15 - Soleil
Annie retourna sur la place. En quelques heures seulement, le calme était revenu, le peuple était retourné à ses occupations. Les derniers marchands finissaient de ranger leurs étals, à l'exception d'une femme, belle et solitaire, qui semblait encore attendre les clients. Elle vendait du poisson - il n'en restait plus beaucoup.
Annie alla la voir et lui demanda le prix de sa marchandise.
-Peu importe. Prends tout si tu veux, répondit-elle le regard vide, comme noyée dans ses pensées.
-Je ne saurais profiter de vos biens sans vous rémunérer, dit la jeune blonde à la robe dentelée.
Elle sortit quelques pièces d'argent de son escarcelle et les déposa entre les mains de la vendeuse. Puis, elle prit le poisson qui l'intéressait et prononça :
-Allons, ne faites pas cette tête. Ils ont l'air délicieux !
-Ça, je m'en moque.
-Je ne vous avais jamais vue avant. Vous êtes de passage à Auberrhilde ?
-Oui.
-Alors, bienvenue ! En tant que fille du clerc, je vous souhaite un séjour agréable.
-Merci.
-Ah, et je me prénomme Annie. Et vous ?
-Astrélia.
-Enchantée. D'où venez-vous ?
-De Lurrhilde. Tu ne dois pas connaître, c'est très loin au nord.
-En effet, ça ne me dit rien. Quelqu'un m'attend, je dois y aller. Ravie de vous avoir rencontrée, Astrélia de Lurrhilde.
Annie la salua gaiement. Elle avait de la peine pour elle. La grande femme aux cheveux obscurs ressemblait plus à une âme désorientée qu'à une vendeuse de poissons, mais qu'importe. Annie était soulagée de l'avoir trouvée ; grâce à elle, Lucien allait pouvoir manger à sa faim.
-Tiens, Lucien, je t'ai rapporté ça, annonça la jeune femme en arrivant à l'orée du village.
Elle le trouva là, allongé sur le dos, en haut de la grosse caisse, son sac posé près de lui. Il regardait vers le ciel, ses larmes avaient séché.
-Merci, Annie. Tu es un ange.
-Mince, j'y ai pas pensé, comment on va le faire cuire ?
-C'est facile. Prends une feuille et de l'encre dans mon sac, dit l'allongé.
Elle s'exécuta.
-Tiens, prends ce carnet. Ouvre-le à la cinquième page.
Elle prit l’objet qu’il lui tendait et l'ouvrit. Elle ne comprenait pas bien ce qu'il essayait de lui faire faire, mais la curiosité la poussait à continuer. Elle ne pouvait cependant détacher son regard du corps du bel homme au visage ensoleillé qui reposait près d'elle.
-Qu'est-ce qu'il y a écrit ?
-Feu, lit-elle.
-Parfait ! Maintenant, recopie la calligraphie.
Elle disposa le papier vierge sur le sol et trempa la vieille plume usagée dans le pot. Sa main tremblait. Elle prit conscience de ce qu'elle était sur le point d'accomplir, mais Lucien se redressa et se plaça derrière elle. Il glissa sa main le long de son poignet et lui montra par où commencer. Annie rougissait, son cœur commençait à battre de plus en plus fort. Pourvu qu'il ne s'en rendit pas compte, pensait-elle. Il fit serpenter ses doigts le long du papier, traçant une ondulation de haut en bas.
-Bravo, murmura-t-il.
C'était comme dix ans auparavant, pensa Annie. Comme lorsqu'elle lui enseignait l'écriture. Elle aimait beaucoup se cacher derrière lui et lui prendre la main, mais à l'époque, elle était bien trop jeune pour ressentir ces émotions. Une vibration agréable traversa son échine, lui faisant perdre le fil de la calligraphie.
-On recommence, c'est pas grave, la rassura Lucien.
Ils prirent six tentatives avant de réussir à recopier trait pour trait le dessin d'origine. Lucien posa la feuille sur la paume d'Annie et lui plia les doigts, faisant jaillir un feu continu.
Annie cria, se leva, puis se ressaisit, ne ressentant aucune sensation de brûlure.
-Ne bouge plus, je vais le faire cuire.
La cuisson prit beaucoup de temps. Des courants d'air faisaient s'agiter les flammes, mais Lucien contrôlait la situation. Un délicieux fumet s'échappait du mets, faisant gémir l'estomac du paysan. Il mangea, reconnaissant envers sa sauveuse. Elle lui proposa de le nourrir tous les jours, mais il lui fit comprendre, une fois de plus, que ses jours à Auberrhilde étaient comptés.
Annie repartit un peu déçue, mais heureuse d'avoir discuté avec l'élu de son cœur. Elle espérait que son père ne se soit pas rendu compte de son absence. Heureusement, il n'était pas encore rentré. Elle retrouva Cathie, toujours dans son lit.
-Demain, j'aimerais présenter Lucien à père, annonça Annie.
-Nan mais ça va pas, là-haut ? s'énerva Cathie. Tu t'échappes et en plus tu prends ça à la légère, et moi je fais quoi dans tout ça ? Je reste plantée là comme une sotte, pendant que la petite a une vie de princesse ?
-T'es pas obligée d'obéir tout le temps, père ne nous punira pas, tu sais.
-Dieu te punira, Lui. Il voit tout ce que tu fais. Et c'est mal. Tu vas fleureter dehors avec un garçon, t'as cru que c'était la cour aux amourettes, ici ? La vie est une épreuve, éloigne-toi de ce qui est blâmable, vraiment. Tu me remercieras.
-Oh, tu commences à m'agacer, la sainte demoiselle. Si t'es pas capable de t'ouvrir un peu, je vais dans le grenier. Salut.
Annie quitta la pièce bien rangée pour rejoindre le bazar de leur grand frère.
-Eh, nan ! Pas sans moi !
Cathie se précipita elle aussi dans la chambre de Flavio. Elles passèrent le reste de l'après-midi à se réconcilier, bercées par les souvenirs que leur procuraient ce lieu béni. Lorsque les hommes de la maison rentrèrent, elles les accueillirent et firent comme si rien ne s’était passé. Mais Annie ne pouvait s'empêcher de sourire, toute la soirée, en pensant à la chaleur des mains de Lucien et à la calligraphie. Il l'avait eue, certes. Comme piégée dans un cercle vicieux, l'envie d'en apprendre davantage la démangeait.
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