Journal de Marion
21 janvier 2019, Reality, Lost Frequencies
Cher Journal,
Pourquoi les gens disent toujours qu'ils veulent « avancer » dans la vie ? En âge, on avance, c'est certain, inexorable, pas besoin de le vouloir. Où croient-ils aller ? On y arrivera tous, au même endroit. Pourquoi plus vite ? Il est terriblement frustrant de penser qu'à quatre-vingts ans et le recul de toute une vie je saurai enfin ce que j'aurais dû faire au moment où j'aurais dû le faire.
Karim me manque et c’est à moi que j’en veux. Ben oui, idiot, je t'aime. À en crever tellement tes bras me manquent. Ce soir, on avait un repas de famille alors je dors chez mamie Geneviève. Je ne sais pas pourquoi je l'appelle comme ça et pas juste « mamie » alors que je n'ai jamais connu l'autre. Peut-être parce que mon père a su faire vivre l'image de « mamie Françoise » dans mon imagination. Je t'en veux de ces soirs où je n'ai pas pu caresser tes boucles. Je t'en veux de ces yeux qui me bouleversent encore aujourd'hui. Je t'aime et tu n'as pas voulu l'entendre. Je ne sais plus quoi faire pour retenir ton attention et je me perds dans d'autres bras qui ne peuvent me satisfaire.
J'ai 26 ans et pas de travail. J'ai 26 ans et ce soir on m'a fait mon lit dans ma chambre de petite fille, j'ai 26 ans et je ne sais pas où aller. J’ai 26 ans et ma vie sociale bien remplie ne peut combler le vide du tiroir « amour » que j'ai protégé en t'attendant. Tu es venu tu m'as vue tu m'as vaincue. Et puis tu es reparti. J'ai 26 ans et aucune vie professionnelle pour oublier ces bras qui ne me servent pas. Je suis seule. Pire que ça, j'ai une famille qui m'assume de A à Z parce qu'elle m'aime. Je me comporte comme si j'avais quinze ans. Je réfléchis beaucoup et j'agis peu. Je tourne en rond, je fais le tour de ma vie, qui s'est résumée ces derniers mois aux allers retours entre chez moi et la Goutte d'argent, où je me rechargeais de voir ta tignasse brune tout en faisant comme si je ne venais pas pour toi. À peine rentrée chez moi, ma batterie était déjà vide. Les autres me dégoûtent et ne m'émeuvent pas. Ils sont trop chauds ou trop froids. Toi, tu es ce mur paré d'un sourire, cette bienveillance distante. Je ne sais même plus si je te veux encore, tant je t'ai attendu, mais ton image subsiste.
Célèbre maxime s'il en est : « Vis comme si ce jour était le dernier ». Pour ma part, il vaudrait mieux que je vive comme si j'avais l'éternité devant moi, autrement je ne commence jamais rien. Je ne construis pas. Je ne me projette pas. Je ne m'engage pas. Car de toute façon je vais mourir. Mais à quoi me sert d'avoir érigé une forteresse, si je suis toute seule dedans ?
Ce soir, après le repas, on a regardé un film un peu nul en famille. À un moment, l’héroïne, en plein chagrin d'amour, dit : « Je décèle toujours ce qu'il y a de plus beau chez quelqu'un et après je ne vois plus que ça ». #lhistoiredemavie. Ça m'a touchée, même si, en 2018, le sentimentalisme est dépassé. Je ne dis pas que le romantisme lui-même n'existe plus, mais qu'ils sont loin, la bohème et le jeune Werther ! Écrire sur les souffrances amoureuses, quelle inélégance ! Aujourd'hui, la mélancolie est mièvrerie et l'étalage des sentiments inculte et surjoué, un peu comme les clips de variété des années 80. Il ne faut pas trop en faire, sous peine d'être risible. Aujourd'hui, il faut être rationnel plus qu'émotionnel, drôle plus que gentil. Aujourd'hui, il faut être performant. Aujourd'hui, le cynisme est à la mode.
31 janvier 2018, Il y a, Jean-Jacques Goldman.
Cher Journal,
J'ai toujours eu un problème avec les villes moyennes. On n'y trouve pas les avantages des grandes villes, pas plus que ceux de la campagne. Culturellement l'offre est limitée, et vous n'avez pas non plus les forêts, les champs et la rivière à perte de vue. Mais si je devais choisir entre métropole et campagne profonde, je serais bien embêtée. En ce moment, je sature de Paris. La terre me manque. Ma terre. Rions. L'odeur de bruyère dans la douceur de la nuit, les verres sur la terrasse de mon pote Julien, le barbecue ou le bain de minuit qui se décident à l'improviste.
