Absorbé dans la lecture de son livre, Gustav Eiznbern n’eut aucune réaction quand on toqua à la porte de son bureau. Sans même relever la tête, il l'ouvrit à distance d’un geste de la main. Le domestique qui patientait poliment derrière s’inclina avant d’annoncer la raison à ce dérangement.

- Majesté, votre invité est arrivé.

- Qu’il entre, répondit-il en tournant une page.

Le serviteur se courba à nouveau puis s’écarta pour laisser passer un homme vêtu d’un élégant trench-coat noir. Ses délicats cheveux bruns étaient coiffés impeccablement sur le devant tout en étant attachés en une queue de cheval basse à l’arrière. Quand la porte se referma derrière lui, il patienta en silence jusqu'à ce que le Roi Savant ne daigne s’exprimer.

- Cela fait bien longtemps, Dicezor. Comment te portes-tu ?

Dicezor inclina respectueusement sa tête. Il était réputé pour être le mage le plus talentueux de la Tour, surpassant même les Conquérants dans l’art de la thaumaturgie. Né au sein de la prestigieuse famille Dragolmeroy, il était entré dans la Tour jeune, gravissant celle-ci en un temps record, et fondant en son sein l’équivalent de l’Association dont il prit les reines sous le titre de Première Étoile. Membre des Sept, et disposant d’une autorité politique conséquente, il ne craignait personne, pas même les dirigeants de l’Empire. Néanmoins, Gustav Einzbern était une exception.

- Bien, Maître.

- Du nouveau depuis ma dernière visite ?

- Pas le moindre changement. Contrairement à l’Association sur Terre, l'espérance de vie particulièrement longue au sein de la Tour rend notre appareil politique beaucoup plus stable.

- Ce fonctionnement reste imparfait. C’est tout à la fois un avantage comme un défaut.

Dicezor acquiesça en prenant soin de ne rien laisser paraître de son trouble intérieur. Le retour prématuré de son maître était le signe avant-coureur d'un bouleversement profond. Souvent absent, Gustav Einzbern jonglait entre ses nombreuses identités pour manipuler les forces au sein de la Tour et de la Terre. Aussi, la présente convocation n'était pas simplement pour prendre des nouvelles. Dehors, le son des troupes se rassemblant était on ne peut plus évocateur.

Dicezor s’autorisa à une inspection plus attentive de son interlocuteur. Il émanait du Patriarche des Einzbern un calme froid, imperméable, à l’image de sa sombre chevelure grise dépourvue de vitalité. Derrière les verres d’une élégante paire de lunettes, son regard placide, sans âme, bougeait imperceptiblement en passant d’une ligne à une autre. Rien n'était superflu dans ses gestes. À chaque page tournée, Dicezor ressentait dans sa chair le contrôle absolu, étouffant, que cet homme exerçait sur son entourage.

- J’ai eu vent de certaines rumeurs peu flatteuses à ton sujet.

Le ton du maître était calme, mais sa remarque eut l’effet d’une bombe. Dicezor avait beau s'enorgueillir d'être l'apoastre de la thaumaturgie, même lui ne pouvait ignorer la menace sous-jacente. Conscient que les secondes à venir pouvaient être les dernières de son existence millénaire, il prit une longue inspiration sans se douter des réelles intentions du Roi Savant.

- Détends-toi, je ne suis pas revenu pour te châtier, déclara Gustav. Honnêtement, tes pathétiques tentatives de coup d’État ne m’intéressent que très peu.

Dicezor n’esquissa pas le moindre geste. Mais derrière ce masque impassible, la colère supplantait le soulagement d’être en vie.

Maudit monstre. Un jour, tu regretteras de m’avoir sous-estimé !

