Journal de Marion
06 juillet 2018, Got my mind set on you, George Harrison.
Cher Journal, Lorsque Pad m'a dit qu'il ne montait pas à Montmartre ce week-end, j'ai sauté sur l'occasion. C'est horrible d'exploiter l'amitié à des fins personnelles, mais ne me juge pas trop, Journal, malgré mes bonnes résolutions, je n'ai pas réussi à sortir yeux de velours de ma tête.
Mercredi, je m'ennuyais, j'ai fait presque une heure de métro pour aller me promener autour des bâtiments gris de la Goutte d'argent, espérant croiser Karim « par hasard ». Je disais quoi l'autre jour ? Ah oui, que je deviens ridicule et pathétique. Telle Sœur Anne ne voyant rien venir, j'ai décidé, en dernier recours, d’appeler Pad : « Je suis près de chez toi, je peux monter ? » Manque de bol, il était dans le 18ème. Il doit quand même se demander, Pad, pourquoi je me promène si souvent à Montreuil ces derniers temps.
Toujours est-il que je lui ai téléphoné de nouveau ce vendredi, et, victoire, il ne monte pas jouer sur Montmartre ce week-end. En belle manipulatrice que je suis, j'ai feint la déception :
— Nan, sérieux, on ne va même pas se croiser ? Fais chier mon lou, j'avais trop envie de te voir... (Oui, je sais Journal, je sais.)
— Bah, passe à la Goutte si tu veux ? Maintenant, tu sais où c’est.
— Ouais, pourquoi pas, j’vais voir. J’te tiens au jus.
— Ok ma p'tite pote, si j'réponds pas au téléphone sonne à l'interphone quand t'es en bas et demande-moi, si j'descends pas les gars de la perm’ te laisseront pas entrer.
La perm', c'est ceux qui gardent l'entrée du squat. Mon cœur s'est emballé tout seul, j'avais envie de sauter partout dans mon salon, je n'arrêtais plus de sourire. J'ai passé mon armoire en revue, ce cliché de tous les films romantiques, de tous les livres pour midinettes qui se fondent sur de la pure réalité, et puis, toi tu t'en fous peut-être petit Journal, mais moi, si un jour je me marie avec Karim, je serais heureuse de te relire et de savoir que je portais une robe Liberty pour mon deuxième rendez-vous d'avec l'homme de ma vie. J'ai hésité à mettre du mascara. Comme je n'ai pas de grandes paupières, je ne sais pas si ça me va tant que ça, ça les cache. Finalement, j'en ai mis quand même, comme chaque jour depuis dix ans.
À demain, Journal, il est fort possible que je dorme dans la chambre de Pad ce soir !
15 juillet 2018, L'Anamour, Serge Gainsbourg.
Cher Journal,
C’est l’été. J’ai de nouveau envie de Paris. Le poulpe, tu es l’insubmersible. Même les flots de vodka dans lesquels tu te noies ne te coulent pas. J’aime tout chez toi, l'ensemble. Les yeux et le regard, l’odeur et ton visage de profil, ta grande taille, tes épaules larges et tes pommettes enfantines que tranche le creux de tes joues. J’aime observer tes mains puissantes lorsqu'elles s'écrasent autour d'un verre. Ta voix grave, chaude et ce côté pensif, réservé, presque timide qui contraste avec tes excès, tes hurlements de joie dans la rue lorsqu'on est en soirée. Parce tu fréquentes quelqu’un – Natalia –, mais que ce n’est pas sérieux, une amie à toi m’a dit hier au squat : « Avec lui, c’est toujours celle qui le veut le plus qui l’a ». Je ne crois pas qu’elle parlait pour moi, c'était une discussion anodine, elle ne sait rien de mes sentiments naissants. Peut-être qu'elle aussi a des vues sur toi ? En tout cas, ça m’a agacée. Comment ça, ça n'allait pas couler de source que tu allais me préférer à Natalia ? Tu pourrais tomber amoureux de moi mais uniquement par voie de conséquence, si je joue très bien l’amoureuse ?
Je me sens confortable avec toi, moi si timide, qui prends mes jambes à mon cou dès que j’ai le palpitant, tu as réussi, par ta décontraction, à ne pas me faire fuir. Je suis assez à l’aise. Je ne sais plus quel auteur a écrit que c'est à côté des gens libres qu'on se sent bien. C’est ça. Tu es libre. Tu ne crains aucun jugement car tu ne juges pas. Tu as ce petit côté égoïste qui va souvent de pair avec la bienveillance. Tu es protecteur.
