Chapitre 10 : Les règles
Lorsque le jour se leva, cela faisait maintenant un mois que les portes de la Tour s'étaient ouvertes. Beaucoup de choses s'étaient produites, les premières amitiés et rivalités étaient nées dans le creuset qu'était Re'Shiyth. Des premiers cours qui avait fait prendre conscience de l'immensité de la Tour, au désespoir induit par la visite du Roi Pur, jusqu'aux exercices pratiques ayant révélé la supériorité inconditionnelle des descendants des Dix Grandes Maisons, tout avait conduit à ce moment, à cette journée fatidique. L'anxiété étouffait les couloirs de la citadelle volante, car venait maintenant l'aboutissement : l'Épreuve.
Derrière les vitres de sa cellule, Gabriel observait les détenus être regroupés au centre du complexe pénitencier. Comme l'endroit était dépourvu de fenêtre et sans cesse éclairé par la même lumière artificielle, il avait progressivement perdu toute notion du temps. Il se doutait cependant de ce qui se tramait, alors qu'on le sortait à son tour.
Ce doit être le jour J. Mais sommes-nous encore considérés comme des participants ?
Alors qu'il rejoignait la foule en contrebas, une sinistre présence surgit dans son dos.
- Le moment est venu, Loup.
Harag arborait une expression heureuse. Maintenant qu'il le voyait de plus près, Gabriel constatait qu'il était nettement plus impressionnant. Il était très grand, proche du mètre 90, et particulièrement bien taillé. Son teint pâle et ses cheveux clairs, presque blancs, étaient typiques des gens de l'est de l'Asie. Sa démarche assurée, presque bestiale, débordait d'une vitalité sauvage que l'on ne retrouvait que dans les coins les plus reculés de la planète. Elle était annonciatrice de la chasse à venir. L'humiliation avait été le plus puissant des moteurs, et il n'était maintenant plus que l'esclave de son désir de revanche. Qu'importe l'Épreuve, qu'importe son futur, il ne souhaitait que traquer puis abattre la proie qui l'avait blessée dans son orgueil de dominant.
Gabriel connaissait la cible de toute cette folie. Durant son séjour ici, il avait cherché à comprendre ses propres sentiments. Le malaise qu'il ressentait en pensant à elle. Cette fureur qui s'emparait de lui quand on la menaçait. Il s'était creusé la tête, s'était torturé l'esprit. Cette obsession, à appréhender ce qui se jouait en lui, l'avait rongé. Aujourd'hui encore, il n'avait pas de réponse. Mais une certitude était née : son désir intense de la protéger envers et contre tout. Jusqu'à présent, ramener Élise à la vie avait été son unique source de motivation. Mais quelque chose avait changé. Il ne pouvait repousser cette lumière grandissante, qui le renvoyait à son plus lointain passé. Aussi avait-il accepté de se faire submerger. Alors, pendant qu'Harag le dépassait, il l'observa calmement, convaincu. À leur prochaine rencontre, le prédateur devra périr.
La personne qui vint chercher Agdhim et les autres n'était pas Yakha. Un homme dans la quarantaine la remplaçait, expliquant que la superviseuse était indisponible, occupée par une mission urgente et imprévue de la plus haute importance. Agdhim n'était pas dupe face à cette vérité travestie. La nuit dernière, les murs avaient tremblé. Quelque chose s'était produit. Quelque chose de grave, suffisamment pour que l'impeccable langage corporel du nouveau guide trahisse un trouble presque imperceptible. Plus rien n'échappait à son regard acéré. Un mois durant, il avait eu l'occasion d'étudier les administrateurs, de les comprendre. Ces gens étaient une élite ayant un jour atteint le sommet avant de se soumettre à l'empire pour y travailler. Leur armure émotionnelle était presque sans faille, ne filtrant que les sentiments qu'ils acceptaient de dévoiler. Néanmoins, le malaise de celui-ci était inhabituel, rappelant la conduite de Yakha avant la visite du Roi Pur. Une insidieuse pensée commença à ramper au fond de son esprit sans qu'il parvienne à l'étouffer.