Indifférent aux sentiments de son subordonné, le Roi Savant referma son livre et se dirigea jusqu’à la fenêtre derrière son bureau. Il écarta les rideaux pour contempler l’effervescence dans la cour en contrebas. Le Sixième Étage avait la particularité d’être une vaste succession de grottes aux dimensions plus ou moins gargantuesque. Les tentatives de forage vers une potentielle surface n’avaient rien donné depuis des milliers d’années, et le Roi savait secrètement que le futur de ces entreprises était voué à l’échec. C’était dans la nature même de ces terres d’être privé d’extérieur. La capitale de ce royaume souterrain avait été construite au-dessus du cratère en activité d’un gigantesque volcan qui alimentait en énergie les nombreuses facilités et universités. Parmi les Dix Grandes Maisons, les Einzbern étaient les garants du savoir et de la connaissance, et aucune autre cité dans la Tour n’abritaient plus d’ouvrages que cette ville façonnée par et pour des intellectuels. Mais aujourd’hui, dans les artères d’ordinaire calmes de la mégapole résonnait le bruit des bottes d’une armée en préparation.

- Convoque le Conseil et annonce-leur la fin de l’Âge de la Renaissance, ordonna Gustav. Maintenant débute l'ère de la Guerre.

- Qui est l’ennemi ?

- L’Empire.

- Pardon ?

Interdite, la Première Étoile dévisagea son maître en se demandant s’il n’était pas devenu fou. Affronter simultanément tout les Grandes Maisons était une décision risquée qui ne ressemblait pas aux tactiques habituelles du Roi Savant.

Ou alors, quelque chose le pousse à agir... pensa Dicezor.

En sa qualité de dirigeant de l’Association, il avait eu connaissance du contenu de la réunion entre les Conquérants. Alors que les pièces du puzzle s’assemblaient, il ne réalisa pas le poids de sa parole.

- Maître, je…

Gustav se retourna lentement, déployant une pression si monstrueuse que Dicezor s’inclina instinctivement pour ne pas être écrasé.

- Cela fait effectivement trop longtemps. Je n’attends pas de toi un avis, mais une totale obéissance.

- Pardonnez-moi. Cela ne se reproduira plus.

Les paupières closes, Dicezor encaissa en silence. Une fois la tempête calmée, il remarqua que Gustav était revenu à sa contemplation de l’extérieur.

- Depuis des millénaires, la Tour et la Terre sont enfermées dans la stagnation, dit-il. L’heure est finalement venue pour l’Humanité de passer à l’étape supérieure.

Peu de gens pouvaient saisir le sens caché derrière ces mots. Mais pour Dicezor, qui était l'une des très rares personnes au courant de l’identité véritable du Roi Savant, ils étaient d’une clarté limpide et confirmaient indirectement sa précédente réflexion.

Ainsi donc, l’irrégularité poursuivie par tout l’Empire est celle qu’il convoite depuis des millénaires… Je croyais pourtant que ce vieux renard avait déjà mis la main dessus il y a peu.

BOUUUM !

La pièce s'illumina sous l'influence d'un spectaculaire flash avant que ne tremblent les murs du bureau. Dicezor manqua de perdre l’équilibre, alors que seule une ride de contrariété vint ternir la perfection froide du visage de Gustav.

- Ainsi donc, tu me défies ouvertement Sirius, nota le Roi.

- Maître ?

Gustav ignora dans un premier temps son subordonné et se saisit d’un impeccable manteau long. Un épais livre apparut alors dans ses mains, dont les pages se mirent à tourner de plus en plus rapidement.

GRRRR !

Juste après l’explosion, le rugissement démesuré d’une créature fit voler en éclat les vitres de la fenêtre. Dicezor sentit que l’air ambiant s’était soudainement chargé d’une exceptionnelle quantité d'éther.

- Dicezor, je te confie le plein commandement. Repousse l’envahisseur.

- Connaissez-vous l’assaillant ?

Les portes donnant sur un vaste balcon s’ouvrirent pour laisser passer Gustav. Dicezor le suivit, découvrant alors le chaos en contrebas. La cité immaculée des archivistes, cet imprenable bastion du savoir, était en proie aux flammes. Dans le lointain, l’ombre d’un ours haut comme une montagne projetait d’immenses chaînes d’éclairs qui explosaient dans les rues et sur les bâtiments.

