Le sage d'Erdelia
- Monsieur le sage Harjer, lisez-nous une autre histoire !
L'homme âgé redressa ses épaisses lunettes rondes argentées et répondit calmement à l'enfant de huit ans assise sur ses genoux, affaiblis par l'âge :
- Du calme, petite Lïna, chaque histoire doit prendre le temps d'être savourée et comprise. Chacune d'elle renferme une morale et doit nous faire réfléchir à propos de nos actes et de nos pensées. As-tu compris de quoi retournait la dernière histoire que je t'ai contée ?
La petite fille fronça les sourcils, un contraste surprenant pour son petit visage rond d'enfant modèle. Pour couronner son expression confuse, une légère teinte rose apparut sur ses pommettes rondes parsemées de taches de rousseur.
Harjer soupira en se retenant de rire, puis il regarda l'assemblée d'enfants qui se tenaient face à lui, suspendus à ses lèvres. Ils étaient assis sur une chaise en bois qu’ils avaient peints eux même quelques années plus tôt, lorsqu’ils étaient rentrés dans sa classe. Il était en effet chargé d’initier les mythes et les contes aux enfants qui avaient entre cinq et dix ans. Leur salle était illuminée car le soleil radieux du mois de juillet tapait sur les nombreuses fenêtres vitrées. Aucun bureau ne figurait devant les chaises, chacun écrivait sur ses genoux, sur un parchemin soutenu par une légère plaquette en bois. Chaque élève possédait une plume, qu’il possédait depuis sa naissance car ainsi le voulait la tradition de leur peuple, les Conteurs.
- Il ne suffit pas d'aimer le récit, ajouta-t-il, il faut le saisir, le ressentir et le comprendre.
Il se tourna ensuite vers Lïna :
- Peux-tu me dire ce que tu as compris de l'histoire, ma chère enfant ?
La petite fille se redressa, ce qui fit grimacer le vieillard. Elle lui avait malencontreusement donné un coup. Il n'en laissa rien paraître et transforma sa grimace par un sourire encourageant.
Lïna passa ses longs cheveux châtains derrière des épaules à l'exception d’une mèche, qu’elle enroula autour de ses doigts longs et minces. C’était une habitude de la petite fille quand elle réfléchissait.
Elle finit par répondre au sage :
- Et bien, c’est l’histoire d’un homme qui a voyagé partout dans le monde. Il a fait des bonnes et des mauvaises rencontres, vécu des aventures et le genre de choses que l’ont fait lorsqu’on est un aventurier. Mais après son long voyage, il s’est rendu compte que ce qui lui manquait le plus au cours de son périple, c’étaient les êtres qui lui étaient chers, en particulier son épouse. Quand il est rentré, il lui a juré de rester à ses côtés pour l’éternité.
Quand elle avait parlé, Lïna s’était levée, délaissant Harjer de son poids, même s’il n’était pas élevé. Tandis qu’elle avait expliqué un tel ou un tel détail, elle s’était déplacée et avait fait de petits gestes avec ses bras pour accompagner ses paroles.
Harjer sourit, la jeune fille était une conteuse née, il le savait. Il se tourna ensuite vers l’assemblée d’enfants qui ouvraient de grands yeux suite au récit de Lïna. Il leur demanda :
- Pouvez-vous me donner le nom de notre monde ? Je saurais ainsi si vous avez correctement appris votre leçon de géographie.
De nombreuses petites mains se levèrent. Harjer était fier de ses élèves, qui participaient activement en classe. Il interrogea un petit garçon de sept ans, tout en lui souriant :
- Je t’écoute, Molnër.
Le petit sursauta, visiblement surpris. Et pour cause : c’était le seul à ne pas avoir levé la main et Harjer savait pertinemment pourquoi. Ce petit était un prodige, capable de mémoriser des centaines d’informations mais il était tellement timide qu’il préférait se renfermer sur lui-même. Harjer l’avait observé, il n’avait pas beaucoup d’amis, et personne ne venait le voir à l’exception de Lïna, qui parlait sans cesse à tout le monde.
Voyant que le garçon ne répondait pas, le sage lui fit un petit signe de tête pour l’inciter à parler. Le petit répondit donc avec une voix fluette :
- Nous vivons dans le monde d’Erdelia.
- C’est cela, bravo Molnër.
Le petit garçon sourit. Avec son teint pâle comme s’il était sans cesse malade et ses cheveux blonds très fins, on aurait pu le prendre pour un personnage tout droit sorti d’une histoire pour enfants. Mais non, il était bel et bien là, avec son regard bleu fuyant et ses mains tremblantes. Harjer ne put s’empêcher de lui sourire une nouvelle fois, il devait reconnaitre que ce petit était plutôt mignon.
Il s’adressa ensuite à toute l’assemblée :
- Bien, votre cours de contes et de mythes d’Erdelia est terminé. N’hésitez pas à venir me voir si vous n’avez pas compris quelque chose. Je vous explique la morale de mon histoire demain, très bonne journée à tous.
Les jeunes enfants sortirent de la pièce avec quelques bousculades et le sage soupira tout en murmurant :
- Ah, les enfants veulent toujours passer en premier… Ils apprendront avec l’âge.
- Pas tous ! le coupa une petite voix qu’il connaissait bien.
- Lïna, tu n’es pas sortie avec les autres ?
La petite enfant fit la moue.
- Ben non, je ne veux pas sortir, je veux rester avec vous vieux sage ! Dites m’en plus sur les peuples d’Erdelia. Je ne connais que le nôtre, les Conteurs.
