Histoires d'Angles - 3 - Eadwulf

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Eadwulf n’était pas qu’excellent stratège, tacticien et combattant, ce fut avant tout un jeune homme observateur, particulièrement intelligent et extrêmement ambitieux.

Dans un Empire paisible et très prospère, la conjoncture ne lui offrait que peu de possibilités de briller. Son oncle était amplement pourvu d’héritiers, et il menait une politique appréciée dans chaque État de l’empire, ne laissant aucun espoir d’exploit militaire. Aussi, Eadwulf mit-il toutes ses espérances dans la découverte et la conquête de terres inconnues. Là est l’avenir, prétendait-il, nous ignorons où elles se trouvent, mais elles existent, nul ne peut en douter, car le nom même de gebærdstán gehealdendgeorn implique qu’il y en a au moins un autre. Malheureusement, lorsque son projet fut présenté au conseil, celui-ci estima que le coût de telles expéditions serait bien supérieur aux hypothétiques revenus à en tirer. Quand il fut rejeté par les marchands et l’argentier, Eadwulf explora une autre voie.

Il n’ignorait pas que, comme un caillou dans sa poulaine, un groupe d’exaltés désireux de faire appliquer au pied de la lettre les textes sacrés irritait le débonnaire bisceop Hariulf. Malgré une piété modérée, Eadwulf se découvrit une vocation de missionnaire, qu’il exposa au bisceop. Il argua du troisième précepte de la foi : « Aimer Alwealda, c’est le faire aimer ! » Et du dix-septième verset du Livre de Torthred : « Est aimé d’Alwealdacelui qui parcourt le monde pour répandre la foi. »

Le matois Hariulf entendit parfaitement ce qu’Eadwulf n’avait pas dit, aussi un bienveillant sourire envahit son visage :

« Mon cher enfant, si tel est votre souhait, je convaincrai l’Empereur de l’intérêt de vous envoyer, vous et les chevaliers de la foi, propager la révélation au-delà des mers.

— Je vous en remercie, fðremæ ⁽¹⁾, je saurai canaliser leur zèle.

— Je n’en doute pas, cher enfant, je n’en doute pas. »

C’est sous ces auspices que l’armada fut constituée et équipée.

Le refus qu’essuya Eadwulf ne fut pas étranger à l’intensité de la colère qu’il éprouva quand l’un de ceux qui l’avaient éconduit prétendit le supplanter et revendiqua pour l’empire les richesses qui n’avaient plus rien d’hypothétique.

De sa fréquentation de la cour impériale, le jeune conquérant avait appris l’importance du renseignement. De la venue d’un vice-roi, il apprit que celui qui contrôle les informateurs est plus puissant que celui qu’il sert. Aussi mit-il en place un système très complexe pour éviter d’être désinformé, comme il était persuadé que son oncle l’avait été.

Il voulait tout savoir et tout contrôler. Bien qu’il fût son fer de lance, il surveillait tout autant Brictric et ses fanatiques que les autochtones. Il avait également à l’œil ses proches, n'ignorant pas que c’est souvent de ceux-ci qu’émanent les trahisons.

Eadwulf prit personnellement soin de la reconstruction du Donjon carré, quasiment détruit lors de la prise d’Erestia.

Il choisit d’exclure de son niveau tous serviteurs, lesquels étaient logés aux rez-de-chaussée derrière la cuisine à côté des paneterie, garde-manger et échansonnerie. Au premier étage se trouvaient le corps de garde et la pièce de réception. Le second, celui où résidait le despote, était divisé en trois chambres⁽²⁾ réparties autour d’un hall dans le milieu duquel se situait la montée.

Chacune était constituée de la chambre proprement dite, d’un oratoire, d’une garde-robe – dépourvue de la traditionnelle couchette destinée au valet – et d’un privé⁽³⁾. Celle d’Eadwulf était beaucoup plus spacieuse que les autres. Cela tenait à la présence d’une antichambre et d’une salle d’état-major dans laquelle trônaient quatre tables. Sur l’une, la carte du monde connu (þæt gebærdstán gehealdendgeorn, Shay, Alastyn, an t-Eilean Sgitheanach et les îles du nord) était étalée. Celles du royaume de Shay et de la contrée de Shannon étaient gravées sur deux autres, des figurines représentant les unités angles y étaient positionnées, ainsi que des unités shanyanes et shanyloises là où ses espions en situaient. Le dernier plateau était occupé par une maquette d’Erestia.

Dans son antichambre étaient cachés l’entrée d’un abri de sûreté – lequel ne comportait pas d’oratoire – et l’accès aux passages secrets dont il avait fait truffer son logis.

La fin des travaux coïncida avec une vague de suicides : un architecte se trancha la gorge, un serrurier se pendit, un second se noya dans le port. Tous trois avaient participé à la conception et à la réalisation des systèmes très complexes permettant par pression, rotation ou déplacement d’éléments dissimulés :

o Dans le hall central de chaque niveau : d’ouvrir l’accès, masqué, au couloir entre les murs.

o Dans le couloir entre les murs : d’ouvrir l’un des accès pour en sortir.

o Dans le repaire secret :

· D’ouvrir l’accès, dérobé, au couloir entre les murs.

· D’ouvrir l’accès à l’antichambre.

o Dans l’antichambre :

· D’ouvrir l’accès au couloir entre les murs, situé dans l’antichambre.

