Le supplice du facteur
Au coin de l’impasse de la Chéron, Monsieur le facteur, perché sur son vélo, fouillait dans sa sacoche usée. Il en sortit une liasse de courriers, puis après avoir parcouru les adresses d’un œil expert, il n’en garda finalement qu’un seul, adressé à un certain Monsieur Adaisse.
Le courrier était une de ces cartes postales de vacances mièvres, où figurait un chiot survolant des paysages maritimes et adressant « Des bisous de Noirmoutier » à son destinataire, qui ne manqua pas de faire sourire Monsieur le facteur. Que des personnes optent intentionnellement pour ce type de cartes le laissaient incrédule. Mais après tout, songea-t-il, il était vrai que les calendriers des services postiers, truffés de chatons et de chiots aux grands yeux attendrissants plantés dans de jolis décors fleuris, avaient toujours beaucoup de succès auprès de la clientèle. Au verso, le fonctionnaire apprit que le frère de Monsieur Adaisse passait d’excellentes vacances dans l’ensemble, exception faite de cet incident où il avait marché sur un oursin.
Le pied sur la pédale, Monsieur le facteur s’apprêtait à repartir lorsqu’un octogénaire le héla depuis son jardin.
« Pas là, Ernest ? » Demanda le vieil homme sans même un bonjour.
« En vacance, » répondit le facteur, ne s’embarrassant pas non plus de politesse. « Je le remplace pour les prochaines semaines. »
« Hmf. Pas d’courrier pour moi ? » Bougonna le vieillard en retour.
Monsieur le facteur vérifia le numéro de maison, puis secoua la tête. « Pas aujourd’hui ».
L’octogénaire grommela à nouveau, puis se détourna du fonctionnaire en lui adressant un bref signe de la main difficilement interprétable.
Monsieur le facteur haussa les épaules et s’élança lentement sur son vélo. Il remonta l’impasse en lorgnant la rangée gauche de maisons, trouva bientôt celle qu’il recherchait.
La demeure de Monsieur Adaisse, résidant au numéro 13, ressemblait presque à s'y méprendre aux autres pavillons de l’impasse. Cependant, le propriétaire avait fait le choix de se démarquer en couturant la lisière de son terrain, non pas de haies verdoyantes comme chez ses voisins, mais d’une barrière structurée en fer forgé. De même, le pavillon arborait des grilles de défenses aux fenêtres ainsi qu’une jolie marquise au-dessus de son entrée, toujours en belle ferronnerie d’ouvrage. D’ailleurs, et comme pour souligner cette bizarrerie qui était bien propre à la propriété de Monsieur Adaisse, celle-ci avait été très justement prénommée « En Fer » sur le devant de sa façade.
Monsieur le facteur demeura un instant perplexe devant ce choix extravagant non des plus accueillant. Enfin, si l’effet recherché était purement dissuasif, alors il devait bien reconnaître que cela était parfaitement réussi.
Mais le fonctionnaire se trouvait bien embarrassé, car il n’apercevait guère de boîte aux lettres le long de cette fameuse barricade en belle ferrure. Certes, la porte de la maison avait bien une entrée de boite aux lettres, mais le panonceau indiquant « Attention : chien méchant » n’engageait guère Monsieur le facteur à pénétrer dans la propriété. Pour couronner le tout, il n’y avait pas non plus de sonnette pour prévenir l'habitant des lieux.
Le fonctionnaire bougonna dans sa barbe, rouspétant après ce Monsieur Adaisse qui ne lui facilitait certainement pas la tâche. Il songea à déposer la carte derrière le petit portillon, il n’aurait eu certes aucun remords à la laisser à la merci du vent et des averses, mais si le propriétaire venait à se plaindre, il aurait des ennuis à coup sûr.
Poussant un soupir contrit, Monsieur le facteur descendit de son vélo. Une main hésitante sur le portillon, il promena son regard de droite à la gauche, à la recherche du molosse annoncé. Aucun aboiement surexcité, ni grognements hostiles ne vinrent l’accueillir cependant. Et après tout, au vu de la paranoïa présumée de Monsieur, il n’aurait guère été étonné que l’alerte ne fusse été placé là dans le seul but de décourager les curieux.
Armé de cette nouvelle conviction, Monsieur le facteur poussa le petit portillon qui s’ouvrit avec un grincement désagréable. Il fit un pas prudent dans l’allée et comme il n’y avait toujours pas trace du dit chien de garde, il s’avança plus allègrement jusqu’au perron où il glissa finalement le courrier de Monsieur Adaisse par la fente dans la porte.
