Jaipur – 5
Autour du cercle de terre battue, dédié aux entraînements des guerriers, ne se trouvaient que le mahārāja Vijaya, la mahārājñī Dalaja, le savāra Vari, la devadāsī Vasikari, sa fille Sudaroli, son fils Karuppu ṭirākaṉ, ainsi que Pahāṛa le garde du corps du mahārāja – un géant d’une taille de quatre coudées et un empan –, un Rājapūta répondant au nom d’Abhaya – inconnu de Dalaja, qu’elle supposa être un exécuteur de basses œuvres – et Bahādura ⁽¹⁾ le maître d’armes de Jaipur.
Vijaya s’était gardé de désigner ce dernier pour affronter l’un des enfants de Vasikari : comment justifier de sa part un manque de maîtrise ayant provoqué un accident mortel ?
Karuppu ṭirākaṉ avait revêtu un salavāra kamīza noir, comme sa sœur, ce qui accentuait leur gémellité, tout en attirant l’attention sur sa calvitie. Tous deux avaient choisi de combattre pieds nus.
Au grand dam du mahārāja, la devadāsī avait émis le souhait que Sudaroli soit la première à rencontrer l’un de ses champions. Il lut dans le regard de Dalaja qu’un refus serait considéré comme un aveu.
Le maître d’armes invita Pahāṛa et Sudaroli à pénétrer dans le cercle. Guère plus haute que cinq pieds, kuccikaḷ ⁽²⁾ en main, sans autre protection que le coton, elle semblait si fragile face au colosse, que tous – hormis sa mère et son frère – eurent la certitude qu’il allait la briser tel un rameau, d’une seule main. Pahāṛa, vêtu d’un chihal’ta hazar māshā, enfila son avant-bras gauche dans les deux poignées arrière de son ḍhāla, dégaina un talavāra ⁽³⁾ démesuré – doté d’une lame longue de trois pieds et large de deux pouces –, se mit en garde et ancra ses pieds au sol comme s’il s’apprêtait à subir l’assaut d’une escouade de cavalerie.
Le mahārāja ne put sceller ses pensées, il murmura :
« David contre Goliath !
— Savāī, Goliath fut vaincu, chuchota le maître d’armes qui se trouvait à son côté.
— Mais elle n’a pas de fronde, seulement des bâtons, conclut le mahārāja.
— Que le combat commence ! proclama Bahādura. »
Sudaroli fit tourner ses bâtons entre ses mains, de plus en plus rapidement, simultanément elle se déplaçait autour de Pahāṛa, bientôt, à la stupéfaction des Rājasthānīs, elle sembla se mouvoir derrière deux grands boucliers circulaires imbriqués.
Vijaya interrogea le maître d’armes du regard.
« J’avais ouï dire que des Gurukkaḷ accomplissaient cette prouesse, Savāī, mais je n’avais jamais vu quelqu’un la réaliser, s’extasia Bahādura. C’est incroyable, vous rendez vous compte, Savāī, de la dextérité requise pour obtenir une telle vitesse, mais également de la coordination nécessaire des kuccikaḷ pour qu’ils ne se heurtent pas. »
Après avoir condamné du regard l’enthousiasme du maître d’armes, Vijaya reporta toute son attention sur ce combat dont il ne savait plus que penser.
Brusquement, un des boucliers s’effaça, l’extrémité d’un bâton se précipita en direction de Pahāṛa qui la détourna facilement d’un mouvement circulaire de son talavāra, le bouclier réapparu. Sudaroli et Pahāṛa échangèrent quelques attaques manifestement destinées à évaluer l’adversaire, puis la jeune fille cessa toute tentative.
Le garde du corps du mahārāja sabrait en lignes hautes – dessus et dedans – et basses – dehors et dessous ⁽⁴⁾. Il faisait alterner les coups de pointe au corps et de tranchant – à la figure, de banderole, à la tête, au poignet, au ventre, à la jambe, au flanc –, mais chaque fois, sa lame était rejetée par un kucci ou Sudaroli esquivait, à droite, à gauche ou en arrière. Jamais celle-ci ne ripostait, elle se contentait de se déplacer autour de son adversaire.
