Par-ci, par-là, les uns, les autres – 5 – Et même ailleurs
Lorsque cela se produisit, à quelques heures de la première nuit d’aedrini, je dormais. Hé oui, cela m’arrive, comme à tout le monde. J’avais confié la veille à Chandra, mais il s’était assoupi. Sans doute attendais-je trop de lui. Bien sûr, pour remplir la fonction justifiant sa présence en mon monde, il était tout à fait compétent – je dirais même parfait. Mais, pour veiller et me prévenir s’il décelait les prémices d’un fâcheux évènement, tel qu’un carnage, c’était beaucoup lui demander. Probablement aurait-il fallu qu’une femme fût à bord pour le tenir éveillé.
Je vais donc te relater les péripéties comme je les ai lues dans la mémoire de Mhic-Labhruinn lors de notre huitième jour de mer.
Celui-ci, plongé dans ses pensées, faisait les cent pas sur la dunette que le second et le bosco avaient prudemment désertée. La situation le préoccupait au plus haut point. Il sentait venir la catastrophe. Mais, il ignorait quelle forme elle prendrait. Les loups de son passager allaient-ils se jeter sur les membres de l’équipage ou certains de ceux-ci allaient-ils tuer la jument, voire se mutiner ? Tiraillé entre son respect de la parole donnée à la Bandrui Maebd et son devoir envers ses matelots. Il cherchait inlassablement une issue à ce dilemme, lorsque le préposé à l’étrave s’écria :
« Capitaine, la chaloupe ! »
Paradoxalement, l’interpellation soulagea Mhic-Labhruinn : il se passait enfin quelque chose et le ton était empreint de stupéfaction ; non de terreur ou de consternation annonciatrice de l’un des désastres qu’il redoutait. Instantanément, son regard se dirigea vers l’embarcation. Ahuri, il n’en vit que la moitié arrière : le reste avait disparu comme dans un banc de brume aussi épais qu’une purée de pois. À un détail près, le ciel était limpide, pas le moindre petit nuage et encore moins de brouillard. Les pelles des avirons plongèrent dans l’eau, les mains poussèrent sur les manches, et le cul du canot pénétra à son tour dans l’invisible.
Oui, bien sûr, tu as parfaitement compris ce qu’il s’est passé. Mais, sans vouloir de contrarier, tu n’as pas eu un éclair de génie. C’est quand même la troisième itération de ce phénomène depuis le début de ce récit. Laisse-moi finir de te conter comment l’ont perçu ceux pour qui c’était inédit.
Le cerveau du vieux loup de mer ne mit qu’une poignée de secondes pour trouver une explication apte à le rasséréner ainsi que l’équipage :
« Un mirage ! Il y a un mirage devant nous, la chaloupe l’a traversé, d’ailleurs, vous voyez bien que l’aussière reste tendue ! » lança-t-il à ses hommes.
À peine avait-il énoncé ces mots que ledit cordage commença à se balancer, légèrement, de tribord à bâbord ; puis se relâcha et finit par s’abîmer dans l’océan. Le Selkie fowk courut sur son erre avant de s’arrêter alors que sa proue ainsi que le matelot y étant posté venaient de disparaître. Mhic-Labhruinn se précipita à l’étrave du navire, stoppant devant… comment dire ? L’absence d’une partie du vaisseau. Après quelques instants de réflexion, il se résolut à tâter du pied là où aurait dû se trouver le pont. Il avança donc le droit, il s’évanouit, il le recula aussitôt pour le reposer à côté du gauche. Les yeux écarquillés, soulagé, il constata qu’il était entier. Lorsqu’il releva la tête, il eut sous les yeux : la proue, le préposé à l’étrave hébété, la chaloupe ballottée par les flots, les huit nageurs qui souquaient ferme et à quelques encablures, droit devant, la terre. À droite, à gauche, à perte de vue, un continent. Il comprit qu’il avait traversé le “mirage”.
« Terre ! » « Terre ! droit devant ! » Les cris retentissants, depuis la hune, l’amenèrent à se retourner, juste à temps pour voir le château arrière du Selkie fowk émerger de nulle part. C’est alors qu’il réalisa que le brick-goélette roulait sous ses pieds et qu’un vent de travers lui fouettait la joue droite.
« Hissez la brigantine, le flèche en cul et le phare carré ⁽¹⁾ ! ordonna-t-il. Avant d’ajouter : Timonier, le cap ?