Il y a eu cette fameuse soirée, hier. 14 juillet. Bal des pompiers. J’ai bu beaucoup de champagne, ton pote Fred a rempli ma coupe chaque fois qu’elle était vide. Natalia n’était pas là, puisqu’elle jouait je ne sais plus où, dans une soirée. J’ai bien rigolé, je me suis fait draguer par un rasta, j’ai dansé. J’ai voulu aller aux toilettes dans ces petites cabanes éphémères en PVC, installée pour l'événement. La queue était sans fin, alors tu as soudoyé tout le monde au champagne, sans scrupules, pour que je passe la première. Et puis on a quitté Carpeaux et on a rencontré d’autres gens comme nous, de ceux qui traînent la nuit sur les trottoirs en faisant tourner les bouteilles et les guitares. Sans réfléchir, je t’ai pris la main dans la nuit et tu l'as laissée là. Ce n'était pas un geste romantique, plutôt un geste de potes, viens on ne se perd pas.
On est partis chez un type prénommé Ricardo dont c’était l’anniversaire, avec l’ensemble du groupe. On a chanté, on a bu, et puis Ricardo a voulu payer un taxi, ou plutôt deux, pour qu’on parte tous aux Tuileries. Il était 5 ou 6 heures du matin, la météo prévoyait un soleil radieux pour la journée à venir. Ni une ni deux je me suis retrouvée collée entre toi et la vitre du taxi. Pas besoin de parler, juste ce rapprochement des corps, cette chaleur que, je pense, on a senti tous les deux. Et puis on a tous bu une bière dans un café, au milieu des gens sobres qui prenaient leur petit déjeuner. Tu étais déchaîné, tu parlais beaucoup avec le barman, c'était fluide malgré ton état et je me disais que c’est agréable de se laisser porter par des gens sociables que tout le monde aime spontanément, peu importe le contexte. Au bout d'un moment, plus personne n'avait de clopes. On a cherché un tabac ouvert, il était encore trop tôt, on a erré dans les rues, on n’a pas trouvé, et puis dans une ruelle, à l’écart des autres qui avançaient vers les Tuileries, tu m’as arrêtée et tu m’as embrassée. Pourquoi à ce moment-là ? Je ne sais pas. Je sais que j’en ai redemandé. La douceur de ta bouche, tes lèvres fines et chaudes m’ont surprise. J'aimerais t'épargner les lieux communs, Journal, mais c'était trop bon, c’était comme être à la maison, nos lèvres se trouvaient comme si elles se connaissaient depuis toujours. C’était physique, il y avait un truc. Pourtant, je ne le connais toujours pas. Enfin, je le regarde vivre, mais on ne parle pas plus que ça. On n’a jamais eu de grandes discussions. Je le sens. Derrière les haies du jardin des Tuileries, il m’a couru après dès que les autres ne nous regardaient pas pour m’embrasser. Plus tard, il m’a dit que mes yeux birkiniens mascarifiés le faisaient craquer.
La soirée, ou plutôt la nuit, la matinée, je ne sais plus, bref, ça a été tellement long que j’avais l’impression d’être à la fois saoule et en gueule de bois. Je suis rentrée chez moi vers midi alors qu'ils étaient tous endormis sur la pelouse, j’ai pris le métro comme dans un rêve, j’avais la tête gonflée comme un ballon, d’alcool et de trop de soleil mélangés, mais j’étais heureuse. Karim, tu m'intrigues, tu m'intéresses, tu m'interpelles, tu m'éveilles, tu me rends curieuse. Je te regarde, stoïque. Jour après jour tu distribues plus de sourires et tu commences à me voir. Me voir vraiment. Me voir même quand tu ne me regardes pas, je sens ton intérêt en coin. Je sais que ça serait facile avec toi parce que tu me ressembles. Avec toi, j'aurais l'espace nécessaire pour me taire et ne rien vendre sans pour autant me sentir idiote.
