Le vieil homme et l'arbre.
C’était une fraîche journée d’automne comme tant d’autres. La bise faisait virevolter les feuilles dehors, avant de venir siffler par le joint usé de la fenêtre du salon, coupant le silence qui régnait dans la pièce. Le feu dansait dans la cheminée, crépitant faiblement, ses braises rougeoyantes diffusant une lueur pourpre sur les murs plongés dans la morosité par ce temps grisâtre.
Le vieil homme tendit lentement ses mains vers l'âtre, avec la difficulté que lui imposaient ses vieux os grinçants sous l'arthrose. La chaleur des flammes lui réchauffa un peu son coeur endolori.
La solitude lui pesait horriblement depuis que sa chère épouse l’avait quitté deux ans plus tôt. Et leurs enfants n’étaient plus venus le voir depuis qu’il s’était entêté à rester dans sa vieille maison, avec son caractère borné qu’on lui connaissait bien.
Mais il lui était impossible de quitter sa chère demeure, trop de souvenirs y étaient imprégnés. Il y avait vécu pratiquement toute sa vie, puisqu’elle appartenait à ses parents avant lui, et qu’il y avait donc passé ses tendres années, avant de revenir l’occuper avec sa femme et ses deux enfants une fois que ses parents eurent rendul'âme.
Il regarda tendrement le portrait de sa chère épouse posé au-dessus de la cheminée. Elle avait une cinquantaine d’années lors du cliché, ses boucles commençaient à tirer sur le clair, et de petites rides apparaissaient au coin des yeux et des pommettes de ce visage rieur. Elle était ravissante, et avait respiré la joie de vivre jusqu’à son dernier souffle.
Il allait bientôt la rejoindre, il pouvait le sentir... Mais pourrait-il encore admirer ses petits yeux polissons, glisser ses doigts dans ses boucles folles, et passer des heures à la contempler à la lueur des flammes de la cheminée, s’affairant patiemment avec ses aiguilles à tricoter ? Malgré toutes ces pieuses années, quand la fin se fait sentir les certitudes deviennent de plus en plus incertaines…
Il jeta un regard par la fenêtre, ternie par les années. Au fond du jardin se tenait ce bon vieil arbre, dressant ses longues branches tortueuses paraissant vouloir agripper le ciel. Il semblait tout aussi fatigué que lui, le temps lui ayant rajouté de nombreuses rides et bien affaissé sa cime. De plus, l’automne le dégarnissait de ses feuilles, tout comme les cheveux avaient quitté le crâne du vieillard.
Il se souvint des tous les bons moments passés autour de cet ancêtre de bois, des éclats de rires qui devaient encore résonner au creux de son écorce. Il se revit bambin, jouant avec ses copains autour de l’arbre, se faire une cabane entre ses branches noueuses. Puis adolescent, gravant ses premières amours dans l’écorce, avant d’emmener ses premières conquêtes sous sa cime, et faire ses premiers baisers timides assis dans l’herbe entre ses racines. Ils eurent également leurs moments solitaires, où le garçon venait se reposer à l'ombre de son dense feuillage, puis esquissa progressivement quelques croquis, de créatures que le vieil arbre venait lui inspirer. Korrigans, farfadets et autres chimères féeriques dansèrent bientôt autour du vieux tronc au rythme des coups de crayon. Puis ils s’étaient séparés, le jeune homme partant faire ses études, vivre sa vie ailleurs. Il revenait cependant de temps en temps voir ses parents, et puiser un peu d'inspiration pour sa vie d’artiste dans l’énergie du vieux tronc.
Lorsque ses parents quittèrent ce monde, il revint s’installer avec sa compagne dans la maison de son enfance, et y construire sa propre famille.
Et voilà, après toutes ces années, il se retrouvait seul, son vieil ami de bois comme unique compagnon. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était pas allé se nicher au creux de ses racines pour crayonner, ou simplement rêvasser. Le vent fit frémir les feuilles du vieil arbre, en décrochant quelques-unes au passage, qui planèrent ensuite délicatement vers le sol, pour venir tapisser l’herbe de rouge et ocre. Le vieil homme attrapa sa canne qui reposait contre son fauteuil dont le cuir se craquelait sous le poids des années. Il se releva difficilement, appuyant de tout son poids sur la canne qui lui sembla craquer sous la charge, mais la douleur dans son dos lui fit bien comprendre que c’était ses articulations qui grognaient sous l’effort. Une fois debout, il attrapa le calepin et le crayon qui était posé sur la table du salon, claudiqua jusque dans le vestibule où il glissa son attirail dans une sacoche qui était accroché au porte-manteau devant l’entrée, puis l’enfila, ainsi qu’une écharpe qui pendait à côté. Il sortit ainsi, sans prendre la peine de quitter ses chaussons. L’air frais lui caressa le visage ; il était doux, nullement agressif, et revigora un peu le vieil homme qui entama, d’un pas fatigué mais plein de volonté, sa marche vers son vieil ami. L’herbe était légèrement humide et lui chatouillaient le bord des pieds et le bas des chevilles malgré ses chaussons.
Après une marche de quelques minutes, qui fut pour lui tout un périple, il put souffler en s'appuyant contre l'écorce de son vieil ami. Son contact était humide et froid, et le vieil homme frémit, non pas à cause de la fraîcheur, mais pour tous les souvenirs qui remontèrent en lui. Il s'assit au creux des racines, posa son calepin sur ses genoux, et commença à griffonner, la main un peu tremblante mais les années d'expérience rendait néanmoins son trait fluide. Le visage de sa femme lui vint à l'esprit, sous les traits d'une jolie nymphe, un air espiègle dans le regard, adossée contre un vieil arbre. Le fusain dansait sur le papier, découpant rapidement la silhouette, plaçant ses yeux rieurs, sa petite bouche fine...
Et soudain, il entendit un petit rire.
Il leva le nez de sa feuille et scruta autour de lui, mais il ne vit rien d'autre que les feuilles qui virevoltaient au vent. Après un bref instant, les rires reprirent à nouveau. Mais ils venaient de l'arbre, il était prêt à le jurer. Il posa alors son oreille contre le vieux tronc cornu, et cette fois le rire résonna à son oreille, avant que deux petites mains le saisissent par sa veste et l'entraîne à l'intérieur de l'écorce. Il trébucha en passant, tombant sur ses genoux. Il attendit la douleur se propager dans ses vieux os, mais elle ne vint pas. Il posa alors ses mains au sol afin de se relever, et put voir qu'elles ne portaient plus de rides. Elles étaient jeunes, vigoureuses, comme à ses vingt ans. Il se releva d'un bond, et porta les mains à son visage. La peau était ferme, ses pommettes hautes, le menton bien dessiné. Et là, il la vit : la petite nymphette qu'il venait de dessiner se trouvait juste devant lui. Sa femme lui souriait avec son petit air espiègle. Il courut vers elle, l'enlaça, puis l'embrassa passionnément.
- Tu en as mis du temps, vieux fou, lui glissa-t-elle tendrement avant de lui rendre fougueusement son baiser.
On retrouva le vieil homme une semaine après, ses enfants s'étant tout de même inquiétés de son silence. Il était là, entre les racines, un sourire radieux sur les lèvres, devant le dessin d'une nymphe rieuse. Il semblait seulement endormi, son vieux corps toujours en état, comme figé dans le temps, ne faisant plus qu'un avec ce vieil arbre qu'il aimait tant...
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