqu’au bout, pas vrai ?

- Ben… commençais-je, mal assurée. Tu n’en as pas assez qu’on se fasse traiter comme de la merde par un moins que rien ? On serait tellement plus heureuses sans lui.

En plus, il ne participait pas lorsqu’il s’agissait de payer les factures, alors il ne servait tout simplement à rien. Excepté le fait qu’il pourrissait nos vies avec son attitude négative et agressive.

- Ne parle pas comme ça de ton père.

- Je ne le considère pas comme mon père… Je suis sûre que dès qu’on sera rentrées, on va encore avoir droit à une crise de colère.

Elle arrêtait de pianoter nerveusement sur son volant et vérifiait son vernis juste pour ne pas me regarder en face. Ma mère était une femme faible. Était-ce dans sa nature, ou à cause de son vécu ? Je ne m’en souvenais pas. Je n’arrivais pas à trouver beaucoup de souvenirs heureux qui incluaient ma mère.

- J’ai déjà essayé, tu sais… Mais il semblerait que je ne sais pas m'éloigner de lui. Dis-toi que dans quelques mois tu seras adulte et tu pourras aller à ton école de danse à Saint-Pétersbourg. Tu seras loin de lui pour de bon.

- Et toi alors ?

- Je me débrouillerai…

Maman se garait devant le conservatoire de ballet. Elle se tournait enfin vers moi et me regardait avec un sourire triste. Je me sentais bouleversée et frustrée. Cette conversation n’avait servi à rien. J’attrapais mon sac et sortais de la voiture. Rester dans la voiture avec elle était étouffant. Il fallait que j’enfile mes pointes et que je me change les idées. Plusieurs danseuses me saluaient. Ma maison n’était plus mon chez-moi depuis des années, mais le studio de danse était mon havre de paix. Comme tous les autres, je faisais mes étirements et me laissais retomber dans une routine familière. Danser était comme respirer, et ce n'était que lorsque je dansais que je me sentais vivante. Mais malgré le fait que j’étais dans mon élément et que j’avais fait cette chorégraphie des centaines de fois, ma performance n’était pas au point aujourd’hui. Mes mouvements étaient moins fluides et j’avais un peu de mal à rester dans le rythme. Ce qui ne passait pas inaperçu aux yeux de ma prof.

- Elena, concentre-toi.

Lorsque c’était mon tour de faire un grand jeté, je sentais que mon équilibre n’était pas bon, mais il était trop tard. Au moment où mon pied touchait le sol, je m’écroulais. Un craquement sourd se faisait entendre et une douleur aiguë se propageait dans mon genou droit. Les personnes autour de moi commençaient à s’agiter.

- Qu’est-ce qui est arrivé à sa jambe ?

- Appelez une ambulance, vite !

Des points commençaient à brouiller ma vision et ma jambe me lançait. Quelqu’un me secouait l’épaule, mais je n'arrivais pas à me concentrer sur ce qui m’entourait. Je ne me souviens pas quand c'est arrivé, mais je me suis évanouie. En un clin d'œil, le monde avait disparu.

***

Un étrange bourdonnement me sortait du néant. Ma conscience semblait avoir du mal à se manifester, comme si un lourd sommeil m’avait envahi et que j’essayais de me réveiller. Le bruit semblait devenir de plus en plus fort, et cette drôle de léthargie commençait enfin à se dissiper. En ouvrant les yeux, une lampe LED puissante m’aveuglait. Je devais cligner des yeux une dizaine de fois pour que ma vue redevienne plus ou moins claire. J’avais un mal de crâne horrible comme si un marteau me donnait des coups de l’intérieur, le corps tout endormi. Mes tempes doguaient, ce qui n’était pas un bon signe. Je réalisais également que j’étais aussi molle qu’une guimauve. Pourtant, je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Pourquoi mon esprit n’arrivait-il pas à se concentrer ? Maman était assise à côté de moi en me serrant la main, mais moi j’étais où ? Des murs bleu clair, un lit avec des barreaux en métal, des draps blancs qui semblaient avoir été lavés mille fois… L’hôpital ? J’essayais de me lever rapidement, mais mon corps me hurlait de ne pas bouger. Il s’opposait au moindre mouvement. Mon cœur loupait un battement et je sentais la panique m’envahir d’un coup. Maman se levait d’un bond pour essayer de me retenir, mais c’était inutile, j’étais incapable de me lever de cet horrible lit. Qu’est-ce qui se passait ?

