Quatrième et dernière partie
Astride se lève et s’approche de la vue extérieure. Elle contemple la sphère. Cynthia se rapproche d’elle.
— Pouvons-nous parler de ce qui s’est passé hier ? je lui demande le plus calmement possible.
Toujours debout, Astride observe la sphère.
— Il y a de la vie à l’extérieur. Il y a des personnes qui n’apprécient pas que vous nous parquiez comme des animaux pendant des mois.
— Vous considérez avoir été traitée comme un animal ?
— Comme un cobaye, oui. Tous les jours on a sollicité ma mémoire. On a réveillé des souvenirs que je n’arrive toujours pas à comprendre. Vous avez toujours eu les réponses, mais vous avez choisi de ne pas me les donner.
— Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé hier ?
Elle me tourne le dos, mais je peux voir que ses pouces ont trouvé refuge dans ses mains. Elle a raison, nous avons tous nos signes de nervosité.
— J’étais dans mon appartement lors du piratage. Les écrans se sont mis à diffuser des images de l’extérieur. Cela ressemblait à un journal télévisé, mais dura peu. Peut-être une minute. Ça parlait de nous, les Revenus. Nous sommes de plus en plus nombreux. Ce centre n’est qu’un parmi d’autres. Il y en a des centaines essayant de nous gérer. Les images disaient que certains d’entre nous ne revoyaient jamais l’extérieur. Certains n’ont plus de famille, plus de moyen de réadaptation. Certains reviennent plus jeunes, comme moi. Comme si l’épreuve n’était pas assez difficile. J’espère au moins que leur stratégie a fonctionné pour eux.
Je fais un pas vers elle et prends une grande inspiration.
— Les Sphériques ont connu d’autres planètes avant la Terre. Ils ont mis au point ce plan après avoir été repoussés plusieurs fois. Tous les gouvernements du monde ont dû les écouter. Avec le temps, ils ont connu un changement de gouvernance et ont décidé de rendre ceux qu’ils avaient pris. Cela n’était pas prévu. Les restitutions se sont d’abord faites au compte-goutte. Il n’y avait pas de protocole sur Terre. Le choc était brutal. Ces Revenus ont connu diverses fins. Pour beaucoup il n’a pas été possible de se réadapter. Nous avons mis en place ces centres. Notre but est de vous réintégrer à la vie normale.
— En quelle année sommes-nous ?
Sa question me surprend. Plus encore son regard. Pour la première fois, elle me regarde. Ses yeux me transpercent. Ses beaux yeux.
— Sommes-nous en 2048 ?
Elle ne détourne plus son regard. C’est moi qui le fais. Je crois que je rougis.
— Peut-être est-il préférable que vous vous asseyiez.
C’est moi qui baisse la tête désormais. Je dois être courageux. J’ai tant de choses à lui dire. Cynthia lui a pris le bras et l’aide à s’installer. Elle a dû la relever tant de fois déjà. Astride pose la main sur la sienne et la retient. Une fois de plus. Leurs regards humides se croisent. Cynthia a un geste interdit. Elle lui embrasse le front. Elle essaie, mais aucun mot n’arrive à franchir ses lèvres. Elle fait un pas en arrière et se met à pleurer, en silence. Elle essuie ses yeux avec ses manches.
— Votre mari est ici, je crois vous l’avoir déjà dit.
Astride hoche la tête.
— Nous sommes en 2063.
Elle répète la date plusieurs fois. Elle fixe de nouveau le sol. Cela nous fait un point commun, je n’arrive plus à quitter le parquet des yeux.
— Vous lui avez parlé de moi ? me demande-t-elle.
— Bien sûr.
— Cela n’a pas dû être facile pour vous.
— Nous tenons informées les familles dès le premier jour. C’est notre travail.
Je l’entends sourire. Je suis assis juste en face d’elle. Nous n’avons jamais été aussi près. Je vois les larmes dans ses yeux.
— Il y a eu votre nom dans les images d’hier.
J’ai la chair de poule.
— J’avais remarqué votre élégance, mais vous avez aussi sa gestuelle. Le fait de jouer avec votre montre, vous le tenez de lui. Maintenant que je suis face à vous, je m’en rends compte. Vous avez les yeux de votre père.
Je n’y arrive plus. C’est à mon tour de me mettre à pleurer.
— Cela doit être difficile de gérer la première femme de votre père ?
Je ne pensais pas que ce serait si dur. Je dois tout lui dire, maintenant. Je suis si faible face à elle.
— Tu n’as toujours pas compris ?
— Je ne pense pas que cette étrange proximité vous autorise ce genre de familiarité.
Je lui prends la main. Délicatement. Elle est douce.
— Papa n’a jamais connu d’autre femme. Il n’y a toujours eu que toi, Maman.
Astride. Ma mère. Maman. Maman ne dit rien. Elle reste bouche bée.
— Je m’en rappellerai, dit-elle furieuse en s’éloignant.