· D’ouvrir l’accès à la cache.

· D’autoriser ou interdire l’ouverture des accès de l’intérieur des lieux dissimulés.

· D’autoriser ou interdire l’ouverture des accès au couloir entre les murs sis à l’extérieur de l’antichambre.

o Sur la porte de chaque chambre : d’obturer les dispositifs de surveillance de celle-ci quand le despote y entrait, et de les dégager lorsqu'il ressortait.

Périrent aussi : un maître d’œuvre retrouvé raide mort assis sur une chaise, son bonnet sur la tête et sa canne à la main⁽⁴⁾, deux espilleurs⁽⁵⁾ victimes de la rixe qui les opposa, et quatre hirondelles blanches⁽⁶⁾ tombées de leurs échelles.

***

Les relations entre Eadwulf et Cobhfhlaith oscillaient entre la froide politesse et la courtoisie. Avec le temps, le clan Ó Dochartaigh, sans être partisan de celui qui les vainquit, ne voyait pas d’un trop mauvais œil que celle qui aurait dû mettre au monde l’héritier du trône de Shay puisse donner le jour au successeur du despote.

Cobhfhlaith avait sa propre chambre, dans laquelle son époux lui rendait visite aux périodes propices à la fécondation. Elle acceptait passivement les copulations charnelles avec celui-ci. Jamais elle ne lui permit de privautés, jamais elle ne consentit qu’il l’embrasse, elle ne tolérait qu’un acte purement mécanique destiné à la reproduction.

Comme nous le savons, bien que croyant, la piété d’Eadwulf était modérée, ce qui n’était pas le cas de son goût pour les femmes, leurs charmes et les plaisirs qu’elles procuraient. Aussi la troisième chambre devint rapidement celle de ses maîtresses successives.

Le temps passant, Cobhfhlaith ne lui donnait pas plus d’enfant qu’elle n’en avait donné au roi Crìsdean. Elle avait bien porté trois fruits, mais n’en avait mené aucun à terme. Þá beornas wiðinnan þá weallas ⁽⁷⁾, qui la surveillaient en permanence, assuraient au despote qu'elle ne prenait aucune potion l’empêchant de concevoir et n’était en rien responsable de la perte des trois fruits. Eadwulf n’éprouvait donc aucune rancœur envers Cobhfhlaith, il n’en voulait qu’au sort, ne pouvant s’en prendre à Alwealda en public.

Bien que n’ayant pas d’enfant légitime, le despote refusait d'engendrer de bâtard. C’est pourquoi, lorsqu’il venait s’ébattre avec sa favorite du moment, il lui demandait de boire une mixture, qu’il apportait lui-même. Les rares soirs où il ne lui rendait pas visite, c’était le mire personnel du despote qui lui amenait la médication. Lequel la préparait selon une recette qu’il tenait d’une sorcière, avec qui il débattait régulièrement de médecine ; ce qui lui eut valu la mort s’il n’avait été protégé par le despote, ce dernier veillant à ce que cette information ne parvienne jamais aux oreilles de Brictric.

Jamais un beorn wiðinnan þá weallas n’eut à lui rapporter que son amante avait régurgité le breuvage.

Sans juger ni l’homme ni le souverain, force est de reconnaître que le despote était un chef bon envers ceux qui le servaient fidèlement. Il était juste, il admettait les erreurs (échecs et défaites pour les officiers), sans que cela confine à l’incompétence. Auquel cas les uns étaient rendus à la vie civile et les autres relevés de leur fonction. Des plus hauts gradés aux plus humbles serviteurs, quand l’âge, une blessure ou toute autre raison les rendaient inaptes à servir, tous étaient largement dotés.

Cependant, nul n'ignorait que tout ce qu’Eadwulf pouvait interpréter comme une trahison était non seulement puni de mort, mais engendrait ce que le coupable redoutait le plus : torture pour les uns, confiscation des biens de la famille, voire extermination de celle-ci pour d’autres, etc.

Þá beornas wiðinnan þá weallas, section dont seuls les membres connaissaient l’existence, étaient sélectionnés par Eadwulf en personne, parmi les plus fiables de ses espions. Dès 819, tous étaient issus de l’unité chargée de surveiller les agents de renseignements. Tous avaient, sans le savoir, veillé sur un ancien de la section. Lorsqu’il faisait part à un homme de son affection à cette cellule, s’il décelait que ce dernier en avait préalablement connaissance, il était immédiatement considéré comme traître, ainsi que l’ancien qu’il avait observé.

¤¤¤

Notes :

1) Fðremæ ➢ terme d’adresse. Titre donné aux bisceopas – Vieil anglais.

2) À cette époque, le mot chambre correspondait à l’ensemble de pièces décrites au paragraphe suivant, séparées les unes des autres par des tentures.

3) Oratoire : petite pièce dédiée aux prières.
Privé, cabinet ou retrait, aussi nommé "arrière garde-robe" : pièce dans laquelle se trouve la chaise percée.

4) Attributs de son statut avec le compas et l’équerre.

5) Tailleurs de pierre.

6) Surnom dû à la blouse blanche que portaient – ainsi qu’une hotte et une calotte rembourrée – les francs (appellation médiévale des maçons, lesquels travaillaient la franche pierre).

7) Þá beornas wiðinnan þá weallas ➢ les hommes entre les murs – Vieil anglais .

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