Le Café

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"La terre est un centre de condamnés dont on ne peut s'échapper, et où chacun évite de soutenir le regard des autres au risque de voir s'y refléter sa propre pénitence.

Une salle d'attente vers la Mort. Un couloir aux mille branches où chaque pan de labyrinthe ne débouchera que vers le couperet du boucher.

Luttez tant que vous le pouvez. Armez-vous, résistez, courez, explorez. Après tout, pourquoi ne pas occuper votre temps plutôt que de rester assis sur une chaise en tapotant votre genou le temps que la Mort vienne vous cueillir, le jour où le décompte de votre cœur arrivera à son terme ?

C'est inéluctable, mais il subsiste toujours un peu de beauté dans cette rébellion viscérale qui se tord tel un ver furieux dans le creux de votre corps.

Vous n'y échapperez pas, vous le savez. Je ne vous apprends rien. Pourtant, à chaque fois que vous le lisez, que vous l'entendez, que vous le comprenez... c'est un peu comme si c'était la première fois, non ? Laissez l'horreur de la Mort vous toucher même dans la vie et alors, vous vivrez pleinement. Réalisez votre anéantissement, prenez-en la mesure. Vous l'oublierez, mais vous recommencerez autant de fois qu'il le faut.

Ce songe vertigineux est déjà gravé en vous. Ne vous en détournez pas."

Hugo tente de décrocher son regard de celui dans son interolucteur, de sortir de l'abîme qui est en train de le dévorer tout entier, la Fosse des Mariannes de son esprit pour lequel il se trouve avoir pris un aller simple en croisant cet inconnu captivant, assis en face de lui, de l'autre côté de la table du café.

La voix en lui marque une pause, mais elle est loin d'en avoir fini avec lui.

"Remarquez comme ce songe mortel vous prend de plein fouet le temps d'une seconde, où vous devenez fou dans l'espace qu'il vous faut pour réaliser ce que signifie votre propre fin, sa réalité pure qui s'immisce dans votre cerveau envers et contre tout.

Et puis vous oubliez. La sensation d'urgence s'émousse. La pensée de la Mort s'évade, elle est insaisissable.

Ne cherchez pas, c'est un stratégème de la Mort elle-même. Elle aime s'amuser de vous. Divertissez-la, et elle prendra peut-être le temps de discuter cinq minutes avec vous sur le seuil de votre fin. De répondre à vos questions les plus profondes, à votre lutte dans la vie, et à tous vos espoirs, avant de vous trancher la gorge d'un coup sec. C'est un cadeau rare. Ce serait déjà un petit exploit."

Hugo sent des pas gratter les parois de son crâne, comme si la voix, rattachée à un autre corps, déambulait et testait les murs porteurs qui retiennent ses pensées dans des lieux sains et contrôlés. Des murs faiblissants.

"Elle ne pourrait pas vous prendre si la Mort n'était pas gravée en vous à la naissance ; c'est une partie du code de la vie, votre fin programmée. Elle fait partie du début et sans elle la vie ne constitue pas un programme fonctionnel. Tenter de la combattre vous tuerait. La faire disparaître technologiquement ferait dérailler tout le reste du programme jusqu'à vous ne soyez plus qu'une poussière plus torturée encore que vous ne l'avez été dans la vie. Retarder l'échéance, croire que vous pouvez la contourner... Haha, c'est que vous n'en saisissez pas le sens."

Comment ce connard peut-il rigoler ?! On sait tous ce qu'est notre putain de Mort. Le calvaire d'y penser entraîne Hugo toujours plus loin dans le tourbillon. L'inconnu en face de lui ne bouge pas d'un iota, comme immobilisé par l'intensité de ce moment. Est-ce que lui aussi entend cette voix ?

"Tuer la Mort n'apporte que plus de Mort, vous ne l'aurez pas à ce jeu. La rendre prisonnière n'est pas quelque chose que vous souhaitez non plus. Peu y sont parvenus, mais je peux vous les faire rencontrer, et je vous assure que vous chercherez à éviter leur sort plus encore que celui qui vous est réservé. Mais comprendre la Mort, l'appréhender, la chatouiller dans la machine du cerveau, laisser votre cœur s'emballer, dompter cette urgence sans la fuir... voilà qui demande un véritable courage. C'est une pensée intrigante. Peut-être aussi intrigante que la Mort elle-même."