— Plein nord, capitaine !
— Cap au 270 ! puis se tournant vers la proue : laissez courir ! Avirons en dedans ! »
Le roulis et les cris m’avaient réveillé. Aussitôt, j’allais visiter le cerveau de Chandra pour m’informer de ce qui se passait. Je me retrouvais dans un monde fantasmagorique, partout autour de lui se trouvaient des femmes plus ravissantes les unes que les autres. Vingt-six formaient une sphère dont il était le centre – d’autres, gravides, gravitaient au loin –, toutes tentaient de le séduire. Les unes entonnaient des chants envoûtants, d’autres déclamaient des poèmes enchanteurs ou exécutaient des danses lascives ; certaines laissaient audacieusement leurs doigts courir sur leur corps, plusieurs le frôlèrent, lui susurrant des mots tendres, voire coquins. Mais il ne brillait que pour de la vingt-septième. La beauté noire à l’intimité incandescente chatoyait dans sa lumière. Il n’avait d’yeux que pour admirer sa splendeur ; d’oreilles que pour écouter sa voix mélodieuse ; de peau que pour en caresser la sienne ; de nez que pour s’enivrer de sa fragrance ; de goût que pour se délecter de son essence et de désir que pour elle. Elle se donnait à lui. D’elle jaillissaient des étincelles qui rougeoyaient dans le ciel nocturne.
Je chassais la fascination, il y avait urgence.
Rêvait-il, se souvenait-il, ou vacant, laissait-il place à l’astre divin ? Toujours est-il qu’il dormait et que j’avais un impérieux besoin de lui : en effet, pour tous à bord, à commencer par le capitaine, Chandra était mon maître et moi la bestiole qui traînait dans ses pattes. Non, je ne trouve pas ça humiliant, ce ne sont que des humains. T’intéresses-tu à ce que les fourmis pensent de toi ?
Alors tant pis pour Chandra, la nécessité faisant loi… Pour honnête, ce fut avec un malin plaisir que j’interrompis ses divines amours par un “RÉVEILLE-TOI !” hurlé dans cet univers onirique. Après tout, il s’était endormi pendant son tour de veille. “Il se passe quelque chose, montons vite sur le pont.”
***
Nous arrivâmes sur celui-ci alors que Mhic-Labhruinn criait aux rameurs :
« Laissez courir ! Avirons en dedans ! »
Avant que le capitaine n’ajoute quoi que ce soit, le bosco avait affecté cinq hommes au cabestan pour virer l’aussière.
Une fois le vaisseau vent debout, le roulis fut remplacé par un léger tangage, moins gênant pour l’accostage.
Lorsque la chaloupe fut en abord, sous le bossoir, on amena les élingues, les nageurs les fixèrent à l’embarcation par les manilles. Puis, utilisant les tire-vieilles ⁽²⁾, ils pénétrèrent par un sabord. Sur le pont, des matelots poussant sur les anspects relevèrent le canot.
Les ordres fusaient, les gabiers s’activaient dans le gréement. Nous attendîmes patiemment que Mhic-Labhruinn s’adresse à nous. Non, je ne suis pas allé fouiller dans sa tête, il n’y avait pas eu de catastrophe – croyais-je. Bien au contraire, le vent était de retour et la terre était en vue.
Dès que le calme revint à bord, le capitaine nous relata ce qui s’était passé. Lorsqu’il conta la disparition de la chaloupe derrière un mirage et ce qui se produisit ensuite, Chandra déclara :
« Je sais… »
Je l’arrêtais aussitôt, il était inutile, voire préjudiciable d’évoquer sa connaissance des transferts intermondes. Même si je soupçonnais que cela soit le cas. Par conséquent, tandis que j’ignorais où nous avions bien pu amerrir, je pris les commandes et lui fis terminer sa phrase par :
« … pas comment vous avez fait pour garder votre sang-froid ! »
Oui, bien sûr, l’omission de la première partie du morphème disjoint de négation surprend de la part de Chandra dont la langue est particulièrement châtiée, mais Mhic-Labhruinn ne prêtait guère attention à ce que Chandra lui disait, car la vigie s’époumonait depuis la hune.
« Pas d’embouchure en vue à l’ouest, jusqu’à l’horizon, mais deux passes mènent dans une lagune. Impossible de voir si elle est assez profonde pour le Selkie fowk. À l’est, je ne vois rien derrière le cap qui se trouve à moins de cinq milles ⁽³⁾.
