Renaissance
Les crampes et les pertes n’ont duré que quelques jours. Cinq pour être exacte. Les cachets et le week-end m’ont aidée à me remettre et c’est toute pimpante que je retrouve le chemin de l’agence. À travers la vitre de son bureau, Corinne affiche sa tête des mauvais jours. Son rendez-vous avec les Chinois n’a pas dû se passer comme elle aurait voulu.
« Hey ! Salut tout le monde ! Le week-end fut bon ?
— Super Sandra, et le tien ? Corinne nous a dit que t’avais la gueule de bois. N’empêche, t’as assuré ! Les Chinois ont adoré ton projet. On doit signer la semaine prochaine !
— Non ! Si vite ? Avec eux, ça prend toujours des plombes.
— Ils ont adoré, je te dis.
— Mais alors pourquoi la boss tire cette tête ?
— Ça…
— Sandra, c’est pas trop tôt ! Dans mon bureau !
— Bonjour Corinne.
— Bon, j’ai réussi à faire passer le projet auprès du groupe Dewei Bingwen. De justesse.
— Oh, ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre.
— Il y a beaucoup de choses que tu crois comprendre, trop peu que tu comprends vraiment !
— Euh, j’ai raté quelque chose ? Faut que tu m’expliques là. »
Corinne referme la porte de son bureau, baisse les stores et fond en larmes.
Je ne supporte pas les gens qui pleurent. C’est totalement indécent. Moi qui admirais tant sa force de caractère, sa conviction sans faille. Voilà qu’elle est secouée de sanglots. Sa faiblesse me débecte. J’en oublie ma question et me dirige vers la porte.
« Il faut que tu m’aides, Sandra. Comment tu fais ?
— Comment je fais quoi ?
— Tu es belle, sûre de toi. Tu changes de mec d’un claquement de doigts, ils tombent dans tes bras d’un battement de cils. »
Elle renifle comme un gosse de quatre ans, puis reprend.
« Ne t’es-tu jamais attachée ?
— Si, une fois. »
Elle a cessé de pleurer. Ses yeux m’interrogent. Ses bras ballants me demandent du réconfort. Je les ignore.
« Il est mort. »
Elle renifle encore.
« Je peux retourner bosser ? T’as une boîte de mouchoirs ici.
— Sandra…
— Nettoie ton mascara avant de sortir, c’est moche.
— Attends. Il m’a quittée.
— Je t’avais dit qu’il n’était pas fiable.
— J’ai trouvé l’application sur son téléphone. Trea…truc. Tu le savais ? Hein, tu le savais !
— Je t'avais dit qu’il n’était pas fiable. Tu m’as traitée de menteuse, de… pétasse trop souvent baisée si mes souvenirs sont bons.
— Je suis désolée.
— Ne le sois pas. Lève la tête, les épaules, nettoie ton visage et remonte en selle. C’est toi le boss. Prouve-le. »
La semaine a filé entre les rendez-vous avec les Chinois pour la mise en place du contrat et le coaching de Corinne le soir après le boulot. C’est que si elle flanche, je perds mon job, moi. Faut pas croire que je fais ça par gentillesse.
« Passe un bon week-end, Sandra ! Des rencards prévus ? Blond ou brun ?
— Bon week Philippe. Je te raconterai lundi. »
Je fais semblant de rien, mon masque de fille bien dans sa peau parfaitement vissé, mais sa question m’a fait Prendre conscience que je n’avais pas ouvert l’appli de toute la semaine. Je regarde mon téléphone. Non, pas envie.
20 h 00
Je suis seule dans l’appartement et… Je suis seule. Une main sur mon ventre vide, je repense aux mots du petit troll de mes cauchemars. “Tu es seule. Je suis une graine d’amour.” J’ai tué ma graine d’amour.
Ça suffit ! Retouche maquillage, sac à main, vingt minutes plus tard, je suis au bar de la place de la Liberté. Cinq minutes au comptoir et Freddy m’offre un verre. On est vendredi, ça colle pas. Oh, mais si Freddy, Friday. C’est bon, go ! À cas désespéré, mesure désespérée, non ?
Au petit matin, je ne sais pas si mon mal de crâne est dû à l’alcool ou aux déblatérations de Freddy. Même la tête enfoncée dans l’oreiller, je l’entendais encore. Il me parlait de ses collègues du régiment machin qui payaient des filles. Alors que lui, je voyais bien, il avait pas besoin. Je précise, pour la forme, qu’en disant cela il avait les mains sur mes hanches et la queue entre mes fesses. Je mordais le coussin pour ne pas hurler. Hurler pour du silence. Il voulait me revoir, faudrait que j’en parle au régiment.
Faut surtout que j’arrête les mecs. Non, je déconne ! Je dois juste mieux les choisir. Un peu de tri, ça ne fait pas de mal. Finalement, Treatland n’était pas une si mauvaise idée.
J’épluche les derniers profils en ligne triés par ordre alphabétique. On est samedi.
Salut04, OK, pour l’originalité, on repassera. SamlegentilPompier, pas mieux.
SansattacheMattachant. Voyons voir. 42 ans, célibataire, un enfant. Plutôt beau gosse. Aime les filles dociles et la domination. “D’un naturel affirmé, je souhaite enseigner la soumission aux femmes. J’aime qu’elle ne reste pas à sa place pour le plaisir de la redresser. Infidèle, je te le ferai payer. Désobéissante, tu me la feras dresser. Tu t’es reconnue, je le sais. Viens à moi, chienne. Maintenant !” OK ! Beaucoup moins attachant d’un coup…
Et si j’arrêtais mon délire avec les prénoms et le jour de semaine ? C’est le moment je crois…
Si je retournais chez Jimmy Choo plutôt ? Ils ont dû faire du réassort depuis la dernière fois. Et peut-être que la vendeuse a oublié ma réaction ? Mmh, ça c’est moins sûr. Pas grave, j’y vais quand même. Au prix des chaussures, elle fera semblant.
Je ne suis plus qu’à quelques pas du bonheur. Cling ! Non, ce doit être Treatland, rien à faire, je veux mes chaussures. Aucune pouffiasse engrossée ne me les piquera cette fois-ci ! Cling ! Rhaa, fichue sonnerie. Je fouille dans mon sac à la recherche de mon téléphone pour la couper. Cling ! Cling ! Boum !
J’ai été percutée de plein fouet par une poussette, encore. Je me suis épargné la chute de justesse, mais j’y ai perdu un talon.
« Putain, mais c’est pas vrai ? Vous pouvez pas faire attention avec vos engins du diable ! Bordel, ça fait mal !
— Excusez-moi Madame, mais c’est vous qui ne regardiez pas où vous alliez. Et veuillez cesser de hurler, vous allez réveiller le bébé.
— Comment ça j… »
Cling ! Cette fois c’est dans ma tête que la cloche a tinté. En levant les yeux vers mon agresseur, j’ai immédiatement reconnu Merwann. Celui de l’appli. Je vérifie mon écran.
- Merwann est à 200 mètres
- Merwann est à 100 mètres
- Vous êtes à proximité.
- Faites un sourire, c’est par cela que débutent toutes les jolies rencontres.
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