Serait-ce en rapport avec Gabriel ? Ce n'est qu'une impression, mais elle semblait se comporter différemment avec lui.
La crainte de ne pas être en mesure de le retrouver était telle qu'elle fissura son apparente sérénité.
- C'est quoi cette tronche ? J'ai du mal à t'imaginer troublé par quoi que ce soit !
Huori s'était glissée à ses côtés pendant qu'on les guidait dans les couloirs. La jeune femme le scrutait avec un air espiègle, amusée par la découverte chez Agdhim d'une facette plus humaine. Néanmoins, en constatant que c'était sérieux, l'ombre de l'inquiétude effleura la surface de son visage mignon. Elle soupira, avant de lui administrer par surprise une violente claque dans le dos.
- On se reprend, garçon ! Ce n’est pas ton genre d'être ainsi !
L'impact bouscula Agdhim tant physiquement qu'émotionnellement. Réalisant que la jeune femme essayait de l'encourager à sa manière, il réagit.
- Tsss, tu débordes peut-être de confiance parce que tu es bien classé, mais rien n'est encore joué, ma vieille ! répondit-il avec un sourire taquin.
- Ma vieille ? Je rêve, n'oublie pas que tu t'adresses à une dame de haute naissance !
Pendant un instant, elle le fixa sérieusement, avant d'éclater de rire. À son tour, Agdhim ne put se contenir, partageant un moment d'allégresse avec elle. D'un geste, l'administrateur leur intima de conserver un comportement approprié.
- Comme c'est touchant, voilà qu'ils craquent ! murmura Vranill.
Ils ne tombèrent pas dans le piège de la provocation, trop occupés à essayer de reprendre leur calme. Au moment où ils semblaient y parvenir, les gloussements étouffés de Emma les firent à nouveau flancher. Cette fois, ils reçurent de sérieuses remontrances de la part du guide qui n'entamèrent en rien leur bonne humeur. Même Viktor, le solitaire, eut un discret sourire sympathique quand ils échangèrent, comme des enfants des petits coups complices sur les épaules. Durant ces interactions, Agdhim réalisa alors que son appréhension avait disparu. Il ralentit momentanément pour laisser le reste du groupe passer devant. Une chaleur nouvelle s'était allumée dans son cœur, une sensation inconnue et dont il comprenait malgré tout instinctivement la signification. Toute sa vie n'avait été faite que d'épopée, d'aventure, de trahison. Il avait tissé de nombreux liens, tous factices, pour le bien de ses missions. Pourtant, aujourd'hui, quand il contemplait Huori et Emma, il ne voyait pas cette artificialité. Il n'y parvenait pas. Un sourire discret germa sur son visage, teinté de tristesse.
C'est donc ça, l'amitié ? J'aurais tant aimé en faire l'expérience dans d'autres circonstances... Mais c'est aussi pour ça que je dois aller jusqu'au bout. Pour protéger ses rires, pour prolonger ces instants de joie.
En remarquant la volontaire mise en retrait du nomade, Huori l'interrogea du regard. Emma, plus discrète, en fit de même. Il répondit aux deux par un sourire, souhaitant sincèrement ne pas les inquiéter. Il n'avait pas oublié sa mission première. Mais pour aujourd'hui, il décida de ne pas la prioriser. Qu'importe ce qui devait se passer, il avait la ferme intention d'aider les deux jeunes femmes à réussir.