Mais quand la trappe en laiton se rabattit avec un claquement sec, des jappements survoltés s’élevèrent aussitôt. Un petit bichon déboula soudain et fondit sur l’intrus avec une hargne disproportionnée comparativement à sa taille, épatant plus le fonctionnaire qu'il ne l'inquiéta. Avec ses poils blancs et duveteux virevoltants autour de lui, son petit corps parcourut de convulsions frénétiques alors qu’il s’égosillait furieusement, le roquet avait l’allure comique d’une boule de coton animé d’un courant électrique, songea l’homme.
Un nouvel étonnement frappa soudain Monsieur le facteur lorsque le chien fut assez près pour qu’il constata une bizarrerie exceptionnelle chez l’animal que, il en était à peu près certain, ne devait pas être un attribut commun à la race des bichons. Car le petit roquet n’avait pas moins de trois têtes, avec trois paires d’yeux vicieux, trois truffes noires et trois petites gueules bruyantes et grinçantes.
« Somme toute, trois fois plus agaçant qu’un roquet classique », résuma Monsieur le facteur avec une mine conjointement moqueuse et irritée.
Comme pour répondre à sa remarque, l’animal furieux se jeta sur lui. Deux de ses gueules s’attaquèrent à ses jambes, leurs petits crocs pointus déchirant le pantalon du fonctionnaire et s’enfonçant dans ses mollets, tandis que la troisième continuait d’aboyer hystériquement, haletant et bavant comme une bête enragée.
Monsieur le facteur émit un cri de surprise aigu devant cette attaque révoltante et entreprit aussitôt de détacher le roquet. Il n’aurait eu aucune pitié à l’envoyer balader à grand renfort de coups de pied, mais comme ses jambes étaient toutes deux prises d’assaut, il se résolut à y aller à main nu. Il empoigna la peau du cou de la tête du milieu, la tira sans vergogne, ses ongles s’enfonçant méchamment comme pour se venger de ces canines qui lui perforaient les chevilles, mais la troisième tête se tourna aussitôt et se referma sur son poignet en grognant. Monsieur le facteur poussa un nouveau cri de douleur.
« Saleté de clébard !» S’égosillait-il, rouge de colère. « J’vais te faire la peau ! »
« Cerbère ! Lâche » La voix de Monsieur Adaisse intervint soudain depuis le perron. L’animal hésita, mais ne relâcha pas sa prise. « Vas-tu laisser cet homme, Cerbère ? » Gronda de nouveau le propriétaire du chien en s’avançant dans l’aller. « Et vous là, lâchez cette pauvre bête, pour l’amour du ciel ! »
Avec réluctance, mais prudence, le fonctionnaire et la bête s’écartèrent finalement l’un de l’autre. Monsieur le facteur émit un gémissement plaintif lorsqu’il sentit les pointes des canines se déloger de sa chair meurtrie tandis que le petit bichon s’en allait joyeusement sautiller entre les jambes de son maître.
« Vous ne savez pas lire, idiot ? » Interpella ce dernier, sa main tenant la carte postale que Monsieur le facteur venait de livrer pointée en direction du panonceau d’avertissement. « Déguerpissez de chez moi avant que je n’appelle les autorités pour violation de propriété privée et acte de cruauté envers un animal ! »
Sourcils froncés et bouche béante, soutenant dramatiquement son poignet ensanglanté, Monsieur le facteur était scandalisé, mais il n’eut guère le loisir de riposter que Monsieur Adaisse pointa le bras dans sa direction :
« Cerbère ! » Appella-t-il et le bichon gronda aussitôt en montrant les crocs.
Monsieur le facteur prit ses jambes à son cou sans demander son reste, enfourcha son vélo et pédala comme un forcené jusqu’à l’extrémité de la rue. Il s’arrêta pour regarder par-dessus son épaule, poussa un soupir de soulagement en constatant que le roquet n'était pas à ses trousses. Finalement, résolu-t-il avec ironie, les chiens, ça n’était mignon que sur les calendriers et les cartes postales. Il quitta l'impasse, non sans se promettre que ce Monsieur Adaisse et son satané cabot allaient entendre de ses nouvelles.
Une seconde plus tard, toujours au coin de l’impasse de la Chéron, Monsieur le facteur, perché sur son vélo, reparut et fouillant à nouveau sa sacoche usée, en sortit une carte postale de vacance.
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