La divergence - 5
Voici comment est l’univers selon le dire de Dana.
La création telle que tu l’as récitée dans le second souvenir n’a duré qu’une “microseconde”. Pendant cette “microseconde”, la taille de l’univers est passée de l’infiniment petit à celle de notre système solaire.
Je dis « notre », parce que le monde dont vient Chandra, celui dont je suis originaire, celui dans lequel nous sommes, et le tien, ont des coordonnées spatiales identiques : troisième planète du système solaire, situé dans le bras d’Orion, de la galaxie Voie lactée, qui appartient à un groupe local de l’amas de la Vierge, dans le superamas de la Vierge, inclus dans le superamas Laniakea. À l’échelle de l’univers, ils sont temporellement similaires, mais font partie de réalités différentes. À celle des humbles créatures que nous sommes, le tien semble plus vieux que les autres.
Pendant le milliard d’années qui suivit, il y eut trois points de divergence majeurs, portant ainsi le nombre de réalités à huit.
Dana sort régulièrement de stase, elle observe, en intervenant le moins possible, la création des étoiles, des planètes, de la vie.
Plus l’univers se complexifie, plus il y a de points de divergence. Ils sont de trois ordres :
- Majeur : il affecte chacune des réalités préexistantes, il en double le nombre.
- Mineur : il n’affecte qu’une réalité, il en génère une nouvelle.
- Relatif : il affecte toutes les réalités parentes :
o Au premier degré, il affecte les deux réalités issues du précédent point de divergence, il en engendre deux nouvelles.
o Au second degré, il affecte les quatre réalités issues des deux précédents points de divergence, il en engendre quatre nouvelles.
o Au troisième degré, il affecte les huit réalités issues des trois précédents points de divergence, il en engendre huit nouvelles.
o Pour les degrés suivant, tu connais la progression, après : 2 ; 4 ; 8 ; viennent : 16 ; 32 ; 64 ; 128 ; 256 ; 524 ; 1028 ; 2056 ; etc.
Les divergences majeures sont extrêmement rares, d’ordre cosmique. Collisions générant des systèmes planétaires, implosion d’un astre faisant naître une “supernova”, télescopage de deux étoiles à neutrons créant un trou noir, etc. Mais si ces évènements peuvent produire des divergences majeures, ils peuvent n’être à l’origine que des divergences relatives, plus ou moins importantes, voire mineures. Ils peuvent aussi n’en fomenter aucune.
Les divergences mineures ne concernent souvent qu’une planète ou un pays, le reste de l’univers étant inchangé. Parfois même, au point de divergence, une seule personne est impliquée, puis, en vertu de “l’effet papillon”, un ou plusieurs siècles plus tard, il ne subsiste rien de commun entre les deux réalités. Occasionnellement, la différence est imperceptible, il semblerait à celui ou celle qui passerait d’un monde à l’autre que tout soit identique ; mais que tous ses interlocuteurs se trompent ou interprètent mal un détail de leur histoire, mythologie, science, art ou religion, et que cela ait une incidence diffuse sur la vie quotidienne.
Une planète est spécifiée par ses coordonnées spatiales. La définition d’un monde comporte une dimension supplémentaire, la réalité à laquelle il appartient. Les divergences successives augmentent le nombre de mondes des planètes.
Sur la plupart des mondes, les premiers âges voient l’apparition d’êtres pourvus de grandes capacités.
Exceptionnellement, il s’agit d’une entité unique, comme la créature éparse nommée BA sur tous les mondes de la planète Sokol, ou le réseau neuronal végétal appelé Eywa sur des mondes du satellite Pandora de la planète Polyphème. Mais généralement, elles sont en petit nombre, de quelques dizaines à près d’un millier selon les mondes. Elles sont regroupées en un seul endroit sur certains mondes, réparties en communautés sur d’autres. Elles appartiennent à une ou plusieurs races. Souvent de grande taille, la plupart du temps d’une longévité extraordinaire, elles ont la faculté, plus ou moins développée, d’agir sur la matière avec leur esprit.
Ce sont ces trois caractéristiques qui ont fait naître, chez les espèces proches qui en sont dépourvues, la notion de « dieux ».
Oui, tu as raison d’évoquer Dana. Mais Dana n’est pas une « déesse ». Dana est « Le » démiurge. « Le » puisque ta société patriarcale n’a jamais réussi à envisager que la création de l’univers soit due à un être ou concept, féminin. La nature de Dana est inconcevable, mais sa féminité est certaine. Ses personnifications ne sont probablement que des distractions destinées à briser la monotonie de l’éternité. De même que Loki inventait des stratagèmes lorsqu’il était fatigué de voir les jours se dérouler sans le moindre accroc. Je suppose que Dana s’incarnait sur l’un des innombrables mondes, quand les millénaires s’enchaînaient sans que rien de remarquable se produise dans l’expansion du cosmos.