Pahāṛa – agacé par ce mirmidon sautillant qu’il ne pouvait atteindre et dont il ne réussissait pas plus à couper l’un des bâtons – jeta ostensiblement son ḍhāla hors du cercle, sa main gauche rejoignit la droite sur la poignée du talavāra qu’il brandit au-dessus de sa tête. Il se rua sur l’adolescente et porta un coup vertical qui eut fendu en deux un guerrier casqué, mais il tailla dans le vide une fois de plus. Pris de colère, il se mit à frapper comme un bûcheron à tour de bras, horizontalement, verticalement, en diagonale à droite comme à gauche, mais toujours en vain.
Ce fut le mahārāja qui, malencontreusement, précipita la fin du duel.
« Ne peux-tu venir à bout d’une enfant ? » s’écria-t-il.
Une fraction de seconde, Pahāṛa cessa de fixer son attention sur Sudaroli. Son regard glissa vers Vijaya qui se trouvait derrière celle-ci, mais lorsque le mahārāja commença à apparaître dans son champ de vision, dans la partie inférieure de celui-ci il perçut l’attaque en pointe du bâton. En garde haute, il eut beau lâcher le talavāra de la main gauche afin de parer plus rapidement le coup bas, quand la lame trancha le bâton, celui-ci avait violemment heurté son genou droit. Déjà, son appui lui faisait défaut, avant même que Pahāṛa ne trébuche et que le talavāra ne se fiche dans le sol. Le second kucci l’avait frappé au sthapanī marma ⁽⁵⁾, un flot de sang se mit à couler par sa bouche.
Immédiatement, Karuppu ṭirākaṉ interpella le maître d’armes : « Bahādura-jī ⁽⁶⁾, aidez-moi à l’asseoir ! »
Celui-ci réagit instantanément, comme l’adolescent, il se précipita vers Pahāṛa, qui s’abattit face contre terre, faisant trembler le sol. Sans l’aide du maître d’armes, jamais le fils de Vasikari n’eût pu retourner le colosse sur le dos, puis l’asseoir – fusse avec l’assistance de sa sœur – et le maintenir dans cette position, afin que Sudaroli puisse appliquer en toute sécurité la pression appropriée sur l’adhipati marma du géant à l’article de la mort. Elle jugula l’hémorragie et rétablit les fonctions vitales de son antagoniste. Alors, que celui-ci était hors de danger, Bahādura – après avoir allongé Pahāṛa qui revenait lentement à la vie – partit chercher des hommes pour transporter le blessé, Sudaroli s’adressa au mahārāja :
« Savāī, votre garde du corps se remettra. Mais face à un adversaire si redoutable, je crains d’avoir mal contrôlé la puissance du coup que j’ai porté à son Jānu marma, j’ai peur qu’il ne boite jusqu’à la fin de ses jours et que vous dussiez vous priver de ses services. Vous m’en voyez désolée, Savāī. »
Il s’était passé une poignée de secondes, entre son persiflage et le départ du maître d’armes, pendant lesquelles : il fut stupéfait, puis consterné, reconnut et minimisa le rôle de sa raillerie, hésita entre fierté et agacement à l’égard de sa pōtī. Lorsqu’elle s’adressa à lui, il se demanda quelles parts occupaient respectivement la sincérité et le sarcasme dans ses excuses.
« Si un reproche doit être fait, c’est à moi. J’aurais dû tenir ma langue. J’ai sous-estimé ta compétence aussi bien comme soigneuse que comme combattante, je te félicite pour cette victoire ! », concéda-t-il.
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Notes :
1) prénoms :
Pahāṛa पहाड़ ➢ La montagne. Abhaya अभय ➢ Intrépide. Bahādura बहादुर ➢ Vaillant.
