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Lorenzo s’enfonça dans le cloaque urbain (le parking souterrain de l’immeuble transformé en supermarché de la dope), descendant les marches sentant la pisse. Il gagnait l’enfer, ce que l’hypocrisie socialiste nomme « zone de non droit ».
Car la France a besoin d’un important soutien psychologique pour supporter le taux d’imposition record qui laisse la populace avec ses yeux pour pleurer, sans dentifrice et, par conséquent sans dents.
Il faut le savoir, la misère était telle qu’en France, on en était arrivé à faire l’impasse sur les produits d’hygiène : supprimer l’abonnement téléphone ? Impossible, ma femme ferait une crise de tétanie ! Supprimer Netflix ? N’y pense même pas frérot, tu veux la guerre à la maison le soir ?
Avec les mensualités de la voiture électrique indispensable si tu veux aller en ZFE, le loyer, le courant électrique exorbitant au point qu’on s’éclaire de nouveau à la bougie…
Même le chocolat avait pris une claque et les gosses avaient chialé quand on leur avait expliqué que cette année : « pas d’œufs de Pâques ! Mange du pain et tais-toi ! »
Croisant d’honnêtes citoyens faisant leurs emplettes, car toutes les classes sociales se côtoyaient là, aucune discrimination n’étant de mise dans la déchéance, les yeux mornes, les paupières lasses, la démarche nonchalante due au ralentissement synaptique, Lorenzo localisa cette fausse-couche de Denis le Tordu, entouré de ses gorilles et surtout des venimeux et sadiques frères Bouli : Laboule et Bouffi…
D’un geste péremptoire, il enjoignit à Jo de foncer dans le tas, tandis qu’il contournait avec grâce, dans un mouvement tournant qui n’aurait pas déplu à Napoléon itself, les frérots maléfiques qui faisaient circuler un pétard colossal et surprenait le Denis, plongé dans sa comptabilité, les mains pleines de biftons. Car si chez le Doc personne ne paye, la carte Vitale faisant office de moyen de paiement (ce qu’elle n’est en aucun cas, bordel !), ici, le cash circulait à flot.
— C’est le Lorenzo ! Chopez-le ! Tuez-le ! Tabassez-le ! Faites-lui mal ! hurla-t-il avec une voix suraiguë.
— Ouais, ouais… On arrive… on arrive… firent les zélés acolytes.
Sans préambule, Lorenzo claqua le beignet du Tordu (une simple targette amicale) et brandit la mallette sous son nez.
— Oh putain, la mallette ! Ma Mallette. Voleur ! C’est à moi ! Il m’a baffé, l’empaffé ! Mais qu’est-ce que vous attendez ? Qu’il me casse tous les os du corps ?
— Faut qu’on parle de « ton » invention, ma poule… fit Lorenzo, toujours très calme.
— Hein ? Tu as ouvert ma mallette ? T’avais pas le droit ! C’est à moi ! Mes affaires ! Mais putain, vous attendez quoi ? Il me vole ! Il me menace !
— Ma poule, j’ai trouvé l’idée de la capote électrique qui fait couiner les filles… Comment dire… Absolument géniale. Si géniale que… J’aurais pu l’avoir cette idée… En fait… à tout bien réfléchir, je l’ai eu cette idée... Hein ? Tu es d’accord, non ?
— On va te chier dessus, connard ! glapit Denis. Voleur ! Tu m’auras tout pris dans la vie ! Depuis qu’on est tout petits… Tout ! Mais c’est fini ce temps-là ! On ne marche plus sur le Denis ! On se prosterne ! On implore… Mais qu’est-ce que vous attendez, vous autres ? Je vous paye pourquoi, moi ?
— Voilà, voilà, on vient, y a pas le feu…
— Si on discutait un peu… commença, Lorenzo, pourquoi s’énerver ? Tu fais monter ta tension...
— Mais je m’énerve pas ! Je te veux mort, je veux te piétiner la face ! Je veux… Mais putain, parlez-moi de ces faignasses de Français de merde ! Dès qu’il y a un truc à faire… Plus personne !