J’ai dans la tête ce moment des Tuileries qui tourne en boucle : tu tournes la tête vers moi, tu me regardes, tes cils châtains pris dans le soleil levant et tu me souris. Recevoir un sourire volontaire de ta part, c'est un peu comme être touché par la grâce de Dieu. Tu n'es pas un mec solaire, toi, tu serais plutôt son pote, son ombre, son double, l'autre face. Tu es lunaire. Tu m’aimantes. Je vois l’enfant en toi malgré tes gros bras et il me touche.
20 juillet 2018, Rue de Paname, Les Ogres de Barback.
Une taille moyenne, un corps osseux, une peau laiteuse, un nez tout rond, une bouche fournie, des cheveux châtains, épais et bouclés, Mérédice n'a pas les traits gracieux, plutôt une bonne tête à claques. Je me suis tout de suite sentie mal à l'aise avec elle. L'entretien s'est déroulé paisiblement et m'a fait comprendre que c'était cette dichotomie entre son sourire toutes dents dehors et ses yeux scrutateurs qui me perturbait. Elle avait l'air fourbe.
Cette expérience n'aura duré qu'une semaine. J'ai d'abord été choquée par l'objectif de rentabilité, ici poussé à son paroxysme. J'avais exactement trois minutes pour enregistrer une commande et l'encaisser. Toutes les semaines, les chiffres relatifs à ma productivité seraient examinés à la loupe par le dragon qui officie en tant que Directrice Mérédice. Nos managers se fichaient bien de savoir si nos clients prenaient cinq minutes à choisir leur menu ou étaient trop lents du porte-monnaie. Nous avions trois minutes, point barre. Ce stress poussait mes collègues impatients à se montrer parfois fort discourtois avec les clients. Une simple question sur le contenu d'un sandwich les met à bout. Le client malmené prend inévitablement l'employé pour un connard, tandis que ce dernier a les yeux rivés sur le gros chronomètre du petit écran de la caisse et pense à son entretien mensuel en tremblotant. C'est pitoyable. Les managers traitent les simples “équipiers” comme de la merde. Il n'est pas rare d'entendre une petite péteuse, dix-neuf ans tout frais, crier dans les cuisines : « Bon, Samuel tu bouges ton cul j'attends ma commande moi, merde ! », tandis que le pauvre Samuel sue en cuisine et s'excuse platement de ne pas avoir fait cuire ses six hamburgers en un temps record. Les grandes gueules sont promues managers.
Il paraît que dans d'autres agences, les choses sont différentes. J'ai beau me dire que j'ai peut-être eu la malchance de tomber sur un restaurant non représentatif de l'enseigne, je sais que j'en conserverai toujours un souvenir négatif. Je n'y mangerai plus jamais. Le deuxième jour, alors que l'un des managers insultait impunément les agents trop lents devant l'ensemble de la salle, l'un des clients s'est levé : « Monsieur, lui a-t-il dit, plutôt que de les engueuler alors qu'ils n'en peuvent plus de courir à droite à gauche pendant que vous ne levez pas le petit doigt, prenez vos petites jambes, vos petits bras et allez les aider ». J'ai béni ce client du fond du cœur et lui ai glissé un petit sourire complice pendant qu'aucun employé ne pouvait me voir, me maudissant de ne pas assumer bruyamment la joie d'entendre quelqu'un prendre notre défense. Le reste de l'équipe a sagement baissé la tête. Lorsqu'une sauce tombe par terre, même précieusement emballée dans sa boîte plastique hermétique, il faut la jeter. Un gâchis monstre. Obligés de courir sans arrêt, stressés, nous faisions tomber des dizaines de sauces et sandwichs toutes les heures et gaspillions des quantités inimaginables d'industrie alimentaire. Lorsque, malencontreusement, je faisais tomber une sauce et que personne ne me voyait, je la remettais discrètement dans son bac.