Au terme d'innombrables escaliers et couloirs, Agdhim et les autres pénétrèrent dans un vaste complexe portuaire. À peine posait-il un pied dedans qu'une puissante bourrasque souffla. Le bras en opposition, le nomade découvrait que Re'Shiyth n'avait pas encore livré tous ses secrets. Accroché au flanc de la citadelle, le hangar ressemblait à une excroissance étrangère, avec ses parois métalliques contrastantes avec les vieilles pierres. Un pan tout entier était ouvert sur l'extérieur, révélant un ciel bleu constellé d'épais nuages aux formes variées. Des milliers d'aéronefs s'y déversaient, à l'image d'une tumeur libérant ses cellules viciées. Chacun des vaisseaux de cette gigantesque flotte abritait en son sein des Candidats escortés par un superviseur. Tous prenaient la même direction, celle d'îles volantes lointaines qui se laissait deviner dans les ombres nuageuses. C'était un spectacle suffisamment impressionnant pour subtiliser un sifflement à Agdhim. Le groupe se dirigea vers l'un des nombreux bâtiments encore à quai. Plus grand qu'une calèche, l'engin avait une ligne brute, dotée de deux ailes sur les côtés dans lesquelles tournaient des hélices. L'entrée se situait à l'arrière, par une passerelle qui se déploya à leur approche. Pendant que les autres commencèrent à l'emprunter, Agdhim s'arrêta momentanément et se retourna. Vainement, il essaya de trouver du regard l'un des deux faciès qu'il espérait apercevoir ici. Mais point d'Amélia ni de Gabriel.
- Vous hésitez, Candidat ? demanda l'administrateur. Vous avez encore parfaitement le droit de renoncer.
D'un geste, le nomade déclina avant de pénétrer dans les entrailles de la bête. À l'intérieur, la pression se fit soudain plus prégnante. L'espace était exigu, avec des sièges placés côte à côte le long des deux parois. Vu qu'il était le dernier debout, le jeune homme n'eut pas le choix et se retrouva loin de ses deux amies. Comme un coup du sort, la personne assise à côté de lui était Margot, qui fuyait tout contact visuel. Malgré la tournure malheureuse qu'avait prise leur relation, il lui adressa tout de même un petit mot d'encouragement. Seul le silence lui répondit.
Pendant ce temps, le superviseur était entré à son tour et après une ultime vérification alla taper du poing sur la paroi qui les séparait du poste de pilotage. Immédiatement, le vaisseau s'agita brusquement et commença à prendre de l'altitude pendant que la plateforme se refermait. Malgré les soubresauts, l'administrateur s'avança sans peine entre les deux rangées.
- Votre attention à tous. L'examen à venir mêle coopération et trahison. Physique et réflexion, tout sera mis à contribution pour jauger vos capacités et vous permettrez d'en triompher en suivant la voie que vous jugez la plus appropriée. Durant le trajet qui nous amène, je vais vous présenter les quelques règles qui le régissent. Retenez les biens : une fois arrivé, vous serez livré à vous-même.
Il marqua un arrêt, constatant que seul le bruit des machines perturbait le silence. Satisfait, il distribua à chacun des petites boites rectangulaires dotées d'un écran éteint. Quand tout le monde en reçut un, les explications commencèrent.
- Votre groupe va être déposé sur l'une des îles de cet archipel céleste. Cet endroit, dans son ensemble, est l'arène dans laquelle vous allez mettre vos vies en jeu pour espérer réaliser vos rêves. Une fois tous les Candidats sur place, l'Épreuve sera officiellement lancée, et l'appareil que je viens de vous donner s'activera. Prenez le bien en main, il sera votre boussole pour les prochaines heures.
Ce faisant, il appuya sur celui qu'il tenait en guise d'exemple. L'écran s'alluma aussitôt, révélant un texte flouté.
- Vous trouverez dessus les informations essentielles. Commençons par la plus importante. Elle concerne ce nombre tout en haut.
Agdhim regarda à l'endroit indiqué sur son propre appareil. "896" était inscrit, sans plus de précision.
- Tout au long de votre séjour, vous avez été évalué sur plusieurs critères, allant de votre comportement au quotidien à vos résultats durant les cours. Toutes ses données ont permis d'établir un classement final. Ce nombre représente votre place dans ce classement, mais aussi la somme que vous engendrez en cas d'élimination. Vous comprendrez rapidement ce que cela signifie. Mais pour l'heure, intéressons-nous à la seconde information. L'Épreuve se déroule en équipe, composée des gens avec qui vous vivez depuis plusieurs semaines maintenant.
Agdhim regarda en direction d'Einar en grimaçant. Devait-il vraiment coopérer avec ce type et ses sbires ? Indifférent à l'animosité entre les Candidats, l'administrateur poursuivit ses explications.