— Tu me fais de la peine, mon Denis. On n’est plus potes, alors ?
— Tu vois pas que je te hais, racaille ! gémit Denis au bout de sa vie, sur le point de claquer d’exaspération.
Reconnaissons que, Lorenzo a ce don peu banal de susciter, parfois, rarement j’en conviens, une haine exacerbée chez certains, une haine qui confine au sublime au point qu’on en a vu se pisser dessus de rage.
Saisissant sa béquille, Denis se précipita sur Lorenzo, avec une expression… comment dire… Au naturel il est vilain. Mais là… Là… La seule solution serait de le jeter dans les toilettes et tirer la chasse.
— Il faut tout faire soi-même dans la vie ! grommela-t-il, les prunelles brillantes.
C’est Rousseau qui a dit qu’il y a du bon en l’homme. Encore un socialiste de mes deux : il n’avait jamais vu de Denis le Tordu !
Esquiver cette pathétique tentative d’un handicapé ? Lorenzo se gaussa. Il se trompait, lourdement. Des bras puissants s’emparèrent de lui et le broyèrent comme un étau, l’immobilisant totalement. Bouffi venait de surgir dans son dos et Laboule en profita pour faire tomber une grêle de coups sur l’infortuné.
Lorenzo tenta quelques esquives du tronc : peine perdue. La béquille se tordit sur son crâne : Lorenzo passait à l’essorage séchage.
Étrangement, le temps sembla ralentir et presque s’arrêter, lui laissant le loisir d’observer une scène incroyable. Il vit Jo à terre, qu’une bande piétinait avec allégresse. Ils se regardèrent et Lorenzo fut frappé des yeux tristes du colosse tombé face contre terre : Jo ne souffrait pas vraiment, il ne sentait pas les coups, la douleur lui était étrangère par un hasard de sa constitution anormale, mais il avait de la peine pour son frérot Lorenzo. En général il attendait que l’orage passe, puis quand tous les assaillants étaient épuisés à force de le cogner, il se relevait et faisait le ménage. C’était comme ça depuis qu’ils étaient mômes.
Les souvenirs d’enfance s’imposèrent à Lorenzo, comme des bulles mémorielles éclatant à sa conscience : les innombrables bagarres avec les frérots, les rigolades, les misères, les galères… Les courses éperdues pour échapper… Le bon temps quoi. L’enfance, même pourrie, reste une nostalgie : on la regrette toujours malgré tout, parce que vieillir c’est toujours pire.
Mourir maintenant ? Dans ce sous-sol crasseux, au milieu de la fange ? Quelle importance ? Il ne manquerait à personne : pas une femme au monde ne l’aimait, pas une ! Et laisser derrière soi cette vie de misère, de pauvreté : cela valait le coup. À quoi bon vivre si ce n’est dans le luxe total ?
Parce qu’en définitive, la vie d’un Français de base ne vaut pas la peine d’être vécue. C’est une imposture qui se termine toujours mal.
On a beau avoir le Doc gratuit, les médocs cadeau, les transports sanitaires pour aller faire de la kiné balnéo deux fois par semaine, les jours où l’on ne fait pas la queue aux urgences en réclamant une énième IRM pour un cancer du bras droit... Hein ? C’est pas un cancer ? C’est une cirrhose ? Mais nan ! C’est pas possible ça ! Je veux autre chose comme maladie, Doc ! Pourquoi ? Bah, la cirrhose, c’est trop la honte !
Bref ! Revenons à ce pauvre Lorenzo.
Au moins, lui, n’avait pas manqué de panache. Enfin… Il se consola en se le disant. Il ferma les yeux et pria pour aller au paradis avec les vierges bonnes à baiser (sans IST), même s’il savait que comme d’habitude, on le refoulerait à l’entrée, parce qu’on l’avait toujours refoulé de tous les bons coups. Les pauvres sont pauvres même dans la mort. C’est ainsi.
