Chapitre 21 : La fierté de la Lionne
Une violente onde de choc balaya le couloir, surprenant Huori qui trébucha. Immédiatement, Amélia se précipita pour la relever vigoureusement et l’encourager d’une tape dans le dos. Peu après avoir quitté la Reine, les murs s’étaient mis à trembler, Babel tout entière semblait sur le point de s’effondrer. L’image d’Agdhim disparaissant dans les abîmes était encore vive, et poussa les organismes à se surpasser. Ils coururent sans se retourner pendant de longues minutes, jusqu’à une impasse. Dans celle-ci se trouvait un nouvel escalier en spirale qui ne s'enfonçait pas dans les entrailles de la structure, mais conduisait plutôt à son sommet. Lorsqu'Emma atteignit en premier le plafond, elle flancha subitement. Gabriel rattrapa sa camarade juste avant que son corps ne dévale les marches.
- Ça va ? demanda-t-il en l’aidant à se redresser.
La jeune femme hocha la tête tout en se massant le front.
- Oui, c'était un petit vertige, assura-t-elle.
Huori en profita pour passer devant. Au moment où elle aperçut l'extérieur, sa vision se troubla momentanément. Dehors, les violentes bourrasques donnaient l’impression d’être emporté dans l’immensité écrasante du bleu céleste. Mais la peur du vide n’était pas responsable de cette sensation désagréable. Comprenant le problème, elle se retourna vers ses camarades pour les avertir.
- Préparez-vous ! Nous sommes si haut que l’oxygène s’est fortement raréfié !
Avec prudence, elle se redressa sur la surface lisse du toit de Babel qui s’étendait à perte de vue sans le moindre bord visible. Elle avait l’étrange impression d’être au sommet du monde sans pouvoir le contempler. Derrière, les autres finissaient également par s’acclimater à l’altitude, et Amélia désigna l'unique irrégularité troublant l’horizon plat.
- Là-bas !
Plus loin, le portail dormait silencieusement en attendant d’être réveillé. Il n’y avait personne autour, pas de soldat impérial pour le garder. Profitant de l’occasion, ils s'y précipitèrent, conscients que seule une fuite réussie signerait la fin des affrontements et le retour de la paix dans Babel. Sans hésiter, Huori se dirigea vers la console de contrôle. À peine effleurait-elle la tablette que la séquence d’activation débuta.
BRRRRR !
Une nouvelle réplique, plus intense que toutes les autres, fit chanceler tout le monde. Le vent cessa alors de chanter et il régna un inhabituel calme. Amélia observa ses jeunes camarades inquiets, comprenant instinctivement que cette accalmie précédait la tempête à venir.
BOOM !
À proximité de l’escalier, le sol explosa soudain, éjectant dans les airs la pierre du toit fracturé. Au milieu des gravats projetés dans une gerbe de poussière, deux silhouettes s’écrasèrent. Une première se releva prestement pour se précipiter vers la seconde, manquant de trébucher à chacun de ses pas.
- Ma Reine ! hurla un grand homme.
Par delà le nuage de fin débris, une voix étouffée, mais familière répondit à l’inquiétude de son subordonné.
- Pour qui me prends-tu, Ashur ? répliqua-t-elle en se redressant péniblement.
Précédemment pleine de grâce et de dignité, La Reine Bâtisseuse était maintenant couverte de sang et de poussière. Sous son épais manteau abîmé, le reste de ses vêtements étaient en piteux états, et l'un de ses bras pendait le long du corps, inerte. La seule chose encore intacte était ce regard si profond, si calme, où la rationalité côtoyait à présent une fièvre guerrière inaltérée. Remarquant la présence des spectateurs, elle se tourna vers eux avec une majesté retrouvée.
- Jeunes gens, vous tombez bien. Je pensais être en mesure de gagner plus de temps, mais ce louveteau s’avère plus redoutable que prévu.
- De quoi parlez-vous ? demanda Amélia, maintenant troublée.
Le fait que l'une des Conquérantes, les divinités titulaires et incontestées de l'Empire, soit dans un si piteux état était une image terrifiante pour les Candidats. Les sens en alerte, Gabriel tourna la tête en direction de la fumée. Le bruit d’une paire de bottes progressant calmement accéléra son rythme cardiaque. Comme pour les autres, son corps comprenait instinctivement avant l’esprit qu'une catastrophe approchait. Immédiatement et malgré ses blessures, Ashur se mit en garde. La Reine, elle, ne put réprimer un soupir de lassitude.
