La divergence - 1 (V 2.023.10)
Les plus avisés ne se laissent jamais regarder dans les yeux.
Mais, il est bien d’autres manières de franchir ces portes.
भेड़िया
Bonjour, Chandra m’appelle Bhediya, et je viens d’entrer dans ton cerveau.
Bhediya, franchement, désigner un individu par le nom de son espèce – apparente dans mon cas – dénote de la part de Chandra un manque total d’imagination ; pourtant sur certains sujets, il en déborde. Ou alors serait-ce qu’il ne souhaite pas créer de lien personnel ? Ce qui démontrerait qu’il n’a pas la moindre idée de ce qui nous attend.
J’ai un nom, bien entendu, comme la plupart des créatures, mais je ne te le confierai pas. En effet, connaître le nom d’un être, d’une chose, d’un élément ou d’un phénomène, donne un grand pouvoir à celui qui sait s’en servir. Les yeux sont les portes par lesquelles on peut pénétrer en toi. En revanche, le nom est la croix d’attelle, dans la main de l’initié, pour faire de toi une marionnette. Plus il est puissant, plus il y a de fils qui te lient à son contrôle.
Tu ne me crois pas ? Pourtant, je suis bel et bien là, dans ta tête ! J’y suis entré par tes yeux !
Les fermer n’y changera rien, bien au contraire. Secouer la tête non plus.
Plonge-toi plutôt dans ce souvenir.
∞ ∞ ∞
C’est le milieu de l’hiver sur An t-Eilean Sgitheanach, le soleil s’est couché il y a une demi-heure. Il n’a pas neigé depuis deux jours sur Na Beanntan Dearga entre le Loch Sligachan et le Loch Ainort. Tu trottes le long de Teanga Mhòr. Le sentier est complètement déneigé, car une vingtaine de personnes l’ont emprunté il y a… hum ? Environ une heure. Parmi les effluves qu’elles ont répandus, tu flaires sa senteur. À la fin de la crête, la sente tourne à gauche, s’orientant nord nord-ouest. Tu grimpes le raidillon ⁽¹⁾.
Tu quittes le chemin alors qu’il longe Allt Bealach na Sgairde ⁽²⁾et vires plein nord, vers la passe entre Beinn Dearg Mhòr et Sgùrr Mhàiri. Puis, tu obliques à droite, entamant l’ascension de la face nord-est, la pente y est forte. Plus loin, tu tournes à gauche, suivant un replat horizontal qui te mène, après avoir traversé la sente qui descend du sommet vers la passe, devant une grande pierre de granite plate, nue, qui irradie. Située à une cinquantaine de pas du sentier, tu sais que par cette belle journée, le soleil l’a chauffée de onze heures à son coucher.
Depuis que tu as quitté le chemin, tes pattes ont laissé une piste dans la neige vierge épaisse de deux pouces.
Un frisson parti de la base de ta nuque parcourt ton épine dorsale jusqu’à ta queue, débarrassant ton pelage des flocons que le vent y a déposés. Tu te couches sur la pierre qui restitue le rayonnement qu’elle a emmagasiné. Malgré ta fourrure qui te protège du froid, en hiver, toute chaleur est bonne à prendre. De cette position bénéficiant d’un dénivelé négatif, tu jouis d’un excellent point de vue sur Bealach na Sgairde. Bien que ce soit la nouvelle lune, tu distingues nettement la quarantaine de personnes réunies autour du feu qu’ils ont allumé. Sa fragrance allèche ta truffe.
Tu pousses ton hurlement parfaitement identifiable pour signaler ta présence.
Non pas à tes congénères, mais à elle.
¤¤¤
Notes :
1) Les amateurs de rando en montagne, qui ont eu le plaisir de fouler le “Glamaig and the northern Red Hills circuit” reconnaîtrons les lieux grandioses évoqués ici. Aux autres, il reste le charme du gaélique écossais, peut-être aussi l’envie d’aller voir de plus près Na Beanntan Dearga (Les collines rouges) de l’île de Skye.
2) Le mot Allt (brûlure) désigne aussi bien un ruisseau ou un torrent que la faille qu’il a creusée.
Annotations