Les pas de l'être à l'intérieur s'arrêtent.

"J'ai le sentiment que vous, Maître Hugo, vous serez divertissant."

Cruel jeu que celui de voir en face le ridicule de son existence tout entier. Les yeux de l'inconnu, et les yeux d'Hugo eux-mêmes disparaissent sous les mots. Les couleurs se brouillent, le flot de ce dont ils parlent encore lui échappe totalement. Ils parlent pourtant, mais personne autour d'eux n'entend, eux-mêmes n'entendent pas le son de leur propre voix. Ils ne voient même plus la pièce chaleureuse du café : ils sont là mais tellement plus ailleurs qu'ici.

"Au fond de la fosse de vos pensées, là où la Mort a fait son nid. Qui sait ce que vous pourriez y trouver ? Des pas de danse ? De la musique ? Une éducation de votre mortalité ? La naissance de la Mort ?

Comment remonter ?

Imaginez un peu. Rêvez à ce que vous trouverez. Il suffirait de cesser de fuir, puisque la réponse est en chacun de nous. La Mort n'est pas un phénomène extérieur. Elle existe en chacun. Elle s'active autant que les autres rouages, sous l'action du soleil et des étoiles, sous le souffle du cœur et dans le flot du sang qui jaillit sous la peau.

Vivez-la.

Vivez votre Mort."

Court silence.

"Je ne sais ce que cela signifie.

Pourtant, je ressens toute la vérité qui se cache dans ces mots."

Les pas de l'être à l'intérieur reprennent.

"Cela arrive parfois, n'est-ce pas ? Savoir que quelque chose est vrai sans arriver à intégrer son sens à nos pensées lucides. Et souvent, trop de vérité fait faire un pas de côté et reculer.

Je vous ai souvent vu reculer. Aujourd'hui encore, vous reculez.

Alors, apprenez que cette sensation de crainte qui vous domine lorsque la vérité arrive est presque systématiquement le symbole de la grandeur de ce qui pourrait vous être révélé si vous arriviez de l'autre côté du mur.

Le plus insurmontable des murs, la plus forte des vérités.

N'est-ce pas cela ?

La Mort ?"

Hugo se prend la tête entre les mains, il hurle à s'en déchirer les cordes vocales. Son cri lézarde les murs de douleur. Dans sa tête, une paroi se fissure, sa santé mentale s'écoule par la brèche. Faites que ça s'arrête. Sortez cette voix de là. Qu'elle aille se faire foutre ! Déverser toute sa merde ailleurs, loin de lui !

Pourtant, dans le café, son corps bouge, son cri n'est que silence, et l'inconnu sourit. Il sait peut-être ce qu'il a causé en Hugo, le début d'un périple interne dont on ne revient jamais.

"Vous m'avez trouvé Maître Hugo, moi l'ombre du programme, la partie de vous qui est vraiment vous et que vous faites taire depuis si longtemps. Vous avez traduit le chemin pour moi, et je nous explore doucement, avec une précision et une douceur formée par des dizaines d'années d'attente de ce jour.

Certains n'y arrivent jamais, vous savez.

Ils ont des épisodes, mais il ne peuvent pas accumuler assez d'énergie pour me laisser passer."

Rien en Hugo ne le fait se sentir chanceux d'un tel résultat.

"Votre vrai vous, celui que vous ignorez, qui forme des rébus dans votre vie depuis longtemps : il est ici. Imaginez toute l'énergie que vous allez gagner à ne plus lutter, à ne plus chercher à vous comprendre. Cette énergie-là doit nourrir votre curiosité.

Votre vrai vous est ici. Dans les pierres de ces lieux, dans ma voix et dans le vide qui nous entoure. C'est lui qui vous tient compagnie, et vous allez devoir aller à sa rencontre si vous espérez la moitié de ce que je crois que vous espérez de cette vie.

Ne dites pas non à tout cela. Si vous m'entendez, c'est parce que vous le voulez, tout ceci, ce n'est que vous."

La voix semble s'exciter, comme tendrement galvanisée par les perspectives qui s'étendent devant elle. De l'autre côté, bien tangible, l'angoisse tenaille Hugo, à la fois pince coupante et étau autour de son ventre.

