Chapitre 14 : La réunion
Noir. L’espace tout entier était teinté de cette couleur, dépourvu de la moindre aspérité. Aussi, quand clignota la première lumière, ce fut comme un acte fondateur, façonnant au cours de ce bref instant les pourtours d’une salle majestueuse, mais austère. En se répétant, elle dessina avec une précision toujours plus accrue la carte de la pièce. Les murs en marbre blanc nus surplombaient l’unique mobilier, une longue table rectangulaire en ardoise dont la base se confondait avec le sol carreler. Ce clignotement solitaire s’accompagna bientôt d’un premier écho, puis d’un second, et soudain on en compta dix, émettant à intervalle régulier des flashs. Quatre silhouettes en armures, aussi immobiles que des statues, gardaient les deux portes qui composaient la pièce. Une dernière se terrait dans les ténèbres survivantes, au côté d'une chaise présidant la longue table. Ailleurs, les spots incrustés à même l’ardoise se stabilisaient jusqu’à persister pour donner forme. À ce moment-là, l’homme caché dans l’obscurité s’avança et salua les projections d’une élégante révérence. Puis, tout en se redressant, il s’adressa à eux d’une voix chantante.
- Glorieux Conquérants, merci d’honorer ces murs de votre auguste présence. L’ordre du jour est le suivant : Son Altesse Sylvestras Aryanna, Roi Pur et dirigeant du Premier Étage, a eu l’occasion au cours de la phase de test des Candidats d’observer une anomalie qu’il souhaite soumettre au jugement de ses pairs.
Seul le grésillement des projecteurs lui répondit. Ce flagrant manque d’enthousiasme n'empêcha pas le chambellan de poursuivre.
- Un rapport précis des faits vous a été transmis. Pour ceux n’ayant pas eu l’opportunité de le consulter, voici un rapide compte-rendu…
L'une des images se troubla, et une voix grave à la sonorité inhumaine retentit alors.
- Tu peux disposer maintenant.
Le serviteur, jusqu’ici assuré dans ses paroles et gestes, se retira poliment, le teint livide.
- Salutation, chers amis, reprit Sylvestras. Cela fait bien longtemps que nous n’avions pas eu à nous réunir, et je suis désolé qu’un tel événement soit motivé par d’inquiétantes nouvelles.
Un interminable soupir accueillit son annonce.
- Sylv… Toujours autant dramatique à ce que je vois.
- Nos enfants sont nombreux à être morts ! s’indigna la représentante des Lars Bie, une femme surnommée l’Alchimiste d’Or. Il n’y a rien de plus préoccupant que l’Épreuve de cette année !
D’abord pantois, le Roi de la Conquête éclata de rire.
- Ah bon ? Vous me l’apprenez !
- Un peu de sérieux, Barakeleth, intervint la Reine Bâtisseuse. Sylvestras, tu as notre pleine attention.
L’intéressé poursuivit ses explications.
- Comme mentionné par Elundia, nombreux sont nos descendants à avoir péri cette semaine. Cette anomalie statistique n’a rien de normal, même si j’ai ma part de responsabilité dedans.
- Qu’importe. Viens-en au fait, l'exhorta le Roi Savant.
- Vous avez dû le ressentir, les portes de la Tour ont été forcées. Trois fois. Et après investigation, j’ai été en mesure d’identifier l’origine de la première.
Cette fois-ci, personne n’interrompit le Roi Pur. Les Conquérants entretenaient une relation particulière avec la Tour. La moindre perturbation, le moindre sursaut ; rien ne leur échappait. Aussi cette affirmation ne saurait être remise en cause. Car même le plus septique quant à la nature de cette menace ne pouvait occulter cette réalité.
Une image en trois dimensions surgit au-dessus de la table. Elle représentait un jeune homme, avec des informations liées à son statut de Candidat.
- Gabriel Ordane, candidat n°1848.
- Elle me semble pas bien méchante ta bestiole… observa Barakeleth
- Ne te fie pas à son apparence. Il est responsable de la débâcle de la Première Épreuve et a joué un rôle clé dans l’élimination du prodige de ta Maison.
- Prodige ? Aaaah, ça me revient maintenant ! Einar, c’est ça ?
- Une grande perte. Ses résultats le promettaient à un brillant avenir, déplora Sylvestras.
- Baaah ! Inutile de s’apitoyer dessus ! Sa mort n’est due qu’à sa propre faiblesse. Et puis, j’en ai une pléthore d'autre chez moi !
