Histoires d’Angles - 7 - Le temps fit ce qu’il fait le mieux : il passa
Comment décrire séo wæscestre que Sigebryh avait sélectionnée ?
C’était une force de la nature. Elle était à l’espèce humaine ce que la jument brabançonne – de la lignée “Gros de la Dendre” – est à l’espèce équine. Grande, lourde, trapue, dotée d’une forte ossature, d’une puissante musculature, d’une croupe et d’une poitrine plus que généreuses, et d’un visage à l’avenant.
Voici ce qu’il en était de son aspect, mais qu’en était-il d’elle ?
Elle se nommait Breguswíþ, ceux qui la connaissaient disaient qu’elle était : bien brave, gentille, innocente, simple, naïve, voire simplette, niaise ou nigaude.
Après une nuit de ripaille et de libations, Eadwulf regagna le second niveau. À peine fut-il entré chez Sexburga que Breguswíþ se rua à ses pieds et lui baisa les mains.
« Merci Cy… Cynes… Cynescipe, articula-t-elle en jetant un œil sur Æthelflæd. Mille mercis, jamais j’vous remercierai assez d’avoir r’trouvé mon p’tit ! J’sais pus où j’l’avais perdu, des fois j’oublie. Y en a qui disent qu’y a que du vent dans ma tête, mais j’sais bein qu’j’oublierai pas qu’est vous qui m’l’avez r’trouvé ! »
Dans son lit, Sexburga se retint d’éclater de rire. Æthelflæd haussa les épaules d’un air consterné en désignant Rædwald qui dormait dans son berceau.
Mín Alwealda ! Comment est-ce possible ?... Peut-il réellement intervenir ainsi dans la vie des gens ? s’interrogea le despote en l’invitant à se relever.
« Ne me remercie pas, allaite mon fils comme s’il était le tien. Te souviens-tu comment il s’appelle ?
— Bein, c’est mon p’tit !
— Mais il a un nom, il s’appelle Rædwald !
— Ah ! J’l’avais oublié.
— Et son père, qui est-ce ?
— Bein, j’ch’ais po comment qu’on’en a un.
— De père ou d’enfant ? s’enquit Eadwulf dérouté par cette réponse.
— Bein, le p’tit je chais bein comment j’l’a pondu, un ’pa, j’ch’ais po.
— C’est une wæscestre, elle vit dans les cantonnements militaires. Nul besoin de la violenter, je pense que quand l’un de nos valeureux soldats lui demande de lui accorder ses faveurs, elle ne refuse pas plus qu’elle ne comprend qu’ils abusent de sa candeur, fit remarquer Æthelflæd.
— Je vois, ne t’inquiète pas, nous veillerons sur vous deux », dit le despote à Breguswíþ.
De quoi pourrait-elle bien s’inquiéter ? se dit-il.
Il promit à Sexburga de revenir le soir, l’embrassa ainsi que Niall qui était dans le lit de celle-ci, puis Rædwald dont le couffin se trouvait auprès de la garde-robe dans laquelle il vit une paillasse sur le sol. Étonné, il se tourna vers les sœurs.
« La couchette est trop petite pour elle », l’informa la cadette.
Avant de se rendre dans sa chambre, Eadwulf inspecta celle de Cobhfhlaith. Elle reposait sur sa couette, un drap blanc la recouvrait, ne laissant voir que son visage apaisé. Des feuilles d’armoise brûlaient dans quatre chaudrons répartis dans la pièce. Il ne subsistait aucune trace des tragédies qui s’y étaient déroulées.
En ressortant, il se surprit à réactiver les dispositifs d’observation. Chez Sexburga, oui, mais ici ? Bah ! Ne contrarie pas tes automatismes.
À son réveil, après quatre heures de sommeil, Eadwulf retourna dans le logement de Sexburga, il l’embrassa et avant de repartir déclara :
« Æthelflæd, avec Breguswíþ et son fils, vous allez vous installer avec Niall dans la chambre de sa mère ! Désolé Sexburga, ils reviendront avec toi le plus tôt possible. »
Dans l’après-midi, Eadwulf, Donnán Mór Ó Dochartaigh et ses deux fils vinrent chercher le corps de Cobhfhlaith afin de l’exposer sur le catafalque qui avait été dressé dans la salle de réception. Après qu’ils se furent recueillis autour de la défunte, le despote leur présenta Æthelflæd qui suppléait sa sœur la tutrice de Niall, malheureusement enrhumée, ainsi que la nourrice et son enfant.
Niall passa de bras en bras. Chacun décelait en lui des traits Ó Dochartaigh, mais tous conclurent qu’il ressemblait à son géniteur, qui se garda de participer à ce débat.