- Je crains de ne plus pouvoir assurer votre fuite, avertit-elle. Combattez en vous donnant intégralement, car c’est la mort en personne qui vient à vous.
Ces choquantes paroles heurtèrent les Candidats, qui réalisèrent enfin la menace. Gabriel déglutit. L’ambiance était de plus en plus étouffante à chaque pas. Soudain, le vent s’éveilla, soufflant sur la fumée. Quand apparut la silhouette d’un homme, Huori devint subitement livide avant de s’effondrer.
- Non… NON !
Emma et Gabriel sursautèrent face à cette réaction et se précipitèrent pour aider la jeune Da-Xia. Seule Amélia demeura sur place, le regard droit et les jambes bien ancrés pour ne pas détaler. Insidieusement, une funeste aura s'immisça dans les âmes, si dense, si forte, qu’elle pouvait faire trembler les plus intrépides.
En proie à une terreur irrationnelle, Huori ne cessait de répéter les mêmes mots.
- C’est foutu… foutu… foutu...
Inspirant pour se donner du courage, Gabriel l'attrapa par les épaules et la secoua brutalement.
- Du nerf, bon sang ! Où est passée la Huori si brave que je connais ?
La jeune femme revint momentanément à la raison, mais son regard demeurait envahi par l’effroi. Ses bras fins agrippèrent subitement Gabriel avec une force insoupçonnée.
- Personne ne peut arrêter l'Épée de l’Empereur ! Personne ! sanglota-t-elle.
Comme un écho, les restes du nuage de poussière se dissipèrent, révélant la racine du problème. Contrairement à Sammu-Ramat et Ashur, l’ennemi ne portait pas la moindre trace de son précédent affrontement. Avec la lenteur de la faucheuse, il se dirigea vers Gabriel qui avait cessé de respirer en rencontrant l’acier de son regard. Calmement, la Reine s’interposa, offrant au jeune Magicien un abri pour reprendre son souffle.
- Recul, Noraa Alrai Gjallarhorn ! ordonna-t-elle.
Sammu-Ramat avait usé de toute son autorité dans l’injonction, déchaînant un enfer plus terrible encore que celui du Roi Pur durant l’audience. Impassible, le représentant du Roi parmi les Rois s’adressa à elle.
- Majesté, ceci est mon dernier avertissement. Écartez-vous.
L’influence de la Reine vola en éclat. Gabriel se retrouva brusquement incapable d'esquisser le moindre mouvement, tétanisé par la force des mots. Suant à grosses gouttes, il lutta pour ne pas rendre le contenu de son estomac. Juste à côté, Emma était dans un état similaire, écrasé par la simple présence de l’individu. Seule Amélia parvint à résister. L’aventurière réalisait pleinement le danger que représentait le dénommé Noraa et comprenait maintenant comment la toute-puissante souveraine du Troisième Étage avait pu être blessée. La lionne expira longuement avant de se rapprocher de la Conquérante.
- On m'a dit que vous êtes spécialisé dans le soutien, dit-elle en faisant craquer les jointures de ses mains. Moi et votre bellâtre, on s’occupe de le prendre de front.
La Reine eut un léger sourire et d’un claquement de doigts, accentua les capacités physiques de sa nouvelle alliée. Elle en profita pour renouveler ses enchantements sur Ashur, qui adopta une posture plus agressive.
- Ce plan me paraît acceptable. Ashur ? demanda-t-elle.
- Prêt, Majesté.
- Alors, c’est parti ! ordonna-t-elle.
Les tatouages sur les jambes d’Amélia s’illuminèrent à travers la toile de son pantalon et en l’espace d’une milliseconde, elle était au contact. Son poing fusa en direction du visage ennemi avec la vélocité du balle. Parfaitement à l’aise, l’Épée de l’Empereur se contenta de l’effleurer avec un doigt, projetant l’aventurière dans les airs. Au même moment, Ashur se présenta sur le flanc. Armé de son bâton, il adressa une première estocade qui fut déviée. Néanmoins, il parvint à rester au contact, et rugissant avec la fureur d’un fauve, délivra un terrible enchaînement. Un court moment, on aurait cru que le Second Aîné des Adad dictait le rythme de l’affrontement. Mais l’illusion s’estompa subitement quand son corps s’écrasa plus loin après un nouveau mouvement de l’épéiste.