- Les habitants originels de la Tour crient leur colère, expliqua le Roi. Ils sont guidés par un homme que je pensais mort, mais dont la survie ne me surprend guère. Maudit sois-tu, Sirius. Si tu cherches tant que ça la confrontation, alors prépare-toi à en assumer les conséquences.

Comprenant qui était l’ennemi, Dicezor obtempéra solennellement. Il focalisa son attention sur l’affrontement à venir. Même en ayant confiance dans ses capacités, sous-estimer les Esprits pouvait lui être fatal. Ils avaient beau n'être plus que l'ombre de leur gloire passée, ces entités primordiales avaient un jour été les souverains incontestés de la Tour et méritaient donc d’être considérées avec respect.

Les écritures de l’ouvrage tenu par le Roi s’illuminèrent, et un vortex apparut à côté de lui.

- Nous reprendrons cette conversation quand j’en aurai terminé avec le Rêveur.

Gustav disparut, laissant son subordonné seul aux commandes. Celui-ci se concentra et l'éther commença à lentement s’accélérer dans son corps. En s’élevant subitement dans les airs, il provoqua une onde de choc digne du plus grand mage de la Tour. Le regard étincelant, il fonça à toute vitesse sur les formes gigantesques qui marchaient en direction de la citadelle.

Assis en tailleur, Gabriel gardait les yeux clos en méditant. Paradoxalement, son emprisonnement était une excellente nouvelle. Ici, il pouvait tranquillement récupérer des forces sans craindre l'environnement radioactif. Il avait maintenu une façade calme et confiante depuis son arrivée dans le repaire de l’Étoile du Matin, mais en réalité, le jeune homme n’en menait pas large. Même s’il avait passé un cap dans la maîtrise de son pouvoir, son utilisation intensive pour se frayer un chemin dans les steppes mortes du Quatrième Étage l’avait laissé exsangue. Néanmoins, malgré la fatigue, son esprit demeurait parfaitement lucide. Il n’ignorait pas que la présente situation était critique pour lui et ses camarades, mais ne cédait pas pour autant à la panique. Pour la toute première fois de toute son existence, il était habité par une force indomptable aiguisant le moindre de ses sens. Tout paraissait plus cohérent, plus clair, comme si le monde se révélait finalement à lui sans ce filtre flou qui obstruait auparavant son champ des possibles.

De l’agitation le tira de sa torpeur et il retrouva la petite cellule froide dans laquelle on l’avait jeté. Sans fenêtre sur l’extérieur, il avait fini par perdre tout repère, ignorant depuis combien de temps il croupissait dans ce trou à rat. Son isolement était également physiquement, et après des mois de voyages en groupe, il avait réappris à supporter la solitude. Au-delà de la rouille des barreaux, il n’y avait pas le moindre bruit, pas la moindre présence. Cela mettait d’autant plus en exergue les pas se rapprochant maintenant. Gabriel pressentait que c’était pour lui.

Deux silhouettes émergèrent subitement dans son champ de vision. La première était celle d’un garde, vêtu de l’uniforme officiel qui se composait d’une tunique militaire et d’un casque ressemblant à un masque à gaz, à ceci près qu’il était dépourvu des respirateurs et que les verres des yeux étaient opaques. Quant à la seconde, il reconnut immédiatement l’un des dirigeants de l'Étoile du Matin qui avait assisté à la réunion. Son apparence était celle d’un homme dans la vingtaine aux cheveux bruns bouclés, mais ses manières trahissaient la facticité de sa jeunesse. Au sein de la Tour, les Puissances étaient rarement ridées. Naturellement, Gabriel se tourna vers lui, et sans abandonner sa position assise, l'interpela d’une voix calme.

- Je ne changerai pas d'avis. Ni maintenant ni plus tard.

La Puissance répondit par un énigmatique sourire. À côté, le garde fouilla dans les plis de ses vêtements, avant de dégainer un trousseau de clés. En entendant le bruit du cadenas qui sautait, Gabriel leva un sourcil interrogateur teinté de méfiance. Poussant la porte, le soldat entra dans la cellule.

- Dans ce cas, que dirais-tu de suivre un vieil ami ? demanda-t-il en tendant la main.