Dans un monde dont les nôtres sont issus, après de plus ou moins nombreuses divergences, demeuraient sur les terres proches de l’Arctique des créatures très puissantes, les Ases et les Vanes. D’autres, dénommées Jötnar, résidaient sur la banquise. Les humains appelèrent dieux les Ases ainsi que les Vanes. Mais pas les Jötnar, pourtant pourvus des mêmes pouvoirs, qu’ils qualifièrent de géants et de monstres. Cette discrimination était le reflet de l’ostracisme des Ases envers les Jötnar :
Alors que l’union d’un Ase avec une Jötunn était parfaitement admise. La mère d’Óðinn et de ses frères Vili et Vé était la Jötunn, Bestla Bölþórsdóttir.
L’union entre un Jötunn et une Asyne était proscrite par les Ases.
C’est parce qu’il était le fruit d’une telle union que mon ancêtre Loki ne fut jamais considéré comme l’un des leurs par les Ases et que sa mère fut mise au ban. Il n’est jamais fait mention d’elle dans l’Edda. Laufey n’y est que le nom de la procréatrice de Loki.
Cela ne te rappelle rien ? ... J’ai trouvé dans ta mémoire la Louisiane des planteurs, dans laquelle il était tout à fait banal que les hommes blancs aient des maîtresses noires, par contre absolument scandaleux qu’une femme blanche ait un amant noir.
Mais revenons aux Ases et aux Jötnar.
C’est dans ce monde qu’eut lieu le Ragnarök au cours duquel :
Sköll a englouti le Soleil. Comment mieux décrire le phénomène par lequel il a absorbé la totalité de l’énergie de l’étoile, dont la luminosité a diminué progressivement jusqu’à disparaître quand elle n’eut plus rien à consommer ?
Son frère Hati a ingurgité la Lune, tâche bien inutile, puisqu’elle aurait décliné avec l’extinction du Soleil. Cependant, il était dans son caractère de détruire, alors de sa haine, il se mit à la déchiqueter, chaque claquement de sa mâchoire semblant en arracher une bouchée, jusqu’à ce qu’il n’en reste que des débris.
Fenrir, lui, estima qu’une prophétie, qui lui avait valu d’être enchaîné si longtemps, méritait vraiment de se réaliser ; et que sa participation à l’anéantissement des Ases consiste à dévorer Óðinn, ce qu’il s’empressa de faire avant d’être tué.
L’action de Sköll à elle seule était suffisante pour mettre fin à toute vie sur ce monde. Si ce ne fut qu’un Ase, un Jötunn, ou peut-être un humain refusa le Ragnarök avec suffisamment de conviction pour causer une divergence. En réalité, ils furent plusieurs à rejeter cette fin de monde, suscitant plusieurs points de divergences successifs.
Sigr, le fils de Sköll, fut le premier dont la volonté de sauver le monde du Ragnarök fut assez puissante pour créer une divergence. À côté du monde mourant naquit un monde sur lequel Sköll et Hati succombèrent avant de détruire les astres. La guerre, entre les Ases et les Jötnar, n’eut aucune répercussion dans les autres parties du monde, dans la leur, six Ases, huit Jötnar, dont lui-même, et une multitude d’humains, survécurent aux terribles batailles qui suivirent la révolte.
Quelques secondes plus tard, Víðarr refusa avec une telle force la survie de quelques Jötnar qu’il provoquât une seconde divergence ; qui parallèlement au monde élaboré par Sigr généra un monde sur lequel, sur leur territoire, uniquement les six Ases, lui-même, Váli, Hönir, Móði, Magni et Baldr ; et un couple d’humains subsistèrent pour repeupler cette partie du monde.
Simultanément, une humaine horrifiée à la perspective d’une nouvelle confrontation entre « dieux » et « géants monstrueux » fut à l’origine d’une autre divergence ; créant à côté du monde engendré par Sigr un monde sur lequel, dans leur ex-fief, seuls des humains échappèrent à la mort.
Ces divergences mineures eurent des incidences variables. Celle produite par Sigr concerna le système solaire dans son entier par l’extinction ou non du soleil. Les deux suivantes modifièrent uniquement la partie du monde où vivaient les Ases et les Jötnar, avant le Ragnarök.
Toute alternative est potentiellement un point de divergence. Les batailles, les découvertes, les inventions, mais également l’évènement le plus banal.
Quelles sont les causes d’une divergence ? Hormis les bouleversements cosmiques dont je t’ai déjà parlé. Il y a les cataclysmes stellaires et telluriques. Mais le plus souvent, une divergence est provoquée par une créature ou un groupe de créatures dont le pouvoir est assez grand pour changer l’issue préalable de l’alternative, comme l’ont fait Sigr, Víðarr et l’humaine.
Voilà, tu sais tout, enfin presque tout sur moi, sur les « dieux » et sur l’univers. Je vais donc regagner la tanière que j’ai aménagée dans un coin sombre de ton cerveau. Et, t’abandonner… Provisoirement.
N’oublie pas, je suis dans ta tête, et je ne suis pas près d’en sortir.
Si ! Tu verras, ce soir, en te mettant au lit, tu penseras à moi. Et qui sait, si tu te réveilles cette nuit, peut-être sentiras-tu le loup en toi.
Ah ! tu me fais perdre la tête. J’allais omettre le plus important !
Une divergence se produisit lorsque le sergent Seaghdh ferma la porte de la salle de banquet pour venir me chercher.
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