Agacé par cette énième digression, le reste de la réunion invita le Roi Pur à poursuivre. Celui-ci répondit par une vidéo. Elle était centrée sur le suspect lors d’un massacre, qui se mouvait avec brutalité entre les corps écharpés.
- Il se débrouille bien, oui, releva la Reine Indomptable. Mais je ne vois pas ce qui cloche dedans.
Plusieurs d’entre eux obtempérèrent, puis la scène changea, montrant un nouveau champ de bataille considérable. Alors que les combats faisaient rage, le son grandiose d’un clairon retentit, accompagné d’une importante lumière, saturant l’image. Néanmoins, malgré la qualité moindre, la figure familière du suspect apparut comme étant à l’origine de cette luminosité soudaine. La séquence eut l’effet escompté : personne ne pouvait rester indifférent face à cette découverte.
- Vous savez tous ce que signifient ces attributs, insista Sylvestras. Maintenant, observez bien la suite.
En écho à sa recommandation, plusieurs étrangetés eurent lieu. Des individus mortellement blessés titubèrent, immaculés, et progressivement l’absence de conséquence força l’arrêt momentané des affrontements. Plus personne ne pouvait réfuter le problème.
- Serait-ce… un Magicien ? demanda Elundia.
Un long silence accueillit cette question solitaire. L’Alchimiste d’Or avait passé toute sa vie dans la Tour, sans possibilité de voir la Véritable Magie de ses yeux. Mais pour les Conquérants, nés à l’Extérieur à une époque où les miracles existaient encore, il n’y avait pas le moindre doute.
- Mais où le problème ? reprit-elle. N’est-ce pas l’un d’eux qui a vengé mon père et nous a sauvés de la Lune Pourpre ?
- Elundia… Votre naïveté est adorable ! s’amusa le Roi Sage.
À nouveau, ce fut le chaos, ce dont Sylvestras se réjouissait. Ses pairs avaient enfin pris conscience de la nature exceptionnelle de la situation. Patiemment, il attendit jusqu’à être interpelé.
- Sylvestras, que préconises-tu ? Tu es celui ayant provoqué cette réunion, j’en conclus que tu as déjà une idée bien précise sur la façon de gérer cette "anomalie".
Fidèle à ses souvenirs, la Reine Bâtisseuse avait parfaitement analysé le contexte, préparant ainsi le débat à venir. Elle tâtait le terrain, désireuse de connaître les positions des autres avant de dévoiler la sienne.
- La marche à suivre me paraît évidente, répondit-il. Il faut profiter de sa flagrante immaturité pour l’éliminer avant qu’il ne soit un problème insoluble.
Sa conviction était implacable, suscitant des réactions variées.
- Nous n’avons aucune garantie qu’il devienne un ennemi de l’Empire, répliqua-t-elle.
Le représentant des Alrai, Zayin l'Épée Blanche, redoutable membre des Sept, n'était pas de cet avis.
- Certainement. Néanmoins, je pense également qu’il est préférable d’agir non pas en conséquence, mais en prévision.
Zayin n’était peut-être pas le chef de sa Maison, il avait cela dit la confiance totale de sa Matriarche, la Reine Invaincue. Peu osaient donc le contredire, car le poids des Alrai était suffisant pour influencer les indécis. Toutefois, tous ne craignaient pas la glorieuse Maison des maîtres de l’épée.
- Pitoyable ! Depuis quand êtes-vous devenu de tels lâches, tremblant à la moindre bourrasque ?
Comme à son habitude, la Reine Indomptable allait à contresens du vent. Ce n’était pas une réelle surprise pour Sylvestras, qui s’attendait à ça venant d’une femme aussi impétueuse. En revanche, même lui n'aurait pu anticiper le soutien que lui apporta le Roi Savant.
- Sur le fond, je suis d’accord avec notre chère Qiu Jin. Agir prématurément pourrait se révéler être une grave erreur. D’autant qu’avoir un Magicien pourrait nous prémunir d’une autre Lune Pourpre.
La pertinence de sa remarque rebâtit les cartes. Intérieurement, Sylvestras le maudissait. Il se doutait que cette prise de position n’avait rien d’anodin. Personne n’était plus rationnel que le Roi Savant, et le choix logique ici, en faisant fi des sentiments, était de se prévenir de cette menace. Au-delà de son attitude nonchalante, le Roi de la Conquête n’était pas plus dupe. Calmement, il dévoila à tous les intentions sous-jacentes du Patriarche de la Maison Einzbern.