Il entendit alors un vacarme assourdissant. Une table venait de s’abattre sur le crane de Bouffi et se fracassa. Toujours avec cette sensation de ralenti, il vit surgir Seb, son fidèle Seb, celui qui couvre ses arrières depuis toujours. Seb avait toujours été là ; son assurance tous-risques. Lui fonçant, et Seb couvrant. Depuis le jardin d’enfants.
Lorenzo outragé, Lorenzo brisé, Lorenzo martyrisé, Lorenzo humilié... mais Lorenzo LIBÉRÉ !
Aussitôt, il se précipita sur Laboule qui ne demanda pas son reste, puis, il s’attarda un instant sur Denis qui s’était probablement cassé quelques os en le frappant avec tant de hargne qu’il en avait ruiné sa béquille remboursée sécu. Le pauvre geignait et se traînait, serrant contre lui sa précieuse mallette…
Qu’est-ce qu’il y avait dans la mallette ? Les plans de la fameuse capote électrique la « ouiiiiiiii », orgasme de « qualité » garanti pour la partenaire, même pour ceux qui sont pourvus d’un sgeg minuscule et ridicule. Fini les complexes et les frustrations masculines dans la quête inatteignable de l’orgasme féminin. Même les frigides et les peine-à-jouir vont faire des bonds. Fini les salopes simulatrices ! C’est la libération de l’homme, l’égalité devant le sexe. En un mot comme en mille : LA RÉVOLUTION ! Le nouvel âge de l’HOMME.
Quoi d’autre ? Sa collection de cartes Pokémon hyper rares, ses caleçons collection et... d’autres broutilles du même acabit. Voilà. Satisfait ?
Fabrice faisait le fou comme d’habitude, criant, s’agitant, cognant au hasard, faisant voler de la came partout au plus grand bonheur des acheteurs. Jo émergea de la mêlée et des corps voltigèrent avec un sourire aux lèvres : ils volaient comme des zoziaux ! Le rêve devenait réalité. Vous en rêviez, Jo le fait.
Tandis que Seb et Lorenzo faisaient main-basse sur la recette, Denis piailla :
— C’est pas juste ! C’est trop injuste ! Pourquoi ? Mais pourquoi ?
— Te fatigue pas, ma poule. T’as eu ta chance… On est quitte. Tu as ta mallette, non ?
— Mon projet de capote ?
— 70 – 30.
— Voleur ! Mon idée ! 50-50 ! Pas moins !
— 60-40. Parce que je suis le plus fort. C’est honnête.
— Racaille… Comment on monte le business ?
— En France c’est pas jouable. En Belgique… J’ai une idée…
— Cool !
— On va se faire des couilles en or, ma poule. Le monde nous appartient.
— Oui ! La roue tourne ! Mais… un jour… j’aurais ta peau !
Lorenzo releva Denis qui demanda :
— Je veux savoir ce que tu as dit à la Patato pour qu’elle balance tout.
— La Patato ? C’est une folle ! Elle voulait me sucer… Elle me connaît ni d’Eve, ni des dents et elle veut me sucer… Mais dans quel monde on vit ? Dans quel monde ?
Denis effaré regarda Lorenzo avec un dégoût profond.
— Tu m’auras tout fait Lorenzo… C’est pas humain ! Tout ! Je vais en crever… Rien que te regarder… j’en ai mal au cul !
— Pense au blé qu’on va se faire avec la capote. Tu sais j’ai pensé… Le nom ça va pas… On pourrait l’appeler la Taserpote ! Ouais… Ça c’est un nom qui me plaît.
Pensif Denis opinait du chef. Dégoûté mais approbateur.
— Une fois riche, tu pourras avoir toutes les meufs que tu veux, consola Lorenzo.
— Tu crois… Parce ce que jusqu’à présent… J’étais pas à plaindre… et elles m’ont jeté des pierres… Va savoir pourquoi...