— Tu t’en souviens. C’est l’un de tes premiers souvenirs revenus. Papa se penche vers toi et te dit que vous l’avez fait.
Maman s’est levée. Elle semble ne pas comprendre. Elle ne le peut pas. Elle cherche dans ses souvenirs. Elle rattache cette information à ses souvenirs.
— Nous l’avons fait, dit-elle. Nous avons fait la plus belle chose du monde. C’est vous ? C’est, toi ? Eliott ?
Je me rapproche d’elle. Ma mère est devant moi. Plus jeune que moi, mais elle est là.
— Est-ce que je peux te prendre dans mes bras, Maman ?
Pour toute réponse, elle me sourit. Je passe mes bras autour d’elle sans savoir comment faire. La dernière fois, mon corps tenait intégralement dans ses bras. Timidement, elle m’enlace à son tour.
— Je suis désolée de ne pas avoir été là.
— Tu n’y es pour rien.
— Je suis tellement désolée. Je voulais d’une grande famille et je vous ai laissé tous les deux.
Pendant toutes ces années, j’avais la chance d’avoir des souvenirs d’elle. J’avais cette chance. Je recule un peu. Elle attend ça depuis des mois.
— Encore un effort, Maman. Rappelles-toi, nous n’étions pas que tous les deux.
Maman me regarde avec ce regard perdu. Celui de ses premiers jours ici.
— Cherche dans tes souvenirs. Je sais qu’elle est là.
— Elle ?
Je hoche la tête. Ses yeux sont dans les miens.
— Une fille ? J’ai eu une fille ?
Je murmure un oui.
— Est-ce qu’elle ressemble à ma mère ?
Je n’ai pas le temps de lui répondre que Maman se rapproche de Cynthia. Elle a juste eu le temps de la prendre dans ses bras avant de s’effondrer.
C’est à notre tour d’attendre et c’est insupportable. Nous sommes tous présents derrière une vitre sans tain. Maman est dans une chambre, des perfusions dans le bras. Nous sommes tous là. Papa bien sûr qui panique complètement. Toute notre vie, nous avons eu un Papa sûr de lui qui prenait tout à la rigolade. Je n’ai pas souvenir de l’avoir déjà vu dans cet état. Papi et Mamie, eux sont ravis du retour de leur fille. Avec la technologie apportée par les Sphériques, ils ont plusieurs décennies pour se retrouver.
Cynthia est assise derrière moi. Tous les deux nous avons bataillé pour nous occuper d’elle. Nous occuper de notre mère Revenue. Toutes nos vies ont été décidées par ça. Nous étions les seuls enfants dont la mère avait disparu. Cynthia était si jeune qu’elle n’avait jamais dit le mot maman. Nous avons milité pour que le gouvernement discute avec les Sphériques. Nous nous sommes engagés les premiers dans les centres. Nous avons gravi les échelons pour être là à son retour. Nous avons résisté quand le gouvernement a voulu nous retirer. Quand enfin, l’une des Revenue était notre Maman.
— Flora, crie Papa.
Ma nièce est une fugueuse récidiviste. Elle se faufile jusqu’à la chambre de Maman. Papa la suit. Il ne peut pas s’empêcher de se rapprocher d’elle. Il reste trop longtemps. Non ! Il lui parle. Maman a les yeux grands ouverts. Ils discutent tous les deux. Les bras m’en tombent, littéralement. Tout le monde le remarque et se précipite derrière moi. Sans un bruit, nous observons ce moment. Plusieurs décennies que nous l’attendons.
— On peut y aller nous aussi ? me demande Mamie.
Personne n’attend une quelconque réponse de ma part avant de se précipiter dans sa chambre. Sauf Cynthia. Elle vient vers moi.
— Tu vas bien ? je lui demande.
— On va lui dire la vérité ? Toute la vérité ?
— On ne le fait pas pour les autres.
— Les autres ne savent pas. Nous, nous savons que ce n’est pas elle.
— C’est Maman !
— Eliott.
Je lui coupe la parole.
— C’est son ADN et ce sont ses souvenirs. C’est ce qui se rapproche le plus de notre mère.
Cynthia se blottit contre moi.
— J’espérais la retrouver, elle. Tu comprends ?
Moi aussi, j’aurais préféré que ce soit elle qui revienne. Nous seuls savons la vérité. Les Revenus rajeunis proviennent de caisson cryogénique défectueux, c’est vrai. Tout le monde a accepté cette explication. C’est en partie un mensonge. Un mensonge préférable à la vérité. Les Sphériques n’apportent pas d’importance aux corps. Ils gardent les souvenirs et fournissent de nouveaux corps au besoin.
— Moi aussi, je l’espérais, je lui dis.
Notre mère est morte dans un caisson cryogénique défectueux. Tous les Revenus plus jeunes sont des clones. Sous mes yeux, mon épouse se présente à Maman. Sous mes yeux, mon épouse se présente au clone de Maman.
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