Alors que le serviteur de l’empereur reprenait son implacable marche, la lionne revancharde bondit sur lui en brandissant un imposant poing spirituel. Calmement, Noraa plaça l'acier de sa lame en opposition, mais décida finalement d’esquiver d’un bond en arrière. L’énergie dégagée par l’impact lui donna raison, comme en témoignaient les fissures faites dans le sol.
Malgré son ardent désir d’aider, Gabriel contemplait le combat, impuissant. La mâchoire crispée, il réalisait avec amertume qu'ils n'appartenaient pas aux élus pouvant se tenir sur cette scène. Son corps, épuisé par le manque d’oxygène, l’empêchait de se concentrer pour user de son don. C’était la première fois qu’il subissait autant l’environnement, et ils ne pouvaient désormais que prier pour une issue favorable.
Au centre du petit cratère formé par son attaque, Amélia se redressait en essuyant la sueur perlant sur son front. Elle avait choisi de ne pas s’économiser, se déchaînant dès le début. Sa condition physique hors norme lui permettait de résister à l’altitude, et maintenant que la Reine avait déployé ses enchantements, l’aventurière se sentait plus forte, plus rapide qu’elle ne l’avait jamais été. Ses sens en étaient décuplés, et avec sa perception accrue de l’espace naissait une multitude de nouvelles possibilités. Pourtant, malgré ces excellentes sensations, aucune de ces routes ne conduisait à la victoire. L’ennemi restait sobre dans ses mouvements, se contentant de riposter formellement. Il donnait l’impression de ne pas réellement combattre, mais plutôt de repousser les insectes virevoltant autour de lui. Le plus effrayant, c’était qu'en dépit de ce comportement presque passif, la moindre erreur face à lui se payait cher. Ashur, qui avait pourtant mis son arme en opposition, peinait à se relever, le visage déformé par la souffrance. Amélia elle-même tremblait de douleur à cause de sa première attaque ratée. Noraa ne l’avait presque pas touchée, mais la précision du geste avait accéléré sa chute, la faisant percuter le sol avec une vitesse largement accrue.
Ce type n’est pas qu’un simple épéiste, analysa-t-elle. C’est un artiste martial complet, le plus redoutable et impressionnant que je n’ai jamais connu. C’est pour ça que tu ne dois pas hésiter ! Ne réfléchis pas, bats-toi !
La lionne poussa un hurlement pour se donner du courage, entrechoquant ses poings avant de s’élancer en faisant fi de la prudence. Son opposant réagit à peine et se contenta de refouler formellement le déluge de coups. Bien qu’elle soit à l’initiative, c’était Amélia qui subissait la pression. Elle avait la sensation de se débattre vainement dans de sombres abysses jusqu’à progressivement suffoquer.
- Écartez-vous !
L’injonction venait de la Reine, qui flottait dans les airs avec le doigt tendu en direction du soleil. En réalisant l’étouffante quantité d'éther qui émanait de la Conquérante, la lionne recula sans être retenue par son adversaire. L’attention de Noraa était pleinement accaparée par le cercle de transfert apparaissant au-dessus de lui. Progressivement, celui-ci s’illuminait à mesure que retentissait l’incantation, jusqu’à briller plus fort que le soleil.
- Le feu stellaire sera bientôt libéré. Astre de vie, astre de mort. Ton souffle réchauffe les mondes, apportant l’inéluctable destruction. Venez, flammes écarlates, plongez cette terre en enfer. Que résonne le dernier chant, la dernière note avant la fin des Temps. Consume-les, larme d’Apollon - Rayon de l’Aube !
Un flash éblouissant précéda le torrent d’énergie pur qui traversa le cercle dans un bruit d'apocalypse. Toutes les personnes présentes sur le toit s’accroupirent pour ne pas être emportées par le souffle cataclysmique émis par la colonne de lumière divine. La Reine, les traits figés par l’effort, rapprocha lentement ses mains l’une de l’autre, réduisant le diamètre du cercle jusqu’à complètement le sceller. L’insupportable chaleur née du rayon persista encore quelques instants avant de s’estomper. Une épaisse fumée recouvrait le lieu de l’impact, où la moindre particule avait été vaporisée. Malgré le bourdonnement dans ses oreilles, Gabriel entendit à côté de lui la supplique pleine d’espoir d’Emma.