Toutes les heures, une petite sonnerie nous alertait : il était l'heure d'aller se laver les mains. Cette règle d'hygiène, pétrie de bonnes intentions sanitaires, était absurde dans la mesure où nous étions en contact avec des pièces et des billets toutes les trois minutes. Âgé de vingt-sept ou vingt-huit ans, Yoann, manager, présentait toutes les caractéristiques de l'Homme qui m'étaient le plus insupportables. Froid, macho, égoïste et doté d'une fausse assurance qu'il savait fausse et compensait par de l'agressivité. D'après mes collègues, il avait toujours clamé haut et fort, probablement par jalousie et pour que l'on ne remette pas ses compétences en cause, que « jamais il ne voudrait être manager » – promotion Ô combien excitante, si tu veux mon avis. Lorsque Mérédice lui a proposé le poste, il a évidemment sauté sur l'occasion et pris ses fonctions très au sérieux, se prenant pour un personnage de haute importance, petit pilier mais tout de même porteur de l'industrie du hamburger. Il se comportait en dictateur, déversant toutes les frustrations probablement accumulées au cours de sa “carrière” sur les simples « équipiers ». Il t'ordonnait d'aller vider les poubelles, changeait d'avis deux secondes plus tard, te demandait de passer la serpillière et s'étonnait ensuite que les poubelles n'aient pas été vidées. Je le trouvais exécrable en tous points mais ne pouvais m'empêcher, de manière un peu condescendante je l'admets, d'avoir pitié de lui.
Son rôle était de nous stresser – c'est un management à la mode dans certaines sociétés pour dynamiser les troupes, bien que la méthode provoque l'effet inverse chez un certain nombre de salariés, moi compris. Je me disais qu'il n'avait pas l'air bien heureux. Lorsque je devais travailler sous sa surveillance, je me sentais comme à l'armée, d'ailleurs, nous avions ordre de répondre « Oui, merci ! » à toutes les injonctions formulées par nos supérieurs. J'essayais de voir mon travail sous le meilleur angle possible : c'était un entraînement mental destiné à me forger le caractère, m'apprendre à dompter mes émotions et conserver mon sang-froid. Hier matin, Yoann est venu me voir et m'a sèchement ordonné d'aller faire la vaisselle.
— D'accord, ai-je répondu, faussement enjouée, en effleurant ma joue de l'index afin de renvoyer en arrière une mèche de cheveux qui ne pensait qu'à sortir de ma charlotte.
— Alors déjà, tu m'dis « oui, merci », et ensuite t'iras t'laver les mains avant la vaisselle, tu viens d'te toucher la joue c'est pas hygiénique. Abasourdie par sa manière de me parler encore une fois, ahurie par sa propension à appliquer une règle aussi bêtement, sans la connecter à la situation, je n'y tins plus. Il était pourtant clairement établi dans mon contrat qu'il était inutile de contester les ordres, aussi absurdes soient-ils.
— Mais Yoann, je vais faire la vaisselle, je ne vais pas toucher la nourriture servie aux clients là ! Je ne vais pas me laver les mains avant de les plonger dans un bac d'eau savonneuse ?
— C'est comme ça, c'est la règle, tu m'obéis.
— D'accord, mais j'ai une question. Pourquoi se laver les mains toutes les heures alors qu'on encaisse de l'argent toutes les trois minutes et qu'il n'existe soi-disant rien de plus sale ?
Il a semblé étrangement déstabilisé, j'ai réalisé qu'il n'avait jamais dû se poser la question, et il s'est mis à bafouiller d'une manière comique malgré le contexte :
— Heu... Ben. D'ailleurs ! Oui, d'ailleurs on ne devrait pas. Normalement, on devrait être deux par caisse, un qui encaisse, l'autre qui va chercher les sandwichs commandés... Mais on n'est pas assez nombreux ici pour pouvoir se le permettre.
— Mince... Sommes-nous en train de faire une entorse au règlement ?
— Si t'as un problème avec ça, t'as qu'à en parler à la Directrice.
Quelle lâcheté. J'avais devant moi un manager heureux de ses prérogatives, surtout de celles consistant à gueuler sur tout le monde, qui se défilait à la moindre question de son personnel, ne prenant la responsabilité d'aucune réponse et se contentait d'appliquer les règles sans s'être jamais posé la question de leur légitimité. Incapable même de les contextualiser. Toutes ces heures à avoir été traitée comme un chien me sont montées à la gorge. Je l'ai fixé droit dans les yeux et lui ai lancé :
— Pendant la seconde guerre mondiale, t'aurais été SS ça c'est sûr, et si sous tes ordres je t'avais demandé pourquoi on gazait les juifs, tu m'aurais répondu de m'adresser directement à Hitler ?
Ma tirade très excessive visait simplement à lui communiquer ma façon de penser sur les gens qui ne remettent jamais en cause l'ordre établi. Je le voyais devenir rouge de rage, son cou gonflait dangereusement, je craignais qu'il n'explose. J'imaginais son sang gicler dans la pièce et tous ces hamburgers gâchés, qu'on devrait jeter à la poubelle, pour une fois avec raison.