— Faut être gentil aussi ! T’es aigri ma poule. Détends-toi. Fais-toi faire un costume avec des carreaux, c’est mode les carreaux… Sur mesure, hein, parce que t’as pas les bras de la même taille… N’oublie pas… Souris pas à un flic… il y a outrage… Nan… Je plaisante… Je rigole… T’es vachement aigri. Les femmes… Pfff… Elles aiment le fric et les boniments. Les femmes… tu vois, tout est artificiel chez elles, rien de naturel sauf leur bêtise et le goût du fric.
Oui, il faut bien lui reconnaître ça : Lorenzo était con, mais philosophe : il avait tout pour réussir dans la vie.
Il remonta vers la nuit glaciale toussant et crachant ses poumons car Jo avait mis le feu et une fumée compacte, épaisse, tenace s’échappait du parking en volutes gracieuses. Toute la cité était stone. Les pompiers arrivés sur les lieux dansaient à la lumière des gyrophares, culs nus. Les gens déambulaient dans les rues, étonnés d’être heureux alors qu’ils étaient toujours aussi pauvres, comme quand la France avait gagné la coupe du monde de Foot. D’aucuns pensaient que c’était la fin du monde, que les Russes avaient attaqué et envahi le pays comme l’avait prédit Jupiter élu deux fois, mais on s’en fichait bien : on est plus communiste ici que les Russkofs, alors...
Lorenzo, un brin agacé, poussa le colosse tout penaud dans la voiture et démarra en trombe. Par miracle et malgré les embardées intempestives, il arriva chez Patato sans démolir sa voiture, ni écrabouiller le chat.
Tirant Jo par le bras, il franchit le portillon et tambourina à la porte.
Le Patato en pyjama à rayures, entrouvrit, pas rassuré :
— C’est pourquoi ? Vous avez vu… Ahhhh ! Jennifer appelle les pompiers ! Vous avez eu un accident ?
— Ta gueule ! Elle est où la Jennifer ?
— Ma femme ?! Vous connaissez ma femme ?
— Je devais la zigouiller !
— Hein ? Oh c’est vous le Fabrice…
— René ? Qu’est-ce que c’est ? fit une voix féminine ensommeillée. Oh c’est… Monsieur Fabrice… Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous êtes… Vous allez mourir ?
— Vous allez pas mourir chez moi, hein ? fit le Patato, épouvanté.
— Vos gueules. Le Denis est en rage. Il veut votre peau à tous les deux, fit Lorenzo, avec des trémolos Gaulliens dans la voix. L’heure est grave !
— Mon Dieu ! s’exclamèrent les deux honnêtes bourgeois.
— Je vous laisse Jo. Il vous protégera. Nourrissez-le, il aime la patate, laissez-le devant la téloche… Il se contente de peu. Vous ne vous apercevrez même pas de sa présence. Il sera discret… comme une hyène...
— Merci, monsieur Fabrice, fit la Jennifer, reconnaissante, levant la tête pour contempler le colosse avec un air songeur.
— Il va suffire ? Il est tout seul, quand même, remarqua Patato.
— Il en vaut dix, croyez-moi. Enlevez juste les allumettes, briquets, allume-feu… Tcho !
Titubant un peu, Lorenzo se détourna. Il ressentait une grosse fatigue.
— Monsieur Fabrice…
— Lui, pas Fabrice ! Lui Lorenzo ! corrigea Jo.
— Mais il va rester combien de temps ? demanda Patato.
— Je reviendrai le chercher… marmonna Lorenzo, s’éloignant.
— Mais quand ?
— I’ll be back ! fit une voix d’outre-tombe qui s’enfonçait dans la nuit.
Lorenzo eut la force d’atteindre l’hôtel du Parc où il retrouva les frérots qui faisaient un gueuleton de roi.
Le personnel voulut à toute force appeler le 15, ce que le Français moyen passe sa vie à faire.
— Pas de Docteur ! Je hais les docteurs ! Merde ! Fichez-moi la paix !
Lorenzo était fou. Comment peut-on dire une chose pareille en France. Inconcevable.
La suite… ????
Faudra tourner la page. T’auras la force ?
Bzzz !
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