- Chaque équipe en traque une autre, jouant donc le double rôle de chasseur et de proie. Cela a également son importance, comme vous allez le comprendre rapidement. Le but de l'Épreuve est de franchir l'un des deux portails pour rejoindre le Second Étage. Pour y parvenir, deux chemins s'offrent à vous. Premièrement, la solution la plus simple est d'éliminer intégralement l'équipe que vous avez pour cible.
- Comment fait-on pour ... éliminer ? demanda subitement Margot, inquiète.
L'administrateur se retourna calmement vers elle, stoïque.
- Dois-je réellement vous expliquer quelque chose d'aussi évident ? (alors que l'horreur et l'excitation se peignaient sur les visages, l'administrateur reprit, tranquillement.) Une fois cette tâche accomplie, vous trouverez le portail dévolu à cette approche à l'extrémité est de l'archipel, celui-ci ne s'activant qu'en cas de réussite. Voilà pour la première méthode, qui présente l'avantage d'être facile à comprendre, et d'être réalisable dès le début, contrairement à la seconde. (il marqua un nouveau temps d'arrêt en consultant l'appareil, avant de désigner ce qui était apparu sur son moniteur.) Celle-ci s'articule autour d'une cagnotte, que chaque élimination fait augmenter plus ou moins. Ceux occupant le haut du classement des Candidats de Re'Shiyth rapportent peu de points, et inversement.
- Ah ! Donc tuer les faibles est sacrément rentable ! s'enthousiasma Durk.
- Il existe également des cas particuliers identifiables par un brassard, dont la valeur est encore plus importante, poursuivit l'administrateur. Toujours est-il, une fois la cagnotte remplie, alors un second portail situé au centre de l'archipel s'ouvre pour tous le monde. Cependant, prenez garde ! Le nombre de passages est limité. Quand celle-ci est atteinte, les deux portails se verrouillent, définitivement.
Au coeur du florilège d'expressions contrastées, le visage d'Agdhim n’extériorisait rien. Tout était clair désormais.
Tuer ou être tué. Voilà en quoi consiste la nature véritable de "l'Épreuve". Une abjecte méthode pour se débarrasser des gens entrants dans la Tour tout en préparant les enfants de l'empire. Et pour ceux refusant de se plier à un jeu aussi injuste, un lent trépas les attend dans les cieux.
- Vous disposez désormais des informations essentielles, reprit l'administrateur. Il reste cependant encore un peu de temps avant l'atterrissage, et une dernière spécificité à vous communiquer. Au bout de dix minutes, une personne sélectionnée aléatoirement dans chacun des groupes recevra un outil supplémentaire pour réussir l'Épreuve. Elle aura la possibilité de donner sa position géographique à ceux traquant son équipe. Si jamais ses coéquipiers se font éliminer de cette manière, alors, elle pourra franchir le portail.
Cette fois, le doute s'immisça même chez les plus confiants. Agdhim saisit pleinement le message véhiculé par cette compétition sanglante. L'Ascension ne valorisait pas la camaraderie et l'entraide. Être en groupe n'était qu'un prétexte pour générer des situations de méfiance et briser tout sentiment amical envers les autres. La finalité de tout ça était on ne peut plus claire : l'individualisme comme valeur cardinale. Agdhim eut une sombre pensée pour ceux ayant mis en place un système aussi pernicieux. Tout en réalisant qu'il n'avait décidément rien à envier à son monstrueux maître.
Seuls ceux ayant abandonné toute humanité peuvent espérer dompter le pouvoir.
Pour autant, était-ce vraiment la paix qu'il convoitait ? Une image se matérialisa dans son esprit. Celle de Gabriel.
Quelle aurait été ta réaction ? Que penserais-tu de tout ça ?
Les pensionnaires de la prison furent conduits au sein d’un port désert où les attendaient cinq transporteurs de taille similaire. Ils stationnaient en lévitation à côté de quais donnant dans le vide, insensible aux conditions météorologiques extrêmes. Un par un, ils furent appelés à rejoindre l’un des vaisseaux, et des colonnes se dessinèrent peu à peu.
