21 - Chacun pour soi

5 minutes de lecture

Le matin-même. L'aube venait d'arriver à son terme. Le moulin accueillait ses premiers visiteurs, dont les heureuses familles de Charles et Émilien. Astrélia avait déjà croisé les garçons sur le marché, mais jamais en compagnie de Lucien. Elle avait l'impression qu'il l'évitait.

La jeune femme se préparait à descendre de la colline avec sa marchandise et son présentoir. Elle prit le caisson contenant ses proies. Des cernes immenses creusées sous les yeux, la conscience hors de la réalité, elle agissait mécaniquement. Travailler au moulin toute la nuit et avant l'aube l'avait épuisée. Eugène, qui distribuait les sacs de farine aux habitants, remarqua que la jeune femme était chancelante. Il lui proposa de se reposer, mais elle insista, arguant que ses poissons allaient périr.

Il avança vers elle, souriant, et glissa ses doigts sous son menton.

-Laisse-moi porter la table, dit l'homme, ne lui laissant pas le choix.

Ils descendirent de la colline en se partageant la charge. Deux rangées de maisons plus loin, ils se retrouvèrent sur la place de l'Église. D'autres marchands venaient d'arriver, quelques clients déjà à leur échoppe.

La matinée passa. Les affaires furent bonnes. La belle aux cheveux noirs rejoignit le moulin pour manger et récupérer sa canne à pêche. Fidèle à lui-même, Eugène lui murmura de faire attention. Elle râla, stipulant qu'il n'y avait aucun danger, mais en réalité, ses pensées étaient toutes autres. Cette vie artificielle ne lui importait pas. Qu'en avait-elle à faire qu'on la capture ? Qu'on la frappe ? Toutes les inquiétudes qu'Eugène se faisaient, elle voulait qu'elles arrivent. Qu'on la trouve et qu'on la remmène d'où elle venait. Il ignorait tout d'elle, vraiment tout. Alors, il ne pouvait pas comprendre qu'elle se moquait de sa vie à Auberrhilde.

En pleine pêche, la jeune femme aperçut le prêtre blond s'élancer dans la forêt, quelques temps après les deux adolescents aventuriers. Encore, Charles et Émilien, elle avait l'habitude de les voir partir. Elle avait même retenu leurs prénoms, ils étaient omniprésents au village. Mais le prêtre ? Que faisait-il là ? La curiosité la piqua. Elle devait le suivre pour le savoir. Elle s'arracha à sa tâche quotidienne pour pénétrer à son tour dans les méandres boiseuses. Astrélia marchait à une bonne distance. Elle n’avait jamais foulé la terre d’Aubejade et se prenait souvent dans les broussailles. Soudain, l'homme, vêtu de sa toge, se cacha derrière un tronc. Astrélia fit de même, de peur qu'il ne l'aperçoive. Tournant la tête, elle le vit écrire quelque chose sur un papier. Elle voulait s'approcher pour le lire. Puis, elle le vit froisser violemment sa feuille, comme insatisfait de son œuvre. Tout à coup, une épée givrée apparut dans sa main gauche. Il semblait attendre quelque chose, mais quoi ? L'avait-il repérée ? Des bruits de pas approchaient. Il sortit de sa cachète et sauta sur l'arrivant, qui n'était autre que Charles. Il brandit sa lame sur lui et le ligota aussitôt.

Astrélia émit un cri d'effroi, qu'elle étouffa aussitôt de ses deux mains. Elle ne pouvait plus regarder. L'horreur montait en elle. Qu'allait-il arriver au pauvre garçon ? Le prêtre quitta la forêt avec l'adolescent, impuissant, dans ses bras. Quelque chose ne tournait pas rond, dans ce village, et cela avait peut-être un lien avec sa perte de mémoire, pensa-t-elle. D'abord, Lucien qui disparaissait. Lui, la première personne qui fut à ses côtés lorsqu'elle avait repris connaissances. Puis, ces accusations de sorcellerie, et maintenant, ça. Un enlèvement. Et quelque chose qui s'apparentait à de la magie. L'apparition d'une épée. Et si c'était lui, la personne recherchée par l'Évêque ? Elle devait le dénoncer, elle qui était témoin.

