Rencontre
C’est seulement quand j’entendis un bruit de pas frapper les marches que je sortis de mon songe masochiste. Je cherchais où je pouvais me cacher pour ne pas être surpris dans un état si misérable. Si l’on me demandait, comment allais-je bien pouvoir justifier la raison pour laquelle je restais à attendre ici ?
Il y eut comme une vague chaleureuse qui naquit en moi et dissipa toutes mes craintes quand je vis Laurianne descendre depuis un étage, auréolée de lumière. Elle tenait sous son bras sa pochette à dessin et se dirigeait vers le couloir sombre où je me morfondais. Je ressentis un profond soulagement, alors même que je n’eus encore rien obtenu d’elle, pas le moindre signe d’intérêt. Au moins, je savais où elle était, et j’avais l’occasion tant attendue de l’aborder. J’eus une légère nausée à cette dernière constatation, car la peur ne m’avait jamais complètement quitté.
« Salut ! » lui dis-je, halluciné, ce qui lui parut étrange, tant elle n’avait pas connaissance de toutes mes péripéties internes.
« Salut ! ».
« Qu’est-ce que tu fais encore là ? »
« Je suis revenu chercher ma pochette, je l’avais oublié. » Avoua-t-elle gênée en désignant la chemise cartonnée verte à motif noir qu’elle tenait sous le bras.
Mon regard se bloqua sur le débardeur trop serré qui laissait deviner le contour ample et arrondi de sa poitrine.
« Dis-moi, j’aimerais que tu… Tes seins, tu me les montres. » Demandais-je maladroitement avec une main dans la poche, prêt à dégainer le paquet de cigarettes.
Elle resta sans voix un moment et chercha à comprendre.
« Tu veux voir mes dessins ? » Me questionna-t-elle en portant sa main droite sur sa chemise cartonnée, je ne savais pas si c’était là un geste de protection ou bien si elle s’apprêtait à l’ouvrir.
Je constatai très vite la méprise dans laquelle nous nous trouvions. D’une certaine façon, cela m’avait permis de montrer de l’intérêt pour son art, chose que je n’osais pas faire en temps normal. Dans d’autres circonstances, j’aurais adoré avoir cette discussion avec elle, j’étais un grand fan de son travail. Mais après tout ce que j’avais mis en œuvre, je devais aller au bout de ce pour quoi je l’avais interpellée.
« Je voulais dire tes seins. Je te donnerai des cigarettes pour ça, bien sûr. » J’espérerai ne pas être trop indélicat. J’aurais aimé qu’elle eût compris du premier coup.
Laurianne ne sut pas tout de suite quoi me répondre, alors j’anticipai en voyant dans ces yeux mes chances s’amenuiser à cause de mon approche trop brutale.
« On m’a dit de venir te voir, mais surtout, je ne veux pas te manquer de respect. »
« Qui t’a dit ça ? » Demanda-t-elle d’un ton sec.
J’eus un nom qui me vint en tête pour me sortir de cette mauvaise passe, comme un joker, mais c’était désagréable pour moi de l’évoquer devant elle.
« Renan. Il m’a fait promettre que ça resterait entre nous. »
« Je ne savais pas que vous étiez amis ? » Malgré sa question elle eut l’air soulagée grâce à mon mensonge. La situation lui parut tout de suite moins étrange qu’elle ne l’était réellement.
« Disons que l’on s’entend. » Répondis-je pour ne pas m’enfoncer trop loin et être découvert. Je n’avais de toute manière aucune envie de reconnaitre un type pareil comme un ami, même pour de faux.
Laurianne eut l’air attristée dans un premier temps.
« Alors ça lui plait toujours de me voir me rendre utile pour ses copains. » Elle sembla hésiter un moment, immobile sur la troisième marche. Elle me scruta de haut en silence, comme pour réfléchir au sort qu’elle me donnerait.
« Tu as quoi sur toi ? » Dit-elle finalement avec un léger rictus, comme si elle s’apprêtait à faire une bêtise.