- Pitié, faites que ce soit suffisant...
Le sort avait perforé Babel dans toute sa hauteur, jusqu'à s'enfoncer dans les profondeurs du Second Étage. Aux frontières de chaque obstacle rencontré, les bords dessinés étaient parfaitement lisses. Estomaquée, Amélia dévisagea la Reine, qui regagnait le sol avec la grâce d’une fée.
C’est ça, la plus faible des Conquérants ?! s’étonna l’aventurière. Mais quelle puissance monstrueuse !
Haussant les épaules, la lionne rebroussa chemin vers ses compagnons. Mais en découvrant le faciès horrifié de Gabriel, elle réalisa que quelque chose clochait. Lentement, elle se retourna.
- Impossible... murmura-t-elle.
Le centre de l’impact encore fumant dévoila progressivement que tout n’avait pas été détruit par le courroux du soleil. Le souffle d'une nouvelle bourrasque révéla la silhouette intacte de l’Épée de l’Empereur. Comme un rideau protecteur, des particules dorées flottaient au-dessus de lui, et son regard s’était teint de cette couleur en lieu et place de l’acier initial.
- Pas même une égratignure, hein ? soupira Sammu-Ramat.
Avec l’échec de son sort, une partie de sa fierté s'était envolée. Un mutisme désespérant s’installa, comme un écho silencieux aux cœurs accablés. Toujours indifférent, Noraa franchit d’un bon le gouffre autour de lui et s’approcha tranquillement de la Reine. Simultanément, Ashur et Amélia se précipitèrent de part et d’autre pour l’arrêter, mais furent balayés en un clin d’œil. Alors que la lionne, sonnée, restait à terre, Ashur se releva encore une fois, hurlant sa détresse. Le prince de Maison Adad refusait d’être défait sans avoir porté le moindre coup. Plus rapide que jamais, son bâton siffla, mais fut brutalement tranché en deux. Son corps tressaillit quand l’épée de son adversaire traversa son torse. Dans un ultime instant de lucidité, il plongea son regard dans celui du vainqueur, dépourvu d'émotion, avant de s’effondrer.
- Je suppose que mon tour vient, déclara Sammu-Ramat.
Sans même l’effleurer, Noraa passa à côté en lui répondant.
- Ce n’est pas à moi de rendre justice sur Votre Altesse. Cette responsabilité est celle de son Auguste Majesté.
Malgré la pression, Gabriel ne recula pas, faisant front avec bravoure. Plus rien ne faisait obstacle, et il avait conscience d’être insignifiant pour ce monstre. Mais il ne rendrait pas les armes sans lutter, d’autant qu’il refusait qu’Emma ou Huori soit blessée. Soudain, la pointe d'une lame de glace se dressa à ses côtés face au péril.
- Que fais-tu ? C’est moi qu’il veut. Prends Huori et part ! s’énerva-t-il.
Malgré ses tremblements, Emma secoua la tête, s'interdisant d’abandonner son compagnon. Maintenant que la faucheuse était au plus proche, l’odeur de la mort se faisait plus prégnante que jamais. Mais périr n'était pas ce qui effrayait la jeune femme. Sa plus grande crainte était de perdre les gens comptant à ses yeux. Elle eut une pensée pour l’homme l’ayant élevé.
Père, pardonnez-moi.
Impuissant, Gabriel sombra dans la panique. Sa respiration devint irrégulière. Tout recommençait. Sa nouvelle famille allait disparaître. À cause de lui-même.
Non… Non. NON ! NOOOONN !!!
Dans un ultime sursaut de désespoir, il activa sa Magie sans chercher à la contrôler.
- Urrgh… RAAAGH !!!
L'esprit du jeune Magicien fut assailli par des milliers de futurs, dont les conclusions étaient inéluctablement funestes. Malgré l’insoutenable douleur qui vrillait dans son crâne, il essaya de trouver une échappatoire, jusqu’à en pleurer du sang. Soudain, il reprit connaissance à genoux, exténué, avec la sensation que sa tête allait imploser. La causalité avait rendu son verdict, et il ne pouvait qu’être spectateur de la tragédie à venir.
Conformément à ses visions, l’Épée de l’Empereur s’apprêtait à trancher Emma. Mais au moment fatidique, la lame se figea dans les airs. Tétanisée, la jeune femme fixa l’acier qui s’éloignait d’elle.