Quel dommage. J'ai retiré ma casquette, ma charlotte, le filet qui retenait mes cheveux et je suis partie sans un mot, soulagée. Ce travail n'était décidément pas pour moi. Je m'en suis voulu aussi, pensant que ce job n'était de toute façon fait pour personne, que j'étais plus faible que les autres de n'avoir pas su faire abstraction d'un esprit borné. Comment pouvais-je me sentir impliquée ici au point de ne pas réussir à contrôler mes émotions ? Et puis, j'ai décidé que non, je n'étais tout simplement pas faite pour être dirigée par des gens qui ont loupé leur vocation de flics, et encore, c'est vraiment pas gentil pour les flics.
Son grand sourire disparu, Mérédice m'a expliqué que j'avais tort de claquer la porte à ce super boulot. Ainsi se clôt ce chapitre fast-food de ma vie.
22 juillet 2018, Je me dis que toi aussi, Boulevard des Airs.
Cher Journal,
Je viens de passer une heure au téléphone avec Zélie mais cela ne suffit pas ; il faut que j'écrive, que je raconte de nouveau, me remémore encore et encore. À la Goutte, on a beaucoup parlé hier, avec Karim. Je lui ai demandé de me tatouer, il m’a promis de le faire si dans trois mois je n’ai pas changé d’avis. Sur l’omoplate, je voudrais un dessin pour me rappeler la campagne. Un peuplier, une libellule, de l’eau, un coquelicot, que sais-je ! On a dansé ensemble et c’était terriblement érotique. J’ai pu sentir à son corps, à son odeur et à ses yeux combien je lui plais. Je ne peux plus douter. Il ne s’est rien passé. On ne s’est pas embrassés depuis le Bal des Pompiers, on n’est jamais seuls. D’un accord tacite, on a décidé de ne pas en parler aux autres. C’est à nous, et on ne sait pas ce qu’on va en faire, en plus. Je me suis endormie vers quatre heures du matin, sur son lit. J’étais bien. Semi-allongée, j’avais froid, mais un froid confortable, celui qui fait s'endormir plus vite. À un moment, j’ai vaguement entendu Pad dire qu’il partait se coucher. Il a voulu me réveiller. Karim le lui a interdit. Non, laisse-la dormir, il lui a dit. Pad est parti, Karim m’a attrapé les jambes délicatement pour m’allonger bien droite dans son lit et m’a recouvert d’une couverture toute douce, avec ce que j’appellerais de la tendresse. Oui, carrément, de la tendresse. Il a passé la nuit dans le canapé. Ce matin, comme toujours, j’ai pris mes jambes à mon coup avant son réveil.
04 août 2018, Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve, Jane Birkin.
Cher Karim,
J’ai couché avec toi. À la fin de la fête, après la danse, les cris, les rires et le violon de Natalia, laquelle ne m’a d’ailleurs toujours pas adressé un autre mot que « Bonjour », je me suis de nouveau endormie dans ton lit, mais cette fois tout était calculé ; c’était juste pour ne pas avoir à partir. J’ai entendu Pad qui ramenait Natalia complètement ivre à sa chambre avant qu’elle ne s’écroule sur un coin de table. Il est allé lui-même se coucher et moi je suis restée. Je faisais semblant de dormir, alors j’ai fait semblant de me réveiller. On s’est regardés, silencieux.
Tu t’es levé du fauteuil et tu as mis Arcueil Cachan de Dooz Kawa et Shantel sur ton enceinte Bluetooth. On s’est resservi un verre et on n’avait rien à se dire. Et puis tu t’es relevé, tu t’es assis sur le lit à côté de moi, tu m’as levé le menton et tu m’as embrassée. Tranquillement. Moi j’allais défaillir, heureusement que j’avais un peu bu. Entre les lignes, tu m’as demandé de te parler de moi, je ne sais plus comment. En me disant que si je connaissais ton univers, tu ne savais rien du mien. C’est difficile. Je n'ai pas grand-chose à raconter. On peut dire que je suis née sous une bonne étoile. J'ai eu une enfance heureuse, pleine de neige en hiver et de soleil en été. Les premières années de ma vie ont été comme un dimanche matin qui aurait duré treize ans. Et chez moi, les dimanches ressemblaient à une maison calme et claire, à la voix tranquille de Maxime Le Forestier pour rythmer les heures, au cri de la bouilloire en fonte qui dit que la Ricoré sera bientôt prête, à la chaleur du carrelage blanc sur lequel je jouais pieds nus. Un cocon, une bulle de bonheur sur lesquels le temps n’a pas eu de prise.