Après s’être penché, par politesse, sur le berceau dans lequel Rædwald emmailloté⁽¹⁾ dormait, bouche fermée, le fils aîné de Donnán examina Breguswíþ et s’exclama :
« Femme, il tient de toi, il sera grand et fort comme toi ! »
Celle-ci sourit benoîtement. Eadwulf s’éclaircit la voix et invita les Ó Dochartaigh à placer le corps de Cobhfhlaith sur la bǽr⁽²⁾ qu’ils avaient amenée. Ils descendirent la défunte, la placèrent sur le catafalque où elle fut exposée trois jours, avant qu’elle ne soit ramenée dans son clan par son père et ses frères.
***
Brictric arriva le surlendemain, accompagné de trois de ses séides. Une violente dispute l’opposa à Eadwulf.
« Le fils d’une indigène ne peut être ton successeur despote, de plus il porte un nom celte : Niall. Il ne peut gouverner les croyants ! allégua le prêcheur des chevaliers de la foi.
— Qui es-tu pour prétendre décider qui me succédera ? rétorqua Eadwulf.
— Je suis la voix d’Alwealda, il ne veut pas d’un sang mêlé à la tête du royaume, regarde : cet enfant est un Celte, ça se voit comme les yeux au milieu de la figure. Ta femme a eu le bon goût de mourir, marie-toi avec l’une des nôtres. Puisque tu pèches avec Sexburga, épouse-la et fais-lui et un bébé qui sera un digne successeur ! »
Sombre crétin, imbécile. Un Celte, ça crève les yeux ? Aveugle ! Si tu savais tout ce qu’a fait celui dont tu te prétends la voix pour que cet enfant me succède. Si tu n’étais pas si bête, ce serait drôle, pensait le despote.
« Le bisceop est la voix d’Alwealda, et il a fêté la naissance de mon héritier sans réserve. Veux-tu, en déshéritant Niall, que les Ó Dochartaigh se joignent aux Ó Durcáin ? En deux ans, tu n’as pas réussi à mettre un pied dans les Céimeanna an thiar, alors que Ros et ses hommes se promènent derrière tes lignes comme si elles n’existaient pas ! Adonc, retourne les contenir si tu ne parviens pas à les vaincre. Toi qui n’arrives toujours pas à venir à bout d’un clan, évite de faire quoi que ce soit qui en incite d’autres à se rebeller ; et laisse-moi décider de qui me succédera ! Pars immédiatement ! Qu’on lui donne du foin pour les bêtes, de l’eau pour lui ses hommes et ses chevaux, ni vin ni pain ! »
Eadwulf et Brictric ne se revirent jamais avant la mort de ce dernier en 835.
***
Trois jours après cette algarade, Alfƿold était de retour au château, mission accomplie. Il avait déniché à six lieues au sud d’Erestia une grande villa shanyloise de huit pièces, avec des dépendances pour le personnel, le tout implanté sur un terrain de six arpents⁽³⁾ – jouxtant la mer – arborés d’abricotiers, cerisiers, pommiers, mûriers et noisetiers. La propriété close par un mur sur trois côtés – le quatrième est la crête de la falaise donnant sur la mer, qu’il conviendra d’équiper d’un garde-corps lorsque les enfants marcheront. Bien que située dans une forêt généreuse (chênes, pins, ifs et cèdres), elle est entourée de pâturages sur une profondeur de vingt-cinq toises, elle répondait à tous les critères demandés et l’eorl qui l’occupait s’était empressé de la céder au despote, lui laissant le personnel qu’il voudrait bien garder.
Les enfants étaient âgés de neuf nuits lorsque leur père prit la tête du convoi qui les emmenait à leur nouvelle demeure, ainsi que Sexburga, Æthelflæd, Breguswíþ, un mire, quelques serviteurs de confiance des deux sexes et dix gardes dont deux agents de renseignements.
***
Niall et Rædwald grandirent côte à côte, ils étaient aussi proches que peuvent l’être des demi-frères, jumeaux astraux. Breguswíþ les allaita jusqu’à leurs deux ans. Elle chantonnait en donnant le sein à son fils, afin d’éviter que ses dents du haut ne lui blessent le téton. Elle le faisait également lorsque c’était Niall qu’elle nourrissait, le père de celui-ci avait dit : « Ne fais aucune différence entre eux, traite-les comme s’ils étaient frères. »
Lorsqu’ils commencèrent à marcher à quatre pattes, les jambes torves de Rædwald ne le gênaient guère alors que ses longs bras lui conféraient un avantage important. Quand Niall réussit à progresser debout, Rædwald se déplaça à la façon des grands singes, ce qui lui permit de courir plus tôt et plus vite que son cadet. Mais son désir de ressembler à son alter ego le poussait à adopter la position verticale aussi souvent que possible, et faire ainsi autant de pas que Niall.