L’impassibilité de Gabriel s’effaça en reconnaissant cette voix familière, ces accents chantants qui rayonnaient à chaque voyelle et consonne prononcée. Pour autant, son corps demeurait résolument immobile, incapable d’accepter cette réalité. Son absence de réponse poussa le garde à finalement retirer son casque.

- Et bien ? Es-tu un fétichiste des cellules pour refuser de bouger ? s’impatienta Agdhim.

Cette fois-ci, Gabriel réagit. Il empoigna la main tendue et échangea une franche et chaleureuse accolade avec son ami.

- Je te croyais mort, vieux frère ! s’enthousiasme Gabriel.

- Comme si une chute d’une centaine de mètres pouvait avoir raison de moi !

Ils se séparèrent et Gabriel en profita pour mieux l’observer. C’était bien le jeune nomade, avec son teint hâlé et son éternel sourire, ce sourire si solaire qui avait le don de réchauffer les cœurs, même les plus torturés. Anticipant les questions à venir, Agdhim lui tapota sur l’épaule.

- On aura tout le loisir de se raconter nos aventures respectives quand on sera loin de ce bourbier. Permets-moi juste de te présenter Askeladden. Tu l’as rencontré dans de mauvaises circonstances, mais je te rassure, il est avec nous. C’est notamment grâce à lui que j’ai réussi à vous retrouver et à m’infiltrer sans soucis.

Gabriel acquiesça et saisit la main de l’intéressé.

- Ne perdons pas plus de temps. On récupère vos autres compagnons et je vous guide ensuite jusqu’au portail, expliqua Askeladden.

Aghdim en profita pour sortir de son sac un uniforme de garde similaire au sien qu’il jeta à Gabriel.

- Tiens, enfile ça.

Pendant que le jeune Magicien se changeait, Aghdim ne put retenir la question qui lui triturait l’esprit.

- Dis Gab, Askeladden m’a appris que vous n’étiez que trois. Que s’est-il passé pendant mon absence ?

Subitement, le faciès de Gabriel s’assombrit. L’aventurier comprit que l’on s’apprêtait à lui annoncer une terrible nouvelle, et il ne put s’empêcher de déglutir.

- Tu as raison, acquiesça sobrement Gabriel. Elle… Amélia s’est sacrifiée.

Agdhim encaissa le choc sans réagir. Son visage resta de marbre quand il se détourna. Cependant, par delà le calme apparent de sa voix, la douleur irradiait.

- Je vois. Tu me donneras les détails plus tard.

Sans attendre de réponse, Agdhim s'élança, les poings et la mâchoire serrés jusqu’au sang. Plus que quiconque, c’était lui-même, sa propre impuissance, qu’il maudissait. Amélia avait été la première personne qu’il avait rencontrée, et avait démontré des qualités humaines exceptionnelles. C’était pour lui un exemple, un idéal vers lequel tendre. Plus que jamais, il était déterminé à aller au bout, à rester fidèle à ses convictions.

Ta mort ne sera pas vaine, Tâhart.

  Le chemin qu’ils empruntèrent pour retrouver les filles était long et chaotique. La base de l’Étoile du Matin était les vestiges abandonnés et oubliés des antiques mines de la Maison Lars Bie. Ces gigantesques cavités creusées par la main de l’homme étaient si vastes qu’elle s’enfonçait jusqu’à des profondeurs insoupçonnées, permettant à l’organisation terroriste de bâtir ici un authentique royaume souterrain à l’abri de l'œil impérial. Elles rappelaient tant la grandeur passée que le déclin inéluctable des alchimistes de la Tour, qui payaient encore aujourd’hui le péché d’arrogance de leur défunt souverain. Le complexe pénitencier avait été établi dans une artère étroite, d'où partaient de minuscules couloirs. C’était un véritable labyrinthe, sombre et humide, duquel il était quasiment impossible d’en sortir sans plan. Gabriel en était persuadé, s'il avait essayé de s'évader seul, il se serait perdu jusqu'à en devenir fou. Sur le trajet, ils croisèrent à plusieurs reprises des patrouilles. Nerveux la première fois, le jeune Magicien finit par se détendre en constatant le respect qu'ils témoignaient à Askeladden. Celui-ci entraîna Gabriel et Agdhim dans d’obscurs recoins. Le nomade le suivait sans hésiter, preuve de la confiance qu’il accordait au guide. Après une éternité, ils retrouvèrent Huori, puis une centaine de mètres plus loin, ce fut au tour d'Emma. Chacune des retrouvailles se solda par de chaleureuses accolades qui réchauffèrent le cœur de Gabriel.