Je ne peux pas vivre à Paris, je manque de tout ce qui m'est essentiel. L'eau, le silence, les arbres. Envie de frapper à la porte d'un ami. Sans explications me jeter dans ses bras, ne rien dire, juste pleurer, me laisser emmener sur l'herbe du jardin face aux étoiles et écouter le silence. Ce copain n'existe pas à Paris. Pas de silence, pas d'espace pour la tristesse, pas de sérénité pour la colère. Pas d'ami qui ouvre la porte à minuit, personne qui accepte de ne pas chercher de solution et d'être là, juste là sans rien dire. J'ai besoin de mon terterre, de mes terres à terres, de mes potes qui ressemblent à des chênes bien plantés, élevés au rythme des patates à arracher, dos en plein soleil.
J'ai réservé mon billet sur un coup de tête. J'ai foncé à Montparnasse. J'ai quitté un Paris gris, bruyant et puant, pour arriver sans m'annoncer quatre heures plus tard dans ce qui m'a semblé être le paradis : reflets de soleil sur la rivière, église qui se découpe sur fond de ciel bleu, odeur de bois et chant des oiseaux. Je crois que le fantasme de la fuite est très prégnant chez moi. J'ai toujours aimé ça. Déjouer la routine, changer le programme à la dernière minute, transgresser les obligations, partir en sens inverse de tout ce qui s'apparente à une responsabilité. Bon, en ce moment je n'en ai même pas, de responsabilités. Je suis simplement partie chercher ma respiration.
Hier soir, à l'arrière de l'épicerie, j'ai retrouvé Pascal, un sacré bonhomme de soixante ans. Les deux pieds bien ancrés dans le sol, doté d'un sens pratique à tout égard. Un terrien, de ceux qui me font du bien quand je me perds, ceux qui ont toujours l’air de connaître la route. Il sort la bouteille de rosé et je commence à lui parler du Paris qui me fait mal. Paris prison. Le Paris des parisiens qui te disent : « Ben ! Si la nature te manque, il y a les parcs ! » Aaah la nature… Je ne te parle pas de ces endroits ouverts de 08 heures à 20 heures et où tu as éventuellement l'autorisation de t'allonger sur une maigre pelouse plantée de quatre fleurs, deux arbres et assiégée de barrières. Non, je te parle de jardins en friches, de vastes forêts, de fleurs, d'orties et de menthe sauvage. Je te parle de champs de tournesols sans fin, de rochers et de rivière dans laquelle tu peux te baigner. Paris, tu inspires le strict minimum, juste pour survivre quoi, mais tu ne respires pas. Je lui parle du Paris pousse-toi-de-là-que-je-m'y-mette, du Paris regardez-moi. Celui des hipsters clonés – qui ça ? Mais Marion c'est so 2010, ils sont déjà dépassés, aujourd'hui il faut être normcore –, cette espèce de secte secrète qui essaye de se mettre d'accord sur ce qui est cool ou non sans en être bien convaincue. Paris instagramentalisé, Paris fausse patine. Paris standardisé, Paris ongles et lèvres rouges croisés à chaque coin de rue.
A chaque époque ou presque, on connaît je crois ce syndrome de l'âge d'or, on a du mal avec nos contemporains et puis « c'était mieux avant ». On essaye de faire avec, sans renier complètement la société pour ne pas passer pour des vieux cons. On lance sans cesse des modes démodées d'ancien et de vintage, héritages de notre regard parfois désabusé sur notre prétendue incapacité à créer. Je raconte tout ça et ça me fait du bien, et comme j'ai très envie de pleurer et qu'il le voit, Pascal me coupe, nous ressert un verre et, pour me rassurer, me fait remarquer qu'il est pour lui impossible de vivre en ville. Et de revenir, nostalgique, sur son propre âge d'or, celui des villages de campagne, il n'y a pas si longtemps, quand personne ne fermait la porte de sa maison à clé. Époque de confiance et d'entraide. Époque des pots de fleurs « volés » dans les jardins des villageois et rassemblés sur la place de l'église, juste pour le plaisir de réunir les habitants qui venaient chercher leurs géraniums en grognant et buvaient finalement un coup au bar du village, dans un air de fête. Époque où la gentille farce consistait à déposer des boîtes de sardines dans les filets des pêcheurs, la nuit, juste pour s'amuser du visage étonné des vieux quand ils relevaient leurs lignes de fond le lendemain, avec pour seule vocation de les faire sourire ou râler. On dirait aujourd'hui : c'est mignon, c'est gentillet. Je trouve ça bien, moi, le gentillet. On en manque cruellement. S'amuser, c'est trop light pour mon époque. Il faut plus. Pascal me raconte aussi qu'il y a quelques années, le chef d'orchestre de la fanfare du village (eh oui, ça existe encore) montait régulièrement au sommet de l'église pour reprogrammer le son des cloches, afin qu'à chaque heure elles jouent la mélodie d’« Il était un petit navire » ou autre comptine. Époque que Pascal idéalise probablement mais qui me manque alors même que je ne l'ai pas connue.