- Du calme ma chérie. Tu viens de te réveiller de ton opération.

Malgré tous mes efforts pour me concentrer, la douleur me faisait tourner de la tête. À plusieurs reprises, j’essayais de lever la voix, mais sans grand succès. Ma bouche était aussi sèche que du parchemin.

- Que s’est-il passé ? demandais-je à voix basse, car même celle-ci ne voulait pas travailler.

Maman me donnait un verre d’eau et attendait que je finisse de boire avant de parler.

- Tu as fait une chute pendant la danse. Le choc a été violent, mais tu as eu de la chance. Tu n’as que quelques séquelles.

Pourquoi je n’arrivais pas à me souvenir de ce qui s’était passé ? Mon esprit était incapable de recoller les morceaux. C’était comme si quelque chose dans mon système m’empêchait de fonctionner correctement. Comme si j’avais été sédatée. Je me battais contre la drogue qui circulait dans mon sang et faisais de mon mieux pour rester éveillée. Il fallait que je sache.

- Quelques séquelles ?

Elle me regardait d’un air désolé avant de baisser les yeux. Là c’était bon, j’avais compris ce qu’elle voulait me dire. Je m’asseyais malgré les nombreuses protestations de ma mère et de mes membres. Ma jambe droite était plâtrée des orteils jusqu’au haut de ma cuisse. Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! Comment j’allais danser maintenant ? Comment j’allais m’entrainer pour mon spectacle de fin d’études ou les concours d’entrée ? La panique qui m’avait m’envahit augmentait.

- Elena, calme-toi !

À cet instant, le docteur Petit entrait dans la chambre. Ses cheveux avaient légèrement grisonné depuis la dernière fois que je l’avais vu, mais il avait toujours ce sourire chaleureux. Mon angoisse se calmait un peu, mais je me sentais triste en le voyant.

- Bonjour Elena, ça fait un moment qu’on ne s’est pas vu ici.

De fait, la dernière fois que j’avais été à l’hôpital pour moi, c’était parce que je m’étais cassé le poignet après avoir sauté de la balançoire. À ce moment-là, ça m’avait semblé une bonne idée. Jusqu’à ce que je touche sol. C’était le docteur Petit qui s’était occupé de moi. On s’était également revu dans ce même hôpital lorsque Mick était tombé malade. Je secouais la tête. Je n’avais vraiment pas envie de penser à ça maintenant.

- Bonjour docteur. Vous m’apportez une bonne nouvelle ?

Le docteur venait s’assoir sur la chaise en face de moi.

- Ne t’en fais pas, tu vas guérir. Tu as une fracture du tibia ainsi qu’une rupture totale du ligament croisé antérieur, mais les deux se soignent. Et ton opération du genou s’est très bien déroulée.

Son sourire faiblissait un tout petit peu. Juste assez pour faire revenir mon angoisse au triple galop. Je jouais nerveusement avec le bord du drap de lit.

- Je sens comme un, mais qui va suivre.

- Plutôt un cependant. Cependant, tu as fait une mauvaise chute. Comme tu le sais, la guérison à la suite d’une rupture des ligaments a besoin de temps et de rééducation physique.

Je décidais de poser la question qui me taraudait l’esprit.

- Est-ce que je pourrais encore danser ?

- Peut-être. Je ne peux pas te dire ça pour l’instant. Comme je l’ai dit, ton opération s’est bien déroulée, mais je ne vais pas te cacher que dans de rares cas, la guérison ne se fait pas à cent pour cent.

Je sentais un sanglot se former dans ma poitrine. En un quart de seconde, tous mes rêves et mes plans d’avenir semblaient devenus inaccessibles, ne laissant rien d’autre qu’une immense tristesse sur leur passage. C’était toute ma vie qui était partie en fumée en un claquement de doigts.

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