Maintenant au complet, ils prirent la direction de l’entrepôt où se trouvait leur affaire. Là-bas, le responsable s'exécuta sans poser la moindre question. Pendant qu'il s’isolait pour récupérer les effets personnels du groupe, Gabriel en profita pour se glisser au côté d'Askeladden.

- Pourquoi nous venir ainsi en aide ? Votre trahison risque de ne pas passer inaperçue !

La Puissance renouvela son énigmatique sourire.

- Votre sollicitude me touche. Mais je tiens à vous rassurer : je gagne énormément à ce que vous poursuivez sans encombre votre ascension.

La discussion en resta là. Mais Gabriel eut le temps de découvrir, par delà l’intelligence remarquable brillant dans les pupilles noisette de son interlocuteur, l’écho lointain de l’honnêteté. Ce regard lui rappelait, à bien des égards, celui d’Amjest.

Il ne ment certainement pas. Mais pour cacher ses intentions, rien ne vaut la vérité.

À l'approche de l'entrée de la prison, les couloirs s’élargissaient en convergeant vers une vaste salle centrale. Dans celle-ci, en plus des très nombreux gardes et des multiples caméras, toute personne pénétrante ou sortante du complexe pénitencier devait franchir trois points de contrôle. Ils ne rencontrèrent pas de problème sur les deux premiers. C’est au dernier que les choses coincèrent. En sa qualité de dirigeant, Askeladden le passa sans encombre. Quand Agdhim essaya de le suivre, une barrière s’abaissa.

- Numéro d’immatriculation.

La demande émanait d’une femme au visage sévère, coiffé du béret des officiers et qui tenait un scanner. Après un rapide coup d’œil vers Askeladden, Agdhim acquiesça et présenta son poignet cerné du bracelet métallique récupéré sur le précédent propriétaire de l'uniforme. La machine émit un petit bip et après quelques instants, le nomade put rejoindre son complice. À chaque passage, ce fut la même procédure, jusqu’au tour de Gabriel. Alors que la femme s’apprêtait à l’identifier, les lumières clignotèrent soudainement.

TUTUTUTUTUTU !

En réponse à l'alarme, un rideau de fer se déploya subitement entre Gabriel et les autres. Surpris, le jeune homme interrogea l'officier du regard, mais celle-ci l’ignora, trop occupée à capter précisément les informations transmises via son oreillette. Désemparé par la situation, il remarqua alors qu'Askeladden s’était avancé pour lui venir en aide.

- Lieutenant, faites passer mon escorte, commanda-t-il.

- Négatif. Même si vous me le demandez en personne, la procédure est claire à ce sujet. J’en suis navré, monsieur.

Compréhensif, Askeladden hocha la tête, avant de faire signe à la femme de s’approcher. Au moment où il chuchota à son oreille, l’impeccable sévérité de l'officier disparue sous une teinte livide. L’instant d’après, Gabriel avait rejoint ses compagnons sans encombre.

- Mettons-nous en route sans tarder, ordonna Askeladden.

Il n’attendit pas de réponse et s’élança, sur un rythme aussi soutenu qu’équivoque. Juste avant de franchir les grandes portes du complexe pénitencier, Gabriel se rapprocha de lui, curieux de comprendre comment il avait procédé pour convaincre l'inflexible lieutenant.

- Rien de méchant. Je lui ai uniquement rappelé les devoirs qui incombent aux responsables d’une prison compromise.

- Quoi ? C'est tout ?