Astrélia, déterminée, rejoignit la place. Elle voulait parler directement au chef suprême de l’Église et du village. Elle n'avait rien à perdre. Mais, lorsqu'elle arriva, la foule s'était accumulée au centre-ville. Elle se hissa jusqu'au milieu et vit les deux garçons ligotés en haut des marches de l'Église.

-Oyé, oyé, entama le prêtre-sorcier. Nous avons repéré deux complices du sorcier. Je sais exactement qui parmi vous a des liens avec ces garçons. Si vous connaissez le nom du coupable, dites-le-moi immédiatement, ou bien vous finirez comme ces deux-là.

L'angoisse monta à la gorge des villageois. Chacun connaissait les deux garnements, et chacun commençait à faire des conjectures sur le coupable.

-Relâchez-les ! De quel droit ! s'écria un paysan.

-Oui, de quel droit ! ajouta sa femme, accrochée à son bras.

Tous deux tremblaient, ils avaient les yeux rivés sur Émilien. Leur fils. Il ne pouvait pas être mêlé à cela !

-Silence ! imposa le prêtre. Telle est le châtiment des sorciers. Tout complice incapable de dénoncer est suspecté d'appartenir à son rang !

Émilien se mit à gémir. Ses yeux s'embuèrent de larmes. Quelle injustice. Il voulait dénoncer le prêtre, mais le tissus rentrait en trop grande quantité dans sa bouche et lui taillait le bord des lèvres. Il ne pouvait émettre que des cris d'animal. L'espoir le perdait. Il regardait tous ses gens. Personne ne l'aiderait, ils étaient tous terrorisés. Si seulement quelqu'un dénonçait le prêtre à sa place…

Cherchant un réconfort sur lequel se raccrocher dans le regard des gens, Émilien croisa les yeux épuisés et noirs comme le vide d'Astrélia. Elle tressaillit. Le regard de ce garçon lui pesait. Elle seule pouvait le sauver. Elle comprit que lui aussi, s'il pouvait parler, dénoncerait messire Flavio. Elle fit un pas en avant et au moment d'ouvrir la bouche, deux filles blondes aux attraits catholiques se mirent à monter les marches. Elles inspirèrent profondément, se tinrent la main et celle dont il manquait la cape derrière sa longue robe prononça d'une voix assurée :

-Nous reconnaissons être témoins de sorcellerie. Lucien, fils de Georges et Isadora, en est l'usager.

À l'entente de ce nom, le cœur d'Astrélia se brisa. Ce n'était pas possible ! Le coupable était le prêtre, et pas le Lucien qu'elle connaissait ! Il y avait erreur. Elle voulait rétablir cela, mais messire Flavio reprit la parole et tout s'enchaîna très vite jusqu'à l'accord de ne pas condamner les deux jeunes filles. Elles partirent en se serrant la main de plus belle, puis disparurent dans la foule.

-C'est pas juste ! s'écria la mère de Charles, cette fois-ci. Vous n'avez pas laissé à mon pauvre bébé l'occasion de dénoncer le coupable !

-Oh que si, croyez-nous, rétorqua l'Évêque en sortant de l'imposante bâtisse, faisant taire tous les villagois agités. Ils ont eu maintes occasions de le dénoncer. Hum... Lucien, est-ce bien son nom ? Hum, hum. Qu'on me l'amène. Nous connaissons le nom de tous ceux qui ont un rapport quelconque avec ce détestable sorcier. Vous serez interrogés en fonction de vos liens. Famille, amis, ou connaissances.

À ces mots, Astrélia et les parents de Lucien prirent peur. Georges et Isadora allaient forcément y passer, ainsi que leur petit Maury, à qui ils avaient ordonné de rester à la maison. Mais Astrélia ? Et s'ils savaient qu'elle avait dormi chez lui ?

Qu'importe, se dit-elle. De toute façon, s'ils l'interrogeaient, elle dénoncerait le prêtre et délivrerait Lucien.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Blue Cat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0