« Un paquet de Marlboro. » Répondis-je en cachant mon excitation grandissante à la voir lentement céder.
Ses yeux riaient de manière inaudible et son sourire s’élargit davantage. J’étais vexé, j’étais pourtant sûr de ma proposition.
« Je ne pensais pas qu’un mec comme toi aurait les couilles de venir me le proposer. » Son regard de chat perché posé sur moi était plein de chaleur et, pour la première fois, je sentis une sorte de connexion entre nous.
« J’ai très envie d’une clope. » Annonça-t-elle finalement.
« Tiens ! » Dis-je en lui tendant le paquet que je récupérai de ma poche où je l’avais glissé dans l’attente de ce moment.
Elle pointa son museau vers le paquet et le pris délicatement.
« Je préfère les Camel, mais bon. Marlboro, ça fera l’affaire. » Elle regarda autour d’elle, que personne ne nous vit.
« Viens, on va se mettre dans un endroit discret. » Proposa-t-elle en m’invitant à la suivre.
Je bouillonnais d’excitation en marchant derrière sa silhouette qui me guidait. Nous traversâmes les couloirs baignant dans l’obscurité du lycée abandonné de tous ses occupants. Les salles de classe étaient complètement désertes, seul le dernier étage servait de pensionnat. Le personnel d’entretien était déjà passé par ici, car on sentait le produit de lavage bon marché, nous étions alors sûrs de ne pas être découverts. Les longues allées vides et sombres étaient glauques, je ressentis un frisson agréable depuis mon bas ventre, c’était le doux cocktail de l’angoisse que me donnait ce lieu et de l’excitation de ce que je vivais. Elle m’entraina finalement dans une pénombre opaque sous un escalier secondaire.
Quand nous nous arrêtâmes sous la structure métallique, elle se tourna et me regarda pour vérifier si j’étais prêt. C’était obscur, mais mes yeux s’habituèrent vite. Les siens étaient brillants dans l’ombre. Nous restâmes tous deux silencieux pour la prestation, comme un rituel sacré que les mots trahiraient. Elle agrippa le bas de son haut, puis le souleva. Je vis le tissu monté, dévoilant dans un premier temps son ventre pâle, puis son sous-vêtement apparut. Elle enleva son débardeur en entier et le posa sur la rambarde. Ses cheveux étaient ébouriffés par le passage de sa tête. La vision de Laurianne qui se déshabillait était déjà mille fois suffisante pour compenser mes efforts. Elle continua en se tortillant sur elle-même pour dégrafer son soutien-gorge, avec un grotesque mouvement où ses bras se plièrent étrangement dans son dos. Une fois détachée, les bretelles rabaissées, elle le laissa tomber devant elle. Je me retrouvai émerveillé face à cette femme à demi nue qui me fixait les cheveux défaits, de ses grands yeux de chat entouré d’eye-liner. Ses seins étaient, comme je les avais rêvés, de belles sphères pâles qui pointaient délicatement dans ma direction. La lumière qui parvenait faiblement à se glisser jusqu’à nous coulait sur sa peau, happée par le profond interstice que creusaient leurs courbes. Je ne savais où arrêter mon regard tant je voulus ne rater aucun des détails de la scène. Sa poitrine était fascinante, mais c’était toute la situation qui m’émouvait. La découvrir ici, sous l’escalier sordide et sombre d’un lycée vide, éclairé au néon aseptisé d’une sortie de secours.
L’idée que ce moment puisse finir me terrifia. Je n’étais pas encore comblé, il m’en fallait plus. Je contenais toute forme de réaction sur mon visage pour ne pas dévoiler mon peu d’expérience à voir des femmes nues. J’étais si excité que je ne pus m’empêcher de demander :
« Je peux toucher ? ».