- Bien sûr ! Après tout, les plus sérieux sont toujours les plus susceptibles de céder sous la pression, s'amusa-t-il.

Spontanément, la maxime favorite du prodige des Lars Bie s’imposa dans l’esprit de Gabriel.

“Dans l’univers, rien n’est absolument parfait, ni même totalement défectueux”.

Au-delà de la prison, un long et large couloir conduisait jusqu’à la zone centrale. Sous le regard halluciné des anciens détenus, la base de l’Étoile du Matin se dévoila.

Le carrefour qui connectait autrefois toutes les mines était devenu le cœur d’une gigantesque et tentaculaire cité sombre. C’était un puits souterrain, qui s’enfonçait à des centaines de mètres sous la surface, éclairés par la seule lumière de milliers de néons. Des passerelles naturelles et artificielles, faites de bric et de broc, s’entrelaçaient au-dessus du vide en bouleversant les perspectives. Construits dessus, les bâtiments s’agglutinaient en rues étroites d’où s’échappait une fumée dense et continue. Certains de ces ensembles s’étaient tellement agglomérés qu’il formait de larges tours aux formes surprenantes, surplombant les étages inférieurs. Gabriel s’appuya sur la barrière de sécurité pour essayer d’observer ce qui se trouvait en contrebas, et il fut étonné de distinguer de vives et lointaines lumières.

- C’est là que nous allons, précisa Askeladden. La particularité de cette cité, c’est que les plus privilégiés se cachent dans les abysses, loin des radiations.

Ils empruntèrent un escalier rouillé et plongèrent dans la foule hétéroclite qui circulait. Cette population rappelait à bien des égards celle de Babylone, même si les individus la composant semblaient nettement moins amicaux. Les gens se bousculaient sans accorder d’importance à autrui, sauf en cas de rixes, et malgré l’uniforme, le groupe eut bien du mal à progresser. Ils pouvaient néanmoins compter sur le respect octroyé à Askeladden, personne se risquant à entraver l’un des redoutables Numéros de l’organisation dirigeante. Ils s’enfoncèrent ainsi jusqu’au centre de l’agglomération, au bord d’un imposant vide. Composé de plusieurs cercles plus ou moins larges, la ville cernait un gigantesque gouffre. Plusieurs ascenseurs partaient de là, se croisant dans un ballet disgracieux. Au passage d’Askeladden, l’interminable file d’attente s’écarta et ils ne patientèrent pas bien longtemps avant de grimper dans une cabine. Alors qu’Agdhim imitait le guide en s’asseyant sur la ferraille du banc, Gabriel hésita. La carcasse métallique de la machine n’inspirait pas confiance, et quand démarra la descente, ces oscillations n’apaisèrent pas ses craintes initiales. Il se contenta de rester debout, proche d’une ouverture qui tenait lieu de fenêtre. Comme ses compagnons, il retira son casque pour profiter un peu de la fraîcheur des entrailles terrestres. Plus haut, la cité s’éloignait lentement avant de brutalement disparaître.

- Que se passe-t-il ? demanda Huori avec une pointe d’inquiétude.

Les regards convergèrent vers Askeladden qui n’avait pas esquissé le moindre mouvement.

- Ils ont coupé toutes les lumières pour mieux vous traquer. Mais cette ambition est vaine, nous nous rapprochons de la sortie.

Le reste de la descente se déroula dans un silence d’outre-tombe. Aucun autre ascenseur ne s’aventurait aussi loin, et c’est dans une obscure solitude qu’ils débarquèrent. À cette profondeur, il n’y avait pas le moindre bruit, seul soufflait un vent amer à l’origine inconnue. Face à eux, un second puits, plus petit que le précédent, tenait lieu d'oasis avec sa végétation et ses nombreux cours d’eau. Ce coin de paradis, perdu dans ce désert privé de lumière, était d’autant plus surprenant qu’il tranchait avec l’agitation de la ville qui la surplombait. Au plus profond, un majestueux chêne brillant de mille éclats grâce à ses feuilles couleur or se dressait au centre d'un îlot. Il attirait sur lui les regards, captivant les esprits par son mystique magnétisme.