- Harag Ganbat, embarcadère numéro quatre.
En entendant son nom, l’homme se retourna une dernière fois vers son ancien voisin, sans dissimuler son excitation malsaine.
- C’est ici que nos routes se séparent, Loup. Toi et moi on est de la même espèce, ça m’ennuierait de devoir te tuer. Alors, évitons de nous croiser à nouveau ! lança-t-il en le saluant de la main.
Pendant qu’il s’éloignait, Gabriel songea sombrement que c’était pourtant ce qui les attendait.
Nous appartenons effectivement à la même espèce. Celle des monstres. Le meurtre est dans notre sang, la souffrance, notre vieille compagne. Mais nos natures profondes diffèrent, la finalité n’est pas la même. Tu prends du plaisir dans cet acte impardonnable. Alors que moi, je le fais par nécessité.
- Gabriel Ordane, embarcadère numéro deux.
Pour le moment néanmoins, le destin avait décidé de les séparer, ce qui ne faisait pas ses affaires. Tant que planera cette épée de Damoclès sur l'ombre de la jeune femme, il ne pourra se concentrer sur son objectif initial. Il devait se débarrasser du prédateur, si possible à l’abri des regards, d’autant qu’il ignorait encore en quoi consisterait l’Épreuve. Pendant qu’il grimpait, il jeta un dernier coup d’œil en direction du quatrième transporteur, sans apercevoir Harag. Dépité, il pénétra dans l’habitacle en imitant le reste des Candidats qui s’installaient docilement sur des sièges. En proie à ses ruminations, il essaya de penser à autre chose. Pour la première fois, il porta de l’intérêt à ceux l'entourant, et le constat était saisissant. Malgré les nombreux regards mauvais, rayonnant de sombres intentions, il fut surtout surpris de relever la prédominance de personnes tout à fait lambda, perdues et intimidées par la tournure des événements. Gabriel songea que les motifs d’enfermement devaient être particulièrement sévères pour que ces pauvres souris atterrissent au milieu d'un tel nid de vipères. Soudain, il manqua de trébucher, bousculer par un grand gaillard chauve.
- Bouge, tu me gênes, dit-il en le toisant avec un air exécrable.
Derrière, ses acolytes ricanèrent et plusieurs d’entre eux l'imitèrent en donnant des coups d'épaule au jeune homme. Gabriel ne répliqua pas, parfaitement insensible à ce type de comportement. Constatant cela, le sourire du colosse s’estompa et en pestant, il reprit son vagabondage parmi les rangées, à la recherche d’une victime plus coopérative.
Des insectes…
Gabriel secoua la tête pour évacuer cette froide pensée, avant de finalement s’asseoir à son tour. Les sièges n’étaient pas confortables, car tel n’était pas la raison d’être de ce genre de véhicule. Pourtant, il fut soudainement si las que la fatigue le gagna au point de lui faire fermer les yeux pour les reposer. Mais alors qu'il s'abandonnait doucement au sommeil, une voix aiguë le tira de sa torpeur. Escorté par deux administrateurs, un homme vêtu d'une longue toge sombre avait pris place derrière le pupitre installé sur une estrade surplombant les Candidats.
- Pêcheurs, pêcheuses ! Vous vous êtes rendu coupable, d’une manière ou d’une autre, d’un acte ou d’une situation contraire à la Loi et à la morale ! déclama-t-il. Vous vous êtes montré indigne de la Tour, indigne de son empire, indigne de la mansuétude de ses Rois. Par conséquent, vous avez été puni, condamné à l'isolement.
Au milieu des nombreux murmures surpris, et des quelques remarques moqueuses, Gabriel fronça les sourcils devant un tel prosélytisme.
- SI-LEN-CE ! éructa-t-il avant de reprendre son sermon. Si les Rois sont impitoyables avec ceux ayant troublé leur paix sacrée, ils font également preuve de miséricorde pour celui souhaitant sincèrement expier sa faute. Une brebis égarée a toujours la possibilité de retrouver le chemin vers la lumière, vers l'amour total et inconditionnel de nos Dieux. Ce jour est l'un de ces moments où vous pouvez faire acte de pénitence !
