Orage
Eau-rage, eau des espoirs, ce vacarme souverain que tu répands sur le Ciel nous laisse entre chien et loup, et je ne sais plus si je suis celui que je suis. Dans la tempête je me vois, comme de haut, comme de loin, pantin jeté dans un maelstrom insondable, porté par l'élan que m'inspirent les Muses. Au loin les Royaumes oubliés et les empires à venir, au loin la Poésie, et moi, petit bout glébeux de sang et de poils hérissés, et moi ici, à ramper sur un trottoir inondé. Tout autour de moi, la rage de Zeus a envoyé ses bataillons de parachutistes, eau et grêle, se déchaîner en nuées terrestres, et l'on ne distingue plus les façades et les silhouettes, on ne devine plus qu'avec peine des formes indescriptibles, jetées comme moi dans ce monde, jetées dans leur propre monde, souvent un peu trop loin de moi. Peut-être est-ce l'héritier de Saint-Pétersbourg que j'ai à mes côtés, ou peut-être un anonyme, c'est de toute façon un anonyme. Et moi-même, je suis un anonyme.
Je ne sais plus bien d'où je viens, et ma mémoire semble parfois me porter vers l'avenir, et mes projets vers le passé. Serrées contre moi, des liasses de papier affrontent l'humidité ; j'ai beau les réfugier sous mon manteau, des flocons filandreux viennent s'y agglutiner malgré moi, comme l'Oubli sur mes souvenirs. Je suis un funambule entre le haut et le bas, qui tâche d'avancer sans savoir pourquoi, au coeur d'une foule invisible comme un peuple d'anges, au creux des passages sinueux d'une rue à l'autre, sur cette immensité que les Muses surplombent.
Mes cheveux gelés rivalisent avec ma moustache qui exhibe sa ridicule blancheur, que nul après tout ne peut voir. Mes yeux plissés jettent tout l'éclat de leur regard qu'ils peuvent au travers de ce maigre interstice que me laisse cette opacité chatouillante. Ma bouche enfin filtre avec peine l'air à travers la neige, cependant que mon nez est comme une autoroute un jour de vacances. Mes muscles sont endoloris, ma poitrine se serre, mon corps entier est tout contracté. Mes jambes fléchissent et bientôt mon pied heurte un caillou insolite, et je m'effondre sur le sol mouillé et gelé, ma tête dans le caniveau, sauvant mes feuillets dans un ultime réflexe. Allongé, je contemple le ciel, et le nuage qui s'y élève depuis mes lèvres gercées. Frissonnant, je murmure des mots que seules les Muses entendent, et j'ouvre et ferme mes yeux en rythme. Resterai-je là une éternité ? vais-je rencontrer Dieu, enfin ? Autour de moi, je devine qu'on continue à marcher rituellement ; les hommes du peuple sédentaire n'ont certes pas fini d'errer...
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