Quatre coudées et un empan ➢ deux mètres dix-sept.
Rājapūta राजपूत, (rājapūtoṃ राजपूतों au pluriel) ➢ Rajputs (fils de rois), membres des clans de guerriers qui dominèrent le nord de l’Inde entre le Xe et le XIIe siècle. Ils descendent probablement d’un mélange de population de souche aryenne et d’envahisseurs Huns, ils créent de nouveaux états indépendants à la chute de l’empire Gupta (VIe siècle), formant le Rājapūtānā राजपुताना.
Le Rajasthan est né de l’intégration de ces États en 1947. Lors de la réorganisation territoriale et linguistique des États de l’Union de 1956, les territoires de certains ex-États rajputs ont été soustraits du Rajasthan et rattachés à des États voisins.
2) cinq pieds ➢ un mètre soixante-deux.
Kuccikaḷ குச்சிகள் ➢ bâtons. Kucci குச்சி ➢ bâton (tamoul).
3) Chihal’ta hazar māshā चिहल्ता हजार माशा ➢ manteau aux dix mille clous. Armure rājasthānīe de type brigandine.
Ḍhāla ढाल ➢ bouclier rondache des rajputs.
Talavāra तलवार ➢ talwar. Sabre rajput, modérément incurvé dont à l’approche de la pointe la courbe s’accentue et la lame s’élargit, afin d’augmenter l’élan de la partie distale de la lame lorsqu’elle est utilisée pour couper. Un coup porté par un guerrier expérimenté pouvait amputer un membre ou décapiter une personne.
Trois pieds ➢ quatre-vingt-dix-huit centimètres. Deux pouces ➢ cinq centimètres.
4) Une ligne est la partie de la cible par rapport à la position de l’arme du tireur (droitier) :
Ligne du dedans : Ligne haute gauche du tireur (droite de la cible).
Ligne du dehors : Ligne basse droite du tireur (gauche de la cible).
Ligne du dessous : Ligne basse gauche du tireur (droite de la cible).
Ligne du dessus : Ligne haute droite du tireur (gauche de la cible).
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cibles.png?uselang=fr
Coup de banderole ➢ coup de tranchant porté transversalement sur la poitrine adverse.
5) Marma मर्म ➢ point vital. Aussi nommé marma-sthala मर्म-स्थल ➢ point vulnérable.
Marmoṃ मर्मों ➢ points vitaux, tels que définis :
– selon les anciens arts martiaux indiens dans le Dhanurveda धनुर्वेद ➢ “science de la guerre”.
– selon la médecine traditionnelle dans l’Āyurveda आयुर्वेद ➢ “science de la vie”.
Sthapanī marma स्थपनी मर्म ➢ point situé au centre du front, entre les sourcils. Il coïncide avec tilaka तिलक ➢ la marque de couleur – occasionnelle ou permanente – que portent les hindous sur le front ; on nomme d’ailleurs ce point : Tilaka varṇam திலக வர்ணம் en tamoul et tilakavarṇaṁ തിലകവർണം en malayalam. Il s’apparente à Ājñā-cakra आज्ञा-चक्र ➢ le troisième œil (sixième chakra).
Adhipati marma अधिपति मर्म ➢ point situé sous la suture sagittale. C’est une confluence vitale de veines, et il correspond aux centres vitaux de la moelle (cardiaque, respiratoire et vasomoteur). Situé profondément à l’intérieur du crâne, il est aligné avec le centre de la spirale de la racine des cheveux, c’est-à-dire la couronne de la tête. Il s’apparente à Sahasrāra-cakra सहस्रार-चक्र ➢ Chakra de la couronne (septième chakra). Le lotus aux mille pétales d’or.
Jānu marma जानु मर्म ➢ point situé exactement à la jonction de la cuisse et de la jambe, c’est-à-dire à l’articulation du genou.
6) jī जी ➢ terme accolé au nom de quelqu’un pour montrer son respect. Respectable, noble, honorable.
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