Harjer se doutait bien du motif de la petite. De tous ses élèves, c’était la plus curieuse. Il passa une main dans sa fine barbe argentée, assortie à ses longs cheveux. Son visage ridé se crispa et ses longues mains moites et raidies par l’âge prirent Lïna pour l’installer sur ses genoux, comme au début de son cours.
Il entama ses explications :
- Comme tu le sais, nous, les Conteurs, naissons avec une plume à nos côtés, nous sommes les poètes de notre monde, Erdelia. Nous écrivons et racontons. Mais il existe deux autres peuples. Les Mercenaires, qui sont d’habiles combattants, nés avec une épée et apprenant l’art du combat. Enfin viennent les Normaux, des gens sans coutumes particulières, mais pouvant maitriser un élément légendaire : l’eau, la terre, le feu ou l’air.
Lïna avait les yeux écarquillés, elle lâcha d’une petite voix :
- J’ignorais qu’il existait tous ces peuples au sein de notre monde ! Merci beaucoup vieux sage.
Elle sauta des genoux d’Harjer et coinça sa plume entre son crâne et son oreille, comme elle le faisait souvent. Elle s’apprêta à sortir de la pièce quand le vieil homme l’interpella :
- Et arrête avec ce surnom, Lïna, il ne me rajeunit pas !
- D’accord grand-père ! répondit malicieusement la petite voix de sa voix mélodieuse tout en lui adressant un clin d’œil.
Harjer soupira. Il se retrouvait seul dans sa salle de classe. Celle où il avait vu des enfants grandir, apprendre et sourire. Mais aujourd’hui, il ne trouvait plus de goût à la vie. Oui, elle lui semblait monotone. Malgré sa petite fille lui remontant le moral et la volonté de ses élèves, il se sentait las de toutes ces années passées à expliquer et écrire. Il n’avait plus la force d’écrire, de conter, comme il le faisait si bien autrefois. Non, c’était fini.
Il repensa ensuite à l’événement qui avait tout fait basculer : la mort d’Erminah. Sa femme, sa moitié, sa raison d’être. Comment l’annoncer aux enfants ? Comment le dire à Lïna ? Il n’avait plus envie d’écrire, plus envie de griffonner un parchemin de sa plume noire rayé d’argenté. Non, ce goût était parti, peut-être même mort, enfoui sous terre à jamais.
Sa main cogna contre son bureau en bois, retentissant dans toute la pièce. Il ne put retenir ses larmes. Oui, des larmes de tristesse, de chagrin mais également de frustration ne rien pouvoir faire pour retrouver celle qu’il aimait.
Il sortit ensuite de la salle, après avoir essuyé ses larmes amères. Il se dirigea vers le petit escalier menant à l’étage du bâtiment, là où il résidait. Il grimpa les marches lentement, non pas à cause de son vieil âge mais en raison de son chagrin qui l’éreintait. Pourquoi s’était-il ravivé à ce moment précis ? Ce moment où il devait instruite sa petite fille bien aimée ainsi que d’autres enfants qui ne demandaient que l’éducation des Conteurs. Comment pouvait-il abandonner ?
Arrivé sur le pallier, il ouvrit la porte de sa maison et découvrit avec étonnement qu’elle n’était pas verrouillée. Il entra d’un pas raide et s’apprêta à s’assoir dans son grand fauteuil en cuir noir quand il s’aperçut que quelqu’un y était lové : Lïna !
Surpris, il demanda à sa petite fille :
- Que fais-tu chez moi et comment es-tu entrée ? Ta mère doit s’inquiéter !
Lïna se redressa et lui sourit. Puis elle prit la parole :
- Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, vieux sage.
Elle insista sur ses derniers mots avec un sourire plaisantin. Elle reprit ensuite d’un ton plus sérieux :
- Je suis plus utile ici, et c’est plus important à mes yeux. Je vous ai observé ces derniers jours. Votre regard est terne et gris, même si vous voulez faire croire aux autres élèves et à moi qu’il n’y a rien. Je sais bien que vous repensez à elle.
Elle marqua une pause et désigna un cadre dans lequel était affichée une photographie de la défunte épouse d’Harjer puis elle continua :
- Il ne faut pas gâcher votre vie à cause du décès de grand-mère. Elle n’aurait pas voulu cela ! En tant que grand sage, vous êtes l’inspiration même de notre peuple. Sa créativité, son imagination, son éducation… Nous tirons tout cela de vous, c’est grâce à vous si je me débrouille bien à l’école, grâce à vos enseignements ! Vous êtes l’avenir de notre peuple ! Comprenez-vous cela ?
Harjer était ému par la maturité des paroles de sa petite fille. Il était si fier d’elle ! Voyant le regard insistant qu’elle lui lançait, il regarda la photographie de sa bien-aimée puis plongea son regard dans celui de l’enfant. Il repensa à ses paroles : « vous êtes l’avenir de notre peuple ! ».
Il sourit. Lïna avait raison. Il ne pouvait pas abandonner son peuple, ce n’est pas ce que son épouse aurait voulu, comme l’avait souligné Lïna. Non, il n’abandonnerait pas les enfants qui ne demandaient qu’à apprendre, il ne laisserait pas tomber sa petite fille qui le soutenait toujours. Non, il n’abandonnerait pas !
Son regard n’était plus éteint et triste à présent. Non, il respirait la détermination. Lïna lui sourit et lui proposa :
- Et si nous écrivions cela.
- Avec plaisir, ma chère enfant.
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Conteuse Lïna
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