Le prêtre marqua alors une pause, son regard soudainement exalté balayant l'assemblée. Pas un bruit ne fit suite à cette interruption. La salle venait d'être plongée dans le trouble. Pour la seconde fois, la véritable nature de la civilisation de la Tour dévoilait ses sombres atours. Gabriel frissonna en repensant à la tragique visite du Roi Pur. De toutes les folies engendrées par l’homme, la religion était probablement la pire. Elle poussait au fanatisme, et inéluctablement, à la haine, au suicide de la raison, à la fin de la compassion. Quand une entité politique se retrouvait gangrenée par cette mauvaise herbe, alors il se transformait en monstre, dévorant impitoyablement les "hérétiques".
- Oui, le moment est bien venu ! reprit-il avec une ferveur décuplée. Mais, la tâche qui vous attend sera d’autant plus ardue. Le chemin de la rédemption est parsemé d'embuches, car le pardon se mérite. Qu’importe vos exploits passés, qu’importe vos compétences, aux yeux des Dieux, seul compte maintenant vos actes à venir. Montrez donc que vous avez changé. Que dorénavant, votre foi sera inébranlable, que jamais plus vous n’irez à l’encontre de la Tour, de ses valeurs, de son histoire !
Pendant qu'il continuait de s'agiter comme un possédé derrière son pupitre, des gens circulèrent dans les rangs en leur remettant un petit appareil, ainsi qu'un bandeau où figurait une étoile inversée. Quand Gabriel reçut le sien, l'écran s'alluma, révélant plusieurs informations. La plus évidente était un chiffre : 2000. En redressant la tête, il découvrit que le religieux était escorté dehors, et qu'un autre individu prenait sa place. Celui-ci portait l'uniforme des administrateurs, bien que le sien soit quelque peu négligé.
- Allo, allo. Votre attention s'il vous plaît, demanda-t-il en bâillant. Si vous ne m'écoutez pas, vous pouvez dire adieu à vos chances de réussir l'Épreuve. (la remarque fit mouche et le silence revint soudainement.) C'est bon ? Bon, concentrez-vous, car je ne me répéterais pas. Comme l'a dit notre honorable magister, vous n'êtes que la lie de l'humanité. Mais une occasion de vous racheter vous est offerte. Pour ce faire, vous devrez abattre une liste de cinq personnes qui vous sera communiquée d'ici peu. (il se gratta le menton, réfléchissant s'il n'avait pas négligé une information importante.) Ah, oui. N'oubliez pas de porter le brassard que l'on vous a remis. Ceux le retirant en cours d'épreuve seront automatiquement disqualifiés. Voilà, bonne chance à tous.
Sur cette énigmatique mise en garde, l'administrateur recula, et sortit une cigarette de son manteau. Interdite par son comportement, la foule explosa soudainement, et les questions et remarques fusèrent dans le désordre le plus complet.
- Une liste ? De quoi parle-t-il ?
- C'est quoi ce brassard ?
- J'ai rien compris le vieux, soit plus clair !
- Abattre ? Vous voulez dire qu'on peut tuer ?
- Doit-on seulement se contenter des gens sur notre liste, ou pouvons-nous "abattre" toute personne que nous croiserons ?
- Ça promet d'être sacrément amusant !
Alors que les officiels peinaient à maintenir un semblant d'ordre, l'administrateur blasé bailla à nouveau avant de descendre nonchalamment de l'estrade. Il ignora tous ceux essayant de l'interpeler, expulsant la fumée de sa cigarette avec un regard vide. Gabriel l'observa un moment, puis attacha son brassard, résigné à l'idée de devoir verser le sang. Il sentit son appareil vibrer, annonçant la liste. Soupirant, il jeta un œil dessus.
Les quatre premiers noms lui étaient inconnus, ainsi que les visages les accompagnant. Le dernier était celui d'une certaine Klein. Emma Klein.
Annotations