***
Eadwulf se rendait à la résidence au moins une fois par décade, pour passer quatre ou cinq heures avec ses enfants et la nuit avec Sexburga. Tout petit déjà, Rædwald adorait son père. Lequel lui consacrait plus de temps qu’à Niall, car celui-ci était dorloté par sa mère. Ce n’est pas que Breguswíþ ne prodiguait pas d’affection à son fils, mais elle s’effaçait lors des visites du despote, n’étant présente que pour les tétés.
***
Bien qu’Eadwulf lui eut fait part de sa volonté de l’épouser pour les deux ans des enfants – en précisant qu’officiellement Niall demeurerait le fils de feu Cobhfhlaith et resterait son successeur –, connaissant l’ardeur de son amant, Sexburga redoutait que son absence ne le jette dans le lit de gourgandines de la capitale ou pire dans celui d’une seule. Aussi, elle décida que dès qu’elle pourrait chevaucher, elle se rendrait au palais afin d’y passer la nuit avec le despote, le plus souvent possible.
Résolution qu’elle mit à exécution, pour la première fois, le lendemain de la nouvelle lune d’anagantio⁽⁴⁾. Ce n’était pas qu’elle craignait qu’il oublie sa proposition de mariage, être sa femme lui importait peu, elle ne voulait pas être une Cobhfhlaith bis, elle désirait ses baisers, ses caresses, son amour. Au début, elle le rejoignait deux à trois fois par décade, puis avec le temps la fréquence de ses visites augmenta.
Après Litha⁽⁵⁾, si trois heures avant le coucher du soleil le despote n’était pas arrivé à la villa, elle enfourchait sa monture et prenait la route pour le château d’Erestia, pour n’en revenir que le lendemain.
Il en fut ainsi jusqu’au lendemain de Bealltainn⁽⁶⁾ 834. Peu avant l’heure du déjeuner de ce funeste 15 cutios, Æthelflæd, inquiète que sa sœur ne soit pas de retour, exigea que deux gardes se portent à sa rencontre, leur précisant que s’ils ne la ralliaient qu’au château, ils devaient lui demander quand elle comptait rentrer à la villa, et revenir promptement l’en informer.
Ils partirent au galop. Moins d’une heure plus tard, Æthelflæd entendit des sabots frapper le sol de l’allée. En prêtant l’oreille, elle identifia trois chevaux au trot. Elle sortit dans la cour, bien décidée à sermonner son aînée. Là, elle vit que la monture entre celles des soldats était dépourvue de cavalier, puis distingua une forme reposant en travers de sa selle. Son cœur se serra, elle se précipita à l’encontre des arrivants, reconnut Sexburga, accéléra, se jeta sur le corps sans vie et s’écroula en l’entraînant dans sa chute.
Eadwulf fit diligenter une enquête. Ni Brictric ni aucun de ses féaux n’avait quitté le front des Céimeanna an thiar. D'ailleurs, ayant souhaité le mariage du despote avec Sexburga, il n’avait pas de raison de souhaiter la mort de celle-ci. Les Ó Durcáin n’avaient jamais fait d’incursion dans les environs de la côte est, de plus ils ne tuaient ni femme ni enfant, ils ne s’attaquaient qu’aux chevaliers de la foi et aux prêcheurs. Les Ó Dochartaigh avaient accepté qu’après un deuil de deux ans le despote prenne une nouvelle épouse, en outre ils ignoraient avec qui il comptait convoler. Tous les membres du service de renseignements furent mobilisés. De leurs rapports, il ressortit qu’aucune des personnes susceptibles d’en vouloir à Sexburga ou de la jalouser n’avait été en mesure de provoquer l’accident qui lui avait coûté la vie.
¤¤¤
Notes :
1) Au moyen âge, on emmaillote étroitement le bébé avec des bandes de lin ou de chanvre (cela dépend de la richesse de la famille), pour le faire grandir droit. Il ne pouvait mouvoir ni bras ni jambes de peur que ceux-ci ne se déformassent. Ce qui dans le cas présent dissimule les difformités de Rædwald.
2) bǽr ➢ bière, civière.
3) L’arpent : (du gaulois arepenn, “portée de flèche”). 42,21 ares, soit 4 221 m²
6 arpents = 25 326 m² (deux hectares et demi)
4) 72 nuits après l’accouchement.
5) Litha ➢ Fête du solstice d’été (lors de celle-ci – en 833 –, les enfants étaient âgés de six mhí et sept nuits).
6) Bealltainn Fête intermédiaire entre Ostara (Équinoxe de printemps) et Litha (Solstice d’été). Elle marque l’entrée dans la saison claire (sortie de la saison sombre). En cette année 834, trois nuits après Bealltainn les enfants auraient un an (de 13 mhí) et 4 mhí.
Annotations