- Par ici, indiqua Askeladden en les pressant.

Gabriel s’y attarda encore une seconde avant de s’en détourner. Au terme d'un escalier taillé dans la pierre, ils se retrouvèrent dans une impasse. Askeladden se dirigea vers un poste de commande et posa la main dessus. La machine analysa la paume, puis émit un bip clair. L’instant d’après, les parois s’écartèrent, révélant un passage. Il se retourna alors vers le groupe pour s’adresser à eux.

- C’est ici que nos routes se séparent. Continuez tout droit et vous trouverez le portail. Le code par défaut doit vous emmener dans une forêt proche du château du souverain de l’étage. N’ayez aucune crainte, celui-ci n’est pas comme les autres Conquérants. Il ne cherchera pas à vous capturer.

- Comment peut-on en être certain ? demanda Huori.

- Sur ça, tu peux croire ce sale traître, petite sœur, l’interpela une voix plus haut.

Surprise, Huori remarqua Ching Shih et Yakha en haut de l'escalier. Les deux femmes descendirent les marches sans intention hostile, avant de s’arrêter à mi-chemin devant la tension ambiante. L’ancienne administratrice leva les mains, en signe d’apaisement.

- Du calme, nous ne sommes pas ici pour vous capturer.

Malgré sa sincérité, elle jeta également un regard vigilant en direction d'Askeladden. Celui-ci se contenta de hausser les épaules.

- Décidément, beaucoup de personnes souhaitent aider le jeune Magicien ! ironisa-t-il.

- Comment ça ? intervint Agdhim.

Le nomade avait dégainé son revolver à l’arrivée de Yakha et Ching Shih, et braquait désormais le canon vers Askeladden, qui ne réagit pas à la menace.

- Du calme Agdhim.

Gabriel posa sa main sur l’arme pour contraindre doucement son ami à la baisser.

- Aucune de ces trois personnes n’est notre ennemie, bien qu'elles ne soient pas des alliées pour autant, précisa-t-il. Après tout (son regard s’arrêta sur celui d’Askeladden), dans l’univers, rien n’est absolument parfait, ni même totalement défectueux.

La dernière phrase laissa le reste de la salle circonspecte, à l'exception de son interlocuteur direct, dont les yeux s’illuminèrent d’intérêt.

- Rien n’est entièrement noir, ni intégralement blanc, n’est-ce pas ? Étrange maxime ! s’amusa Askeladden.

Gabriel ne répondit pas avant de porter son attention vers Yakha et son associée.

- Je n'ai pas changé d'avis. Maintenant, c’est à vous qu’il appartient de prendre une décision, somma-t-il.

Troublées par la puissance de l’injonction, elles se consultèrent un instant du regard pour s’assurer d’être sur la même page. Puis, après un léger soupir de dépit, la superviseuse s’adressa à son ancien élève.

- Entre ça, et ton attitude avec la Vieille Dame… Tu as bien changé en l’espace de quelques mois.

- Nous ne vous retiendrons pas, obtempéra Ching Shih. Ce pouvoir a beau nous être indispensable, jamais nous ne pourrons l’utiliser efficacement par la force et la contrainte… (elle hésita puis ses pupilles écarlates s’adoucirent en rencontrant celle de Huori.) Et puis, si nous persistons à agir ainsi, alors nous ne vaudrions pas mieux que l’Empire.

- Grande sœur, je...

Huori fit un pas dans sa direction avant que la voix de Ching Shih ne l’arrête.

- Ce n’est qu’une question de minute avant que d’autres ne découvrent votre présence ici. Partez, maintenant !

Emma attrapa la main de son amie et l’entraîna doucement dans le passage. Après s’être assuré que Gabriel venait, Agdhim les suivit. Néanmoins, il ne remarqua pas que le jeune Magicien s’était retourné une dernière fois. Là où Yakha et Ching Shih posaient sur eux un regard bienveillant, celui d'Askeladden respirait l'ambiguïté. Incapable de le décrypter, Gabriel songea que la route était encore longue avant d’être en mesure de protéger les siens de toutes les menaces.