- Tout le monde vous voit venir, Gustav. Malgré son immaturité, l'existence de ce garçon est similaire à la nôtre. Si l’un d’entre nous réussissait à faire main basse dessus, alors l’équilibre entre les Maisons serait rompu.
À ce stade, trois camps s’opposèrent à propos de l'Anomalie. Entre les neutres, il y avait les partisans de son élimination et ceux souhaitant le protéger. Le sujet était clivant, et il semblait impossible de parvenir à un accord conciliant les intérêts de tous. Au cœur de la tempête, au bout de la table, grinça une chaise dans l’obscurité.
- Silence.
Les projecteurs cessèrent de gesticuler, immédiatement. Un calme total, absolu, régnait désormais. Cette simple injonction avait tu les dieux incontestés de la Tour. Une seule personne possédait un tel degré d’autorité.
- Le garçon. Ramenez-le-moi. Vivant.
Les murs du Palais Flamboyant tremblèrent subitement, instillant la panique. Alors que ses occupants s’agitèrent pour en comprendre la raison, l’épicentre se trouvait en réalité au sein même de la bâtisse, à son sommet, là où était installé le trône des Da-Xia. Quand s’éteignirent les projecteurs, trois silhouettes s’agenouillèrent à une dizaine de mètres de la Reine.
- Maudit sois-tu, Mythos ! jura-t-elle.
Wu Zetian releva la tête, découvrant la colère de la Reine. Les beaux yeux pourpres de Qiu Jin brillant d’un éclat rageur où se reflétait la lumière des torches l’entourant. Elle avait explosé par la force brut l’un des accoudoirs. Une réaction finalement plutôt douce au vu de son tempérament. En sa qualité de Première Aînée, Wu Zetian fut la première à s'exprimer.
- Quels sont vos ordres, Majesté ?
Un frisson parcourut son échine. La Reine Indomptable avait reporté son attention sur elle, oubliant pendant un instant de garder sous contrôle son immense pouvoir. Elle se reprit, désireuse de ne pas écraser sa précieuse fille.
- Tu me confirmes que le garçon se trouve à notre étage ?
- D’après nos derniers rapports, oui.
- Et que Huori l’accompagne ?
Wu Zetian hésita, anticipant la réponse de sa Reine. Pendant un moment, elle envisagea de mentir, pour protéger sa Maison d’une décision dangereuse. Mais ce n’était là qu’une solution éphémère, car tôt ou tard, la vérité émergerait.
- Tout à fait, avoua-t-elle en maudissant intérieurement sa fille de s’être acoquinée avec un tel problème.
Ses craintes se confirmèrent dans le sourire amusé de la Reine Indomptable.
- Alors voici mon ordre : laissons-les tranquilles.
La troisième Aînée redressa subitement la tête en entendant le verdict, oubliant pendant un moment toute sécurité.
- Mais votre Majesté, le Roi parmi les Rois a pourtant été clair à ce sujet !
Une seconde secousse agita les fondations du château, provoquant une nouvelle vague de panique dans les couloirs. Néanmoins, personne n’était autant intimidé que l’impudente ayant osée contredire sa maîtresse.
- Je n’ai que faire de son avis, déclara Qiu Jin. Ce qui se passe dans les autres Étages ne me regarde pas. En revanche, personne ne me dit quoi faire ici, dans mon royaume. Est-ce bien clair, Song Qingling ?
- Naturellement, Majesté, acquiesça la pauvre femme, recroquevillée.
La Reine porta à nouveau son attention sur la Première Aînée, qui s’était contentée de rester silencieuse, la tête basse en signe de soumission.
- Wu Zetian, je sais ce que tu en penses. Et tu te trompes. La présence de Huori est secondaire dans ma prise de décision. La raison est ailleurs : la Tour s’enfonce depuis trop longtemps dans la stagnation. Or, pour survivre, elle a besoin d’un vent nouveau, et ce garçon peut l’apporter.
Elle regarda alors du côté des projecteurs éteints. L’un d’entre eux, pourtant, s’agitait faiblement, presque invisible.
- N’est-ce pas, mon amie ? ajouta-t-elle.
La projection resta silencieuse, avant de définitivement disparaître.
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