Elle sourit à mon audace, peut-être par compassion à la tristesse de ma demande, et fit un léger signe oui de la tête. Mes mains étaient froides et sa peau était douce. Elle réchauffa ma paume comme si je l’approchais d’un volcan. Son cœur battait si fort sous sa poitrine rebondissante, mais je ne pouvais être sûr qu’il s’agissait du sien, ou bien du mien qui secouait chaque atome à travers nos deux corps. Je ne savais pas pourquoi, mais je sentis que je voulus l’embrasser. Mes mains la pelotaient avidement et mes lèvres s’approchaient doucement des siennes, poussées par la grâce du moment. Elle sursauta lorsque mon visage s’approcha d’elle et détourna la tête d’un coup sec. Elle recula et je perdis le contact de sa tendresse.
« Bon, ça ira comme ça. Oublie ce qu’il s’est passé et l’on n’en reparlera plus jamais. OK ? ».
Elle ramassa précipitamment ces vêtements et se rhabilla.
Je restai immobile et silencieux, voulant profiter de chaque seconde de sa présence. La voir se rhabiller était presque aussi doux à mes yeux que de la voir se déshabiller, signe d’une intimité partagée. J’étais plein de gratitude pour ce temps précieux qu’elle m’avait consacré, mais je n’étais pas « ok » avec le fait qu’il fallait oublier. Je savais pourtant n’avoir plus aucun droit sur elle, mon crédit était épuisé. Je redevenais le garçon timide qui appartenait à la même classe sans pour autant ne lui avoir jamais adressé la parole. Je n’étais plus rien à ses yeux, mais elle, elle était devenue la chose la plus importante qu’il me soit jamais arrivé. Je me sentis écrasé par la puissance de cette froide réalité. Comment pouvais-je, ne serait-ce qu’espérer revenir au temps normal, qui s’écoule lentement et où aucune femme ne me donne de cette chaude affection ? C’était impossible, inimaginable, ce serait bien trop dur. Pourtant c’était là ma réalité, celle que je ne pouvais plus changer, ni bien même acheter.
Laurianne finit de remettre son débardeur moulant, couvrant le corps qui m’avait si brièvement était offert. Son visage reprit un air serein, le même qu’elle affichait quotidiennement, celui d’une fille simple et un peu perdue. Tout cela n’avait eu aucun impact sur elle. Elle ouvrit le paquet de Marlboro en laissant tomber au sol le fin film protecteur, et sortit une cigarette qu’elle alluma de son petit briquet vert en plastique. Elle aspira profondément la fumée avec un regard qui s’effaçait dans le vide.
« Si tu avais eu du shit, j’aurais pu te sucer. » Dit-elle insensiblement en recrachant sa bouffée, comme si elle en savourait le goût, puis elle regagna le couloir sans un mot.
J’étais seul sous l’escalier et il faisait maintenant nuit. J’étais tétanisé, je frissonnais. Aucun son intelligible n’avait été émis par ma bouche depuis l’instant où elle était partie, seulement un souffle tiède qui se condensait dans l’air glacial. Après un long moment assis dans le silence du soir, je quittai enfin le lycée.
Ça avait été là, mon tout premier contact avec l’amour. C’était froid et plein de vide. Un désir ne se comblait pas, et une douleur en devenait une autre. Renan était un sale type qui ne méritait pas une Laurianne si belle, et Laurianne ne pensait pas valoir plus qu’un paquet de cigarettes à dix euros. Rien de tout cela n’avait de sens, et pourtant c’était ainsi que s’articulait l’amour autour de ces gens-là. Moi, je n’avais été qu’un dégât collatéral qui avait fini par se blesser entre deux astres en pleine phase d’auto-destruction. Les femmes ne valaient décidément pas mieux que les hommes, et les hommes ne méritaient pas autre chose que les femmes, pour se faire souffrir mutuellement. Ce n’étaient que des êtres abjects qui s’abimaient par le désir et la frustration, et tout l’amour qu’ils pouvaient se donner n’était qu’un coup violent en devenir. Je l’avais appris, il n’y avait dans l’amour que de la douleur.
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