23 - Les monts gelés
Lucien avait compté une semaine depuis son départ. Pendant ce temps, il avait guetté le moindre bruit, le moindre mouvement, mais aucun signe de poursuivant à l'horizon. Sa fuite aurait-elle suffi à se tirer d'affaire ? Il devait rester sur ses gardes, ce jour-là plus que jamais.
En cette journée décisive, l'exilé continuait son parcours vers le sud. Il commençait à entrevoir une chaîne de montagnes qui dormait sur l'horizon. Lucien ôta sa capuche pour y voir plus clair. Le ciel bleu parsemé d'oiseaux l'éblouit. Les glaciers de l’autre monde, la frontière du pays, réalisa-t-il en se rappelant cette carte du pays qu'il avait un jour dénichée à la bibliothèque. Une fois passée cette étape, sa nouvelle vie pourrait commencer. Il ignorait ce qui se trouvait derrière les monts gelés, mais qu'importe. Sa vie n'avait plus aucun sens, il était seul, alors pourquoi ne pas découvrir d'autres contrées ? Qui sait, peut-être apprendrait-il la signification de la calligraphie sur son torse et découvrirait-il un moyen de réaliser ses vœux.
Que désirait-il ? pensa-t-il alors, s'arrêtant brusquement. Autrefois, son souhait était d'enrichir ses parents, de nourrir sa famille ainsi qu'aider Charles, Émilien et Théa, son amie d’enfance à Mont-en-Court. Cela avait-il changé désormais ? Non. Cette envie avait même pris, au fil du temps, de plus en plus d'ampleur. S'il trouvait le moyen de renverser la balance, il le ferait sans hésiter. Les riches n'avaient pas le droit de s'en prendre aux pauvres. Le clergé n'avait pas le droit de s'enrichir sur le dos des villageois. Ils profitaient de leur pouvoir, en abusaient, le distordaient, au détriment des paysans. Le royaume, lui aussi, le dégoûtait. Prélever ces taxes sans même prendre la peine de vérifier la santé de son peuple ! Rien ne tournait rond dans ce monde.
Une migraine rattrapa l'adolescent, mais il inspira profondément et élança son corps en avant pour reprendre sa marche. Au moment où son pied frôla le sol, une force le tira en arrière. D'un coup, il fut projeté à une vitesse si grande que sa vue se noya dans le mouvement. Tous ses muscles perdirent le contrôle. Il ne sentait plus son corps. Son cœur accéléra. Il commanda à ses bras de se tendre en avant pour tenter de s’agripper à quelque chose, mais aucun geste ne suivit. La mort avait-elle enfin décidé de reprendre son âme ? Il perdit connaissances, apeuré mais rassuré d'enfin pouvoir disparaître.
***
Les habitants d'Auberrhilde avaient attendu ce jour avec effroi. Lors des interrogatoires, les parents de Lucien avaient été innocentés grâce à la fugue de leur fils, qui fut confirmée par le voisinage. Aux alentours de midi, Georges demanda à Maury de quitter le champ et d'aller se reposer dans sa chambre.
-Pourquoi ? J'suis pas fatigué, rétorqua-t-il d'un ton virulent.
-On va faire une course au village, ta mère et moi. On en a pour un moment.
Malgré leurs efforts pour cacher au garçon la future mort de son frère ce jour-là, Maury l'avait pressenti. Il tendait l'oreille, le soir, au pied des marches. Même les voisins parlaient de Lucien, le sorcier ; tout le monde n'avait que ce nom à la bouche. Tandis que ses parents s'apprêtaient à sortir, Maury monta les escaliers. Son attention, cependant, se figea sur la chambre de son frère, qui était restée fermée à clé depuis sa disparition.
-C'en est trop ! J'en ai marre ! hurla l'enfant. Je veux parler à Lucien et je veux pas qu'il meure ! Je veux qu'il revienne et qu'il m'explique pourquoi il m'a laissé tout seul ! Pourquoi…
Il tomba en sanglots sur la porte de la chambre, si inaccessible.
Son visage frôlait le parquet lorsqu'il eut l'idée de se rendre sur la place en cachète. Sans plus attendre, il se précipita devant la porte d'entrée et gagna la rue. Il n'avait jamais désobéi à ses parents, mais l'ordre allait à l'encontre de sa raison, cette fois-ci. Pour la première fois, il prit seul la route du village.
Lorsqu'il arriva, une foule était déjà rassemblée sur la place. Charles et Émilien apparaissaient au centre de l'attention. Attachés à des poteaux de bois, il y avait un espace vide entre eux. L'emplacement réservé au sorcier que les prêtres étaient en train de ramener, murmuraient les habitants.
***
Dans un lieu sinistre non loin du vacarme causé par la foule, le corps meurtri de Lucien se retrouva suspendu par la cape. Un rire rauque coupa le silence dans lequel sa conscience sommeillait paisiblement.
-Ce fut trop facile… Tu n'es vraiment pas bien malin, paysan.
Lucien avait du mal à réfléchir. Il entendait une voix étouffée par son mal de tête et sentait une odeur de moisi. La voix continuait de lui parler. Petit à petit, il parvenait à discerner les mots qu'elle prononçait et qui vibraient douloureusement dans son crâne.
-Tu n'es pas mort, mais ton visage est affreux, putride, dit la voix tandis que des doigts glaciaux frôlaient la joue creuse du garçon. Tu devais être en train de périr, de toute façon, mais ce n'est pas de famine que tu mourras. Le feu est inévitable, afin de faire trembler de peur les villageois. Tu vas bien sagement te sacrifier devant eux.
Lucien sentit la main de l'homme s'éloigner. Il avait compris la situation. Malgré tous ses efforts, il avait été retrouvé par l'Église d'une façon qui lui échappait. Cette voix, il ne voulait plus l'entendre. La haine bouillonnait en lui. S'il en avait eu la force, il aurait frappé l'être qui devait se tenir debout devant lui avec tout le poids de ses jambes. Mais l'homme s'éloigna, comme en témoignèrent les quelques bruits de pas. Puis, il confessa, comme s'il s'adressait à un mort :
-J'aurais aimé que tu sois quelqu'un de bon. Si ç'eut été dans un autre contexte, je t'aurais aidé à épouser ma sœur. Annie t'aimait énormément, elle me parlait de toi souvent. Mais maintenant, elle t'a totalement oublié. C'est dommage pour vous. Mais je me demandais… Qu'est-ce qui t'a poussé à faire ça ?
Il arrêta de parler quelques instants, puis reprit :
-Non, en fin de compte, cela ne m'intéresse pas. Meurs et emporte tes raisons dans ta tombe, sorcier.
-Messire Flavio, intervint une nouvelle voix. As-tu réussi ?
-Oui, le voici.
-Parfait ! Je suis impressionné par ton efficacité, c'est peu commun pour un si jeune prêtre. Finalement, ton intuition était bonne, n'est-ce pas ?
-En effet, cet imbécile a gardé la cape.
-Brillant. Allez, dépêchons-nous de l'emmener sur la place !
-À vos ordres, Messire Honoré.
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