Mouche ton nez et dis maman à la dame !
Aujourd’hui maman est morte.
Son déclin aura duré presque deux mois.
Dans l’ensemble c’est bien tombé. J’étais en vacances. J’ai pu tranquillement quitter la Bretagne et parcourir, après le coup de fil de l’hôpital, les sept cents kilomètres que j’avais mis entre elle et moi.
En ce qui la concerne, ce fut plus pénible. Elle s’est accrochée à la vie comme un pou à son poil. Que Dieu me préserve d’en faire autant. Je donnerais volontiers quelques années pour partir en faisant un clin d’œil ou mieux encore un doigt d’honneur bien haut. Pauvre femme, ce ne fut pas son cas, cela est certain. Elle qui avait toujours râlé. Pour le coup, a battu des records.
Comme d’habitude Lorenzo ne pourra pas se déplacer. Il a prévu d’envoyer des fleurs mais je parie que je vais finir par le faire à sa place. Mon frère est adorable mais il a toujours été un peu tête en l’air. Malgré ça c’était son enfant préféré. Il était plus malléable. Il aura réussi à lui échapper un tout petit peu au dernier moment, c’est déjà ça.
Bien sûr on récolte ce qu'on sème, mais quand même, quel gâchis. Pour nous comme pour elle. Elle n'aura jamais compris que si l'amour a des conditions, l'affection devient une transaction. Je me rappelle encore, même si c'est vague, notre première rencontre. Les sœurs de l’orphelinat m’avaient soigneusement lavée et parfumée pour l’occasion. J’étais entrée dans le réfectoire un peu inquiète de ce changement dans ma routine, accompagnée de sœur Agathe.
L’odeur détestable du détergeant et de la soupe froide qui m'avait fait plisser le nez ne semblait pas les avoir gênés car ils attendaient sagement. Vêtue d’un ensemble robe et boléro bleu, elle était élégante. Ses yeux myosotis, d’un bleu plus soutenu que ce qu’elle portait, me dévisageaient avec acuité.
- Mouche ton nez et dis maman à la dame ! m’avait dit la sœur en me bousculant un peu.
- Comment s’appelle-t-elle déjà ?
- Nathalie.
- Ce n’est pas très joli, il faudra changer ça.
- Vous pourrez le faire sur les papiers d’adoption sans problème.
- Quel âge a-t-elle ?
- À peine 4 ans.
- C'est déjà beaucoup.
- Elle est propre et autonome, c’est un avantage.
- Certes. Elle n'a pas de maladie ou que sais-je ?
- Rien du tout, c'est une bonne chrétienne. Emmenez-la donc se promener dans le parc. Elle n’a pas le droit d’y aller d’habitude mais c’est une occasion spéciale. Vous pourrez y faire connaissance.
- Tu veux venir avec nous, princesse ? avait dit le monsieur à côté de la femme aux yeux bleus.
Il portait des lunettes, une petite moustache et il me souriait avec un brin de malice.
- Tu veux voir un stylo qui fait de la lumière ?
- De la lumière ?
- Oui, regarde...
Ils revinrent plusieurs fois. Je ne fus pas longue avant de me jeter dans les bras du monsieur que je devais appeler papa. Il était grand et fort, il sentait bon et je trouvais toujours, comme une promesse tacite, le stylo qu’il prenait soin de glisser dans sa poche de devant.
Rien, au cours des années difficiles qui suivirent, n’a réussi à détruire ces instants-là dans ma mémoire. Tous deux sont sortis de ma vie à présent. Il est temps de sabrer le champagne.
Je suis sûre qu’elle gardait une ou deux bonnes bouteilles quelque part. J’en boirai une avec mon mari et mes filles et j’en garderai une pour mon frère.
Que parler d'elle soit pour une fois au moins, une vraie fête.
Annotations
Versions