Noraa s’était détourné pour faire face à la menace s’approchant. Une étincelle d’intérêt s’était allumée dans ses pupilles dorés. La Lionne de Caracas, malgré ses nombreuses blessures, se dirigeait vers lui sans la moindre gêne dans sa démarche avec un sourire rayonnant. Elle jeta un bref regard à Gabriel et Emma, brillant d'un éclat combatif intact, avant de s’adresser à son opposant.
- Que crois-tu faire, mon grand ? Nous n’en avons pas encore fini, toi et moi.
Pour la première fois de sa longue existence, Noraa Alrai Gjallarhorn dévia de sa mission. Il ne pouvait ignorer ce sentiment nouveau et dès lors prit l’initiative d’attaquer. Rugissante, Amélia activa simultanément tous ses tatouages, et un flot incontrôlé d'énergie submergea ses veines éthériques. C’était son va-tout, une technique interdite qui la condamnait au plus terrible des trépas, consumant le corps de l’intérieur sous l’effet des flammes éthériques. Mais la récompense en valait la peine. Le temps où son existence flambait, elle pouvait renverser la situation.
La collision entre ces deux étoiles secoua Babel jusque dans ses fondations. Imperturbable depuis le début, l’épéiste ne put contenir sa surprise en constatant qu’il était momentanément repoussé. Celle qu’il affrontait n’avait plus rien d’humain et tenait plus de l'animal, une bête acculée aux portes de la mort soutenue par la plus grande enchanteresse de la Tour. Du coin de l’œil, il vit le portail s’ouvrir, réalisant que ce court instant d’égarement allait lui coûter cher.
Une séquence d’activation cachée ! comprit-il. Sammu-Ramat ! Maudite soit-elle !
La Reine, le visage déformé par l’effort, interpela les spectateurs impuissants.
- Filez, vite !
Gabriel hésita un moment. Amélia était toujours en train de combattre, incapable de les rejoindre. Pour lui, plus que quiconque, l’issue du duel était évidente. Fuir maintenant revenait à la sacrifier, et il ne pouvait se résoudre à une telle conclusion. Mais le dernier regard de la lionne était sans équivoque. Même s’il n’avait duré qu’un instant, cet échange avait été comme une longue conversation. Ce n’était pas Gabriel, mais Amélia qui avait choisi ce futur.
- Partons, dit-il.
Emma le dévisagea, partagée entre espoir, peur et incompréhension.
- Mais... et Amélia ? Elle... regarde, elle peut le faire !
Il n'eut pas la force de lui mentir. Ses traits déformés par la douleur étaient on ne peut plus équivoques. En le réalisant, la jeune femme se mit à trembler.
- Non… murmura-t-elle.
Une main apaisante se posa sur l’épaule de Emma. Huori s’était redressée, libérée de sa panique. Néanmoins, il substituait dans ses pupilles écarlates l’ombre du désespoir. Elle aussi avait compris. Emma ouvrit la bouche pour protester, mais aucun son n’en sortit. L'humidité mouilla ses yeux émeraude, et elle s’écroula dans les bras de Huori qui l’enlaça tendrement. Tout en la cajolant, Huori fixa Gabriel, qui observait le combat sans bouger.
- Tu n’es pas responsable de ça, dit-elle.
Il n’esquissa pas le moindre mouvement pour lui répondre.
- Emmène là loin de tout ça, s’il te plaît.
Sobrement, Huori acquiesça.
- Nous t’attendrons.
Lentement, elle accompagna Emma qui ne cessait de sangloter, tout en luttant pour ne pas succomber à sa propre peine. Quand elles furent devant, Huori se retourna une dernière fois pour faire ses adieux d’une voix tremblante.
- Au revoir, Amélia.
La surface du portail ondula. Gabriel se retrouvait maintenant seul face à l’affrontement cataclysmique. Son ampleur était telle, qu'à chaque coup, l'Étage vibrait. L’épéiste n’avait toujours pas essuyé la moindre blessure, mais il ne parvenait plus à avancer comme il le désirait. Il avait conscience que sa cible allait s’échapper, mais ses attaques ne repoussaient plus la Lionne de Caracas. Pour la première fois de son existence, l’invaincu était tenu en échec.
Pourquoi ?
À mesure que les flammes la consumaient, l’esprit d’Amélia commença à divaguer.