"Tant de vérité à déchiffrer, ensemble. Chacun, nous détenons une partie de la clé, et si nous pouvions trouver la serrure, alors... Qui sait ?

N'est-ce pas excitant ?!

Nous allons repousser les limites de notre humanité, ensemble."

Le corps d'Hugo se met à réagir tout seul. Il se lève, il a besoin d'air. Il n'a plus les contrôles mais il doit sortir d'ici. Laisser cet inconnu derrière lui, loin, si loin que même son souvenir ne l'atteindra plus.

"Et je suis sûr qu'à vous seul Maître Hugo, vous serez capable de divertir la Mort et danser à ses pieds plus de mesures qu'il n'en reste dans la valse de votre existence."

Il écarte la chaise d'un geste précipité, oublie son sac derrière lui. Les pas s'enchaînent entre les tables trop serrées du café.

"La construction du palais. Les couloirs de pensée, les escaliers de songes, les ténèbres de nos peurs, les lueurs dansantes de l'espoir. Des images qui nous parlent, qui évoquent en nous quelque chose de sincère, parce qu'elles existent, aussi réellement que vous et moi existons.

Nous ne les créons pas avec des mots ; nous les invoquons à cheval sur la réalité de nos autres sens. Nous augmentons notre perception d'elles.

La clé de voûte, les tapis, les ogives, de quoi sont-elles faites ? Quelle est la matière de votre âme ? Est-elle aussi solide que vous le croyez, aussi friable que vous le craignez et aussi malléable qu'un château de sable qui s'affale dans les vagues ?

En êtes-vous simplement le visiteur ? L'architecte ? Ou même le maçon ?

Ne vous hâtez pas comme ça. Vous n'allez pas trouver de réponse en vous immédiatement : je le sais puisque je suis vous. À vrai dire, vous n'en savez rien.

Mais ne serait-il pas seulement temps de vous poser la question, maître Hugo ?

De lever les yeux vers cette voûte, de lire les dalles gravées et de déchiffrer les chapiteaux des colonnes de cette matière qui vous compose ?"

Hugo pousse la porte du café comme on enfonce une porte avec un bélier, pesant tout son être, extérieur et intérieur, contre le battant. Le bruit des voitures est étouffé, l'air qui souffle sur son visage est encore trop chaud. Il se reprend la tête entre les mains, se frotte les yeux pour leur faire voir la réalité qu'il aimait tant quelques minutes plus tôt.

"Prenez un instant pour vous contempler quand vous aurez fini de vous prendre la tête entre les mains et réfléchissez plutôt à ceci. Il vous faudra dompter la peur de vous-même si c'est cette personne que vous souhaitez rencontrer. Cette personne, vous la connaissez sans la connaître et, déjà, elle vous terrifie. Ce n'est qu'un soupçon de votre part envers un presque-inconnu, mais aurez-vous l'audace de voir si vos soupçons se confirment ou s'évanouissent face à la réalité ?

Je crois que oui. Pas aujourd'hui, mais bientôt. "

Note : Je suis sujette à des crises de panique depuis mon enfance, liées au songe de ma propre mort, et plus le temps passe, plus je contrôle et j'anticipe la montée de panique. Il s'avère qu'au milieu de la peur absolue que cela fait subir à mon corps, il existe un îlot de lucidité en moi, un état de conscience quasiment limpide et d'une détente proportionnelle à la peur qui me domine. Et, quand j'arrive à tourner autour plutôt que de sombrer dans la crise immédiatement, je parviens également à avoir des discussions si profondes et si différentes de celles que j'aurais normalement que j'ai appris à aimer surfer sur ce sentiment malgré le danger de la crise. C'est presque grisant.

Pour la première fois, le 30 décembre dernier, après 16 ans de crises, j'ai eu le courage d'écrire pendant un début de crise, en voguant autour de cet îlot. Vous avez lu le texte qui en est sorti. Il n'est pas très clair, mais il me paraît déjà plein de sens. Et peut-être qu'il vaut le coup d'être exploré, pour la serrure, le château de sable dans les vagues et les chapiteaux des colonnes. Pour Maître Hugo.

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