— Timonier, cap sur ce cap ! ordonna le capitaine. Mais où sommes-nous ? Cette côte ne me dit rien ! Excusez-moi Chandra, mais je dois faire le point. »
Sur ces mots, il se rendit dans sa cabine, s’empara d’un appareil proche de celui que dans ton monde on nomme astrolabe, prit des mesures et fit des calculs.
Pendant ce temps, ceux qui s’étaient tenus sur le premier banc de nage de l'embarcation narraient leur aventure : comment, après avoir, semblait-il, à tous deux, battu des cils, ils avaient vu la terre, là, à moins d’un mille. Ils avaient cessé de ramer, avaient regardé derrière eux, avaient découvert ceux du deuxième banc, bouches ouvertes, et la moitié seulement de ceux du troisième. Non, pas un des deux, l’avant de chacun d’eux, comme s’ils avaient été tranchés de haut en bas, comme la chaloupe qui ne prenait pourtant pas l’eau. Terrorisés, ils les avaient vus s’extraire de nulle part, puis ce sont ceux du quatrième qui apparurent.
Ces derniers ajoutèrent comment, se relevant en tirant sur les manches pour projeter les avirons en avant, ils s’étaient figés, pelles en l’air, devant l’air surpris de leurs camarades qui tous scrutaient derrière eux. Ils les imitèrent.
Dépourvu de propulsion, le canot ne tarda pas à s’immobiliser, si l’on peut dire, alors qu’il roulait et tanguait, agité par les flots, dans lesquels l’aussière finit par sombrer. Lorsque la proue du Selkie fowk était apparue sans être suivie de la totalité du navire, l’idée, pas aussi saugrenue qu’elle peut sembler l’être, de l’extraire d’où il était leur vint à l’esprit. Ils se remirent donc à souquer. Et voilà !
Chacun avait repris son poste lorsque Mhic-Labhruinn revint, l’air affligé.
« Chandra, je suis désolé, mais j’ai perdu tout espoir de vous débarquer aux environs d’Erestia avant le mariage du despote. Nous nous trouvons à cinquante degrés à l’est d’Alexandia et à plus de douze au sud de la pointe sud de Shay. De plus, je ne comprends pas comment nous sommes arrivés là. Mais, le continent devant nous est probablement le gebærdstán gehealdendgeorn, celui d’où sont venus ces maudits Angles. Nos priorités sont l’eau potable et la nourriture. Nous allons donc, même si cela nous éloigne de chez nous, continuer vers l’est et tenter notre chance au nord du cap. »
Moins d’une heure plus tard, nous approchions d’un port situé dans l’estuaire d’un fleuve. Le capitaine avait fait hisser le pavillon shannonnais.
Une dizaine de navires marchands étaient amarrés à quai. De types variés, leurs équipages échangeaient en différents idiomes, mais aucun ne ressemblait à l’angle. Chandra prêtait l’oreille, un large sourire illumina son visage et il dit :
« Sur l'appontement, on parle tamoul, et sur deux vaisseaux aussi !
— C’est quoi le tamoul ? demanda Mhic-Labhruinn.
— C’est la langue de Vasikari !
— Qui est Vasikari ?
— C’est la femme que j’aime, celle pour qui je m’inquiète.
— Alors, vous savez où nous sommes ?
— Oui !
— Et où sommes-nous ?
— Au Cōḻa nāṭu ⁽⁴⁾ !
— Mais c’est où ça ? gronda le capitaine en faisant de grands gestes.
— Dans mon monde ! »
¤¤¤
Notes :
1) Sur un brick-goélette :
Brigantine ➢ Grand voile aurique du grand-mât (arrière).
Flèche en cul ➢ Hunier aurique du grand-mât (arrière).
Phare carré ➢ empilement de trois à cinq étages de voiles carrées, sur le mât de misaine (avant).
2) Tire-vieille ➢ filin, corde à l’extérieur d’un bâtiment et dont on se sert pour monter à bord. À ton époque : tire- veille https://www.cnrtl.fr/definition/Tire-veille
3) Mille nautique ➢ 1852 mètres
4) Cōḻa nāṭu ➢ சோழ நாடு ➢ Chola nadu ➢ Pays Chola : situé dans l'actuel Tamil Nadu, il était à l’empire du même nom ce que Rome était au sien. https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1f/Map_of_Chera_Country.jpg
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