En parlant de Ricoré, je me permets déjà une digression : pourquoi n'avions-nous pas de grille-pain alors que nous aimions tous le beurre salé fondant sur les tartines chaudes ? Non, chez moi on faisait dans l'original, le complexe, l'art ; on mettait le pain au four, d'où il ressortait invariablement noir et brûlé. Pourquoi n'avons-nous jamais eu de machine à café – seulement de la poudre soluble dégueulasse –, alors que papa adore le bon café ? Pourquoi n'avons-nous jamais acheté de bouilloire en plastique, bien plus efficace que notre antiquité qui met vingt bonnes minutes à chauffer l'eau ? Pourquoi n'avons-nous jamais possédé d'allume-gaz alors que l'on manque faire sauter la maison chaque fois que l'on veut cuire des pâtes en nous acharnant sur le petit bouton de la gazinière qui ne fonctionne qu’une fois sur quatre ? Et enfin, pourquoi n'avons-nous jamais eu de TV écran plat, quand je ne connais personne qui n'en possède pas ? Mes parents ont ce petit côté figé dans le temps et absolument pas pragmatique qui font leur charme, je crois. Fermons la parenthèse. Je n'ai jamais manqué d'amour, de repères, de liberté, d'argent.
C'est presque une faute, ma très grande faute, mais c'est ainsi, les fées étaient penchées sur mon berceau. Mes parents sont toujours ensemble, en bonne santé et s'aiment. Mon frère va bien. J'ai grandi avec l'idée que tout est possible. Que les rêves ne sont jamais trop grands. Que la peur est un sentiment normal, mais qu'on ne doit jamais la laisser venir de sa propre tête. Intrépide et joyeuse, j’ai grandi sans aucun obstacle sur ma route. J'ai un côté très indépendant, presque sauvage, probablement hérité d'une connaissance intrinsèque de mon moi profond. Si je voulais raconter les choses les plus intimes que je sache de moi, les mots ne suffiraient jamais. Il me faudrait des années de monologue ininterrompu pour réussir à donner sans tricher une image précise de ce que je crois être. M'écouter exigerait de l'Autre beaucoup de temps, beaucoup de patience, parce que j’ai beaucoup de difficultés à traduire en mots tout ce qui relève pour moi des sensations, de l’intuition.
C'est probablement pour cette raison que j'ai toujours écrit et que je n’ai pas su te répondre comme je l’aurais souhaité, Karim. Ta question m’a bloquée, et en même temps il faut le dire, « Parle-moi un peu de toi », quelle drôle de question. À la fois vaine et flatteuse. Je me sens tellement compliquée, ni noir ni blanc, que tu as provoqué en moi des raz-de marée d'interrogations et de pensées contradictoires. Tout un cheminement interne qui me conduit très souvent à une réponse embrouillée, des avis un peu flous sur les choses. On a parlé de la vie, du travail, du quotidien, une conversation presque philosophique.
Là encore, je ne crois pas avoir été claire dans mes propos. Je n'aime pas tellement parler, en tout cas j'évite les débats d'opinion, sauf avec les personnes qui comprennent que pour moi, absolument tout en ce monde est si subjectif que je cherche à le remettre en question. Malheureusement, les gens confondent souvent questionnements, critiques et opinions. Ils ne comprennent pas que je ne cherche qu'à contrebalancer leurs certitudes pour créer du débat, car j'adore le débat pour lui-même et pour construire, pas pour avoir raison. Je ne cherche pas à convaincre, je cherche une forme de vérité puisqu'il n'y en a pas, je cherche un terrain d'entente avec l'Autre. Toi, le poulpe, je ne te connais pas encore, alors j'ai sciemment laissé la discussion flotter en surface. Après avoir tenté de cerner mon parcours de vie, puis ma tête, tu es passé au cœur. Le plus dur pour moi depuis toujours, c'est d'exprimer des émotions, et plus elles sont sincères et profondes, pire c'est. Pleurer devant un film si je ne suis pas seule ? Jamais. Même seule en fait, ma pudeur me retient. Dire "Je t'aime" à ma mère ? Impossible. Pourquoi ? Le mystère reste entier. Au pays de l'écriture c'est différent. La page me laisse assez de temps et d'espace pour organiser ma pensée, et j'arrive alors à coucher noir sur blanc mon côté gris.