04 février 2019.
Tu ne viendras sûrement jamais ici. Tu ne verras pas les arbres, les bouteilles de vin qui défilent sur la table ni le feu de l'immense cheminée. Tu ne sentiras peut-être jamais la vinergie qui y règne. L'énergie du vin. Tu es chaque jour dans ma tête, pas une soirée ne passe sans que ton visage n'apparaisse devant mes yeux. Je me concentre pour te regarder, alors les traits de ton visage deviennent flous et je ne vois plus que ton regard profond, rieur et l'anneau d'argent à ton oreille droite. Tu me touches. Ce mélange de douceur, de force, d'assurance, de joie et de fêlures. Les durs et les tendres qui s'allient pour dessiner le plus beau des visages, sombre et lumineux, expressif, tour à tour triste, gai, pensif. Les couleurs chaudes de ton être. Il y a du rouge et du noir en toi. Un peu de jaune et beaucoup d'ocre. Tu es ma plus belle histoire, la plus courte aussi, une découverte, la vie concentrée dans 1 mètre 86 d'harmonie pure. Le bonheur qui explose, mon cœur enchaîné, ma bohème, mon effet papillon, celui qui me rend à moi-même, m'aide à combattre mes faiblesses, mes doutes, mes peurs, celui qui a fait de moi la plus niaise des amoureuses, ma rédemption. Tu es mon manque, ma tristesse, ma faiblesse, mon espoir, ma douleur, mon malheur, toutes mes pensées, ma rupture, mon bateau qui coule. Notre histoire est lente, violente et percluse de non-dits. Elle restera parfaite parce que jamais vraiment commencée. Un acte manqué. Pleine de présupposés, de tentatives échouées, de phrases avortées et de gestes à peine amorcés. Un potentiel entre nous qu'on savait. Une passion prête à exploser. Le petit feu s'est éteint, étouffé de trop de pudeur et d'attente. Je crois que je t’aime, mais je crois aussi que je ne pourrais jamais le vérifier.
Rions, 14 février 2019.
Cela fait du bien d'être ici, mais surtout d'y être longtemps, sans penser à repartir. Ma rentrée n'est qu'en septembre. Montmartre me manque bien sûr, mais pas Paris, pas encore. Pour une fois, j'ai pris les choses en main, j'ai envoyé un dossier et obtenu des équivalences afin de poursuivre une maîtrise de Lettres, ma véritable passion. Je finirai peut-être prof de français comme ma mère, qui sait ? Mes parents entre eux sont cordiaux, polis. J'espère que ça va s'arranger.
Maman va partir à l'étranger quelques temps, mais selon moi il est impossible qu'ils divorcent. Je ne leur ai jamais parlé de ce qu'il s'est passé parce que ça ne me regarde pas et que j'aurais préféré ne rien savoir. Je ne parle pas non plus d'Adèle à Marceau, c'est un sujet encore trop sensible pour lui, je le sais. On est ensemble et c'est tout. Le soleil est au rendez-vous, l'atmosphère est aux vacances. Je fais le vide, je prends du recul. J'essaye de ne pas regretter ce que je n'ai pas su vivre avec toi. J'attends que quelqu'un superpose son image à la tienne. Pas facile. Je ne sais pas quand je repartirai à Paris. Pour l'instant, ma bulle me protège.
Dans cette bulle il y a du vert, des fleurs et beaucoup d'eau. Ma famille, le temps de vivre, de lire et de dormir.
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