Pourquoi dois-je souffrir à ce point ?
Son martyr, déjà insoutenable, était accentué par la lame pénétrant sa chair. Cela faisait un moment qu’elle avait perdu de vue la raison de sa lutte.
Pourquoi dois-je me battre ?
Au firmament de la douleur, elle baissa soudain sa garde, ne désirant plus qu’à mettre un terme à tout ça. L’acier froid, porteur de sa libération, fusa. Au même moment, son regard las tomba par hasard sur celui d’un jeune homme qui l’observait. Son visage exprimait une profonde tristesse, mais il restait étrangement digne, soutenu par une mystérieuse compréhension.
Ah... c’est donc pour ça...
Les flammes l’entourant s’intensifièrent subitement, ultime sursaut d’une étoile aux portes de sa glorieuse mort. D’un geste rageur, elle saisit l’épée à pleine main et projeta son propriétaire loin. Juste avant d’entamer sa dernière charge, la plus flamboyante de tout, elle adressa un tendre sourire à Gabriel.
- N’arrête jamais d’avancer, nino.
Puis, sans attendre de réponse, elle s’élança. Impuissant, son protégé la regarda, le poing serré.
- Je te le promets, dit-il.
Une spectaculaire impulsion lumineuse embrasa le ciel. Le garçon, lui, avait déjà disparu dans le portail.
Le combat prit fin au moment où les premières gouttes, annonciatrices de l’averse à venir, tombèrent sur Babel. À genoux, Amélia n’avait même plus la force de relever la tête. De toute manière, la vue avait définitivement quitté son regard, consumé comme le reste de sa chair. Les dernières lueurs de vie qui luttaient dans son corps étaient consacrées à ses organes pourrissants, qui bientôt s’arrêtèrent les uns après les autres. Malgré la pluie, ses innombrables brûlures lui imposaient un supplice insupportable. Pourtant, en dépit de son état déplorable, elle ne ressentait que l’allégresse. Son ultime aventure prenait prématurément fin, mais elle n’avait pas le moindre regret. Jusqu’au bout, elle avait été fidèle à ses principes, et avec la fuite de ses compagnons, elle demeurait invaincue. La sensation d’un tissu apaisant ses derniers instants la surprit autant que le son de la voix qui s’adressait à elle.
- Quel est ton nom ? demanda l’Épée de l’Empereur.
Puisant au plus profond de ses ressources, elle redressa la tête pour répondre.
- Amélia Rojas.
- Amélia Rojas... répéta-t-il. De tous mes adversaires, tu fus la plus éclatante de toutes. Pour l’éternité, je porterais ce nom dans mon cœur.
Les lèvres de l’aventurière s’étirèrent en un sourire post-mortem.
- Je ne pouvais… rêver meilleur partenaire… pour ma dernière… danse.
Noraa resta un moment pour contempler le visage apaisé de la femme. Pour la première fois de son existence, une petite flamme s’était allumée en lui, un sentiment nouveau qu’il ne parvenait pas à canaliser. Il secoua la tête pour évacuer ses réflexions et se contenter d’agir, comme il l’avait toujours fait. Alors qu’il se dirigeait en direction du corps inconscient d'Ashur pour l’achever, la voix de la Reine l’arrêta.
- Il n’est plus en état de combattre.
Elle avait beau se tenir debout, il était clair qu’elle ne pouvait plus lutter non plus.
- Ses actes le rendent coupable de trahison envers l’Empire, répliqua-t-il. Le sort des parjures est la mort.
- La traîtresse ici, c’est moi. Ashur n’a fait que suivre aveuglément mes ordres.
- Vous endossez donc toute la responsabilité.
- Qui d’autre ? Quand je serai condamné, le seul capable de maintenir la paix au Troisième Étage sera lui.
- Ne cherchera-t-il pas à vous sauver ou vous venger ?
La Reine ne put réprimer son rire.
- Pas d’inquiétude. Ashur sait que je tiens plus à mes créations qu’à ma propre vie. Il ne mettra pas en péril ce royaume et son peuple pour une guerre perdue d’avance.
Noraa hésita, avant de finalement rengainer son épée.
- Cette décision appartient à mon maître.
- Quelle fidélité, Noraa Alrai Gjallarhorn !
L’homme ignora la pique et se rapprocha d’elle.
- Maintenant, votre Majesté, veuillez bien me suivre.
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