Avoir quinze ans n'était pas facile. Le monde extérieur m'apparaissait tout à coup, bien plus brutal que le cocon familial. Je réalisais que tout le monde n'avait pas ma chance, que la violence était partout, que je faisais partie de l'infime tranche des privilégiés de ce monde et que ma réalité ne réfléchissait en rien celui-ci. Qu'on pouvait culpabiliser d'être heureux. Quinze ans, ça a été le début de mon adolescence et son lot de découvertes décevantes, de remises en question et de prises de conscience. Cette crise finit-elle un jour ? Je m'ennuyais. Je ne savais pas quoi faire car je ne voyais pas pourquoi faire quelque chose. Tout ce que je savais, c'est que je me sentais vide quand je ne faisais rien. C'était donc ça être mal dans sa peau ? D'un coup j'avais peur de tout. Peur des maladies, peur de la mort, peur de l'ennui, peur de quitter mes parents, peur de rester avec eux, peur de moi, peur des autres, peur de la vie, peur d'échouer, peur de réussir.
À travers mes lunettes manichéennes, filtre me protégeant du monde, je ne voyais que deux options s'offrir à moi.
N°1: faire comme si de rien n'était. Fermer ma bouche, mon cœur et mes yeux aux insupportables horreurs de ce monde. Penser voiture, maison, vacances à la campagne, enfants, comptes du dimanche, galères pour trouver une place en crèche, piscine le mercredi après-midi, barbes à papa et fêtes foraines, bref, me construire un quotidien banal et rassurant dans lequel le grand drame de ma vie serait le jour où j'apprendrai que mon mari me trompe.
Option n°2 : refuser ce monde, me révolter, nourrir en moi un lourd sentiment de solitude, devenir aigrie, frustrée et développer toutes sortes de pathologies psychiques. Il y avait bien un ou deux compromis intermédiaires possibles que je ne développerai pas ici, mais voici grosso modo la manière dont je me figurais le monde. Guère attrayant. Le non-choix revenait à choisir la solution 1. La solution 2 consistait à choisir une vie d'action, militante, s'accordant plutôt bien avec le côté énergique de mon caractère, mais pas du tout au tempérament contemplatif que je développais à l'époque. Bref, on ne s'en sortait pas.
J'imaginais voir la Terre de très haut, comme l'oiseau de la chanson de Balavoine, mais c'était pas plus beau vu d'en haut. Je voyais des petites voitures qui se croisaient, s'agitant vainement, parcourant obstinément les mêmes trajets à intervalles réguliers. Je voyais la nuit tomber et des milliards de petites lumières bleues s'allumer un peu partout – la télé. La Terre, un petit monde réglé et trop organisé, vain, fragile, un tout petit village, minuscule même, mais dans lequel les gens n'auraient pas été foutus de s'aider les uns les autres. D'un autre côté, c'était assez fascinant d'imaginer que les humains arrivaient parfois malgré tout à vivre en société, en respectant des horaires (bien que je déteste les montres et leur symbolique), des codes, des principes, et, finalement, ne se trucidant pas à chaque coin de rue comme on finit par se le figurer quand on regarde trop les infos. Mais bon, comme l'a dit je ne sais plus quel écrivain, ça restait un monde de boîtes assez décevant. Boîte-télé, boîte-maison, boîte-immeuble, boîte-voiture, boîte-entreprise, boîte-cercueil... J'avais les idées grises. Quinze ans et l'envie de retourner déjeuner chez mamie le jeudi midi, comme je le faisais à l'école primaire. Papi m'aurait attendu sous son parapluie entre deux parents impatients, j'aurais couru vers lui, il m'aurait donné deux chewing-gums Hollywood fraise, on aurait écouté « Il faut laisser le temps au temps » de Didier Barbelivien et tout aurait été d'un coup plus léger. Mais c'était impossible. D'une part, papi était mort, de l'autre, c'était aussi ça grandir. Ne plus se réfugier dans les bras de papi au moindre bobo.
Mon véritable havre de paix restait le petit village où ma grand mère vivait toujours, en Normandie, et où je passais mes étés. Imagine. Faire ce que tu veux toute la journée. Sentir le soleil sur ton visage bronzé, courir dans l'eau fraîche d'une piscine ou dans la rivière boueuse. Sentiment d'amour qui t'envahit pour ton grand frère qui remonte pieds nus la côte qui serpente jusqu'à la maison familiale : « Marion, j'ai oublié ma serviette, ce soir c'est Nutella, gaufres et crêpes chez les Tellier ! Tu viendras ? » Te réveiller vers neuf heures, t'habiller léger et sortir le cœur en fête, pour ne rien faire. Va cueillir les mûres du chemin, elles sont délicieuses, mais ne t'en donne pas mal au cœur. Prends ton vélo et roule, roule. Tu n'auras qu'à aller jusqu'au champ, jouer à l'aventurière dans les bois qui sentent l'été, te croire en mission et retomber en enfance. Cueille des fleurs couleur pastel, pour ta grand-mère. Va voir ton père qui jardine en plein soleil. Plus de costume, plus de stress et de lever à 6 heures mais un tour de canoë ou un coup de pêche. La vieille église, ressources-y toi. Écoute le son si familier des cloches. Rigole, parle, bouge. Et le soir, permission de minuit accordée. Innocence de l'enfance retrouvée qui te rend heureuse. Aller promener le chien, t'allonger dans l'herbe fraîchement coupée au milieu des potes, cigarette en main, regarder le ciel étoilé et te dire que décidément la vie n'est pas si moche que ça. La vraie vie n'est pas celle des journaux. Elle n'est pas seulement remplie de faits divers et de modeuses. Étends-toi au milieu des blés dorés, balancés par le vent. Ne pense plus à rien, juste que le ciel on ne sait pas de quoi il est fait mais que les hirondelles ont l'air d'être peintes dessus. Le prier qu’il ne te fasse pas grandir trop vite.
J'ai aimé ton odeur, ta peau. Ta peau rousse de métisse. Les gens très mates ont des peaux lisses et sans aspérités, la tienne est brune mais pleine de creux et de dénivelés, de taches, de grains de beauté. Un peu rugueuse parfois. Avec ta peau on ne s'ennuie pas. J'ai dormi à demi, serrée sur ta poitrine qui s'abaissait et se relevait doucement, contre un tatouage qui représente un clown en santiags coloré. Il faut dire que dans ton lit une place, on ne peut pas dormir autrement que collés. J'ai sombré dans de magnifiques rêves – je me souviens toujours de mes rêves, souvent même je les contrôle. Dans la nuit, j'ai senti une main qui passait dans mes cheveux, dégageant une odeur de cuir, de sel, de poussière. Je me suis retournée. Adossé contre le mur, tu me regardais. Dans la pénombre, la vague forme d'une cigarette se dessinait entre tes lèvres et j'ai souri en te voyant tirer calmement bouffée sur bouffée. J'ai levé le bras, t'ai pris la cigarette du bout des doigts et en ai fait rougir à mon tour le bout incandescent. J'ai vu la fumée bleue s'envoler vers le plafond gris, j'ai pensé à Dieu fumeur de Havane, de Gainsbourg, et j'ai écrasé le mégot dans le cendrier. Tu m'as ramenée vers toi et m'as enveloppée de tes bras pour me réchauffer car je frissonnais de ne plus sentir ton corps collé au mien. J'ai levé légèrement la tête, pour sentir tes lèvres bizarrement gercées en plein été contre ma joue. Cela ressemblait au bonheur et nous nous sommes rendormis.
Ce matin, grosse gueule de bois. Je suis sortie de ton lit comme mue par un ressort, j'ai désespérément cherché ma petite culotte Petit Bateau en coton épais qui avait dû valser la veille dans un coin de la pièce et suis finalement partie sans elle, avant même que tu n'ouvres les yeux. Je me suis sauvée. Je me suis sauvée parce que j'étais moche, bouffie, l'haleine chargée. J’ai pris le métro complètement à l’arrache, j’avais une faim de loup, envie de retrouver mon studio, ma couette et Netflix pour une journée hygge, c’est le concept à la mode du moment. Je suis heureuse et j'ai mal au cœur en même temps. Ce petit pincement du bonheur tout neuf, celui qui peut repartir comme il est venu, celui qui peut